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UNIVERSITY OF ILLINOIS LIBRARY AT URBANA-CHAMPAIGN
AUG2SÎ!
OCT 9 jfl
t ÎS73
SEP 2 2 1817
L161 — O-1096
ŒUVRES COMPLETES
DE
JOSEPH DE MAISTRE
PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS
Lt*b. — Imprimerie Vitt» & Perbdbsel, ruo Sala, 58.
OEUVRES COMPLÈTES
DE
J. DE MAISTRE
NOUVELLE ÉDITION
Contenant ses Œuvres posthumes et toute sa Correspondance inédite
TOME ONZIÈME
CORRESPONDANCE
ni
1808 — 1810
LYON
LIBRAIRIE GÉNÉRALE CATHOLIQUE et CLASSIQUE
VITTE et PERRUSSEL, ÉDITEURS - IMPRIMEURS
3 et 5, Place Bellecour
• 1885
•
LETTRES
D E
J. DE MAISTRE
246
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 4 (16) janvier 1808.
Monsieur le Chevalier,
Quoique vous m'eussiez averti depuis longtemps que
vous attendiez un envoyé anglais à Cagliari, j'ai vu
cependant dans les papiers publics, avec un plaisir égal
à celui de la surprise, le nom de l'honorable M. Hill et
celui de M. Smith, son secrétaire de légation. Cette dé-
marche est bien digne de S. M. Britannique. Quoiqu Elle
se trouve seule en scène dans ce moment, je ne désespère
pas que sa protection généreuse ne puisse encore obtenir
à S. M. une situation décente, en attendant d'autres
T. xi. I
2 LETTRE
événements dont la date seule me paraît douteuse. Il
n'y a rien de si sage que les mesures vigoureuses prises
par cette puissance : c'est ainsi qu'elle est ce qu'elle est,
et qu'elle peut beaucoup. Lorsqu'il s'agit d'agir terres-
trement sur le continent et de s'amalgamer avec les
autres puissances, elle n'est plus la même. Voilà donc
le monde partage en terre et en eau et n'ayant plus que
deux propriétaires. Jamais on n'a vu un tel état de
choses. Il y a cependant entre ces deux pouvoirs une
immense différence : c'est que le premier est invulnérable
à la force du second , mais le réciproque n'est pas vrai,
et c'est a quoi il faut faire grande attention. Je crois
avoir eu l'honneur de vous le dire et rien n'est plus vrai,
toutes les puissances maritimes ont péri parterre, depuis
la bataille de Zama jusqu'à celle d'Agnadcl. L'Angle-
terre peut être attaquée ebez elle ou dans l'Inde. Une
Invasion ebez elle parait chimérique à la raison méditant
sur bs bases ordinaires; cependant je ne serais pas
parfaitement tranquille sur ce point, vu que, dans les
temps de Révolution, rien n'arrive que ce qui ne doit
pas arriver j de manière qu'à chaque instant le bon sens
se trouve déroule. Du coté de l'Inde, le péril est beaucoup
plus certain et mérite toute l'attention de l'Angleterre.
Le perfectionnement de la navigation, le mélange des
nations, la connaissance des langues, l'audace d'une
ambition sans frein et l'habitude des entreprises exagé-
rées ont appris à mépriser les distances. La Russie
touche à la Perse et la Perse au Mogol : il ne faut s'en-
dormir sur rien.
M faut se rappeler même qu'on attache toujours
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 3
un agneau sur le piège qui attend le loup. M. le Comte
de Front, qui lira ceci, verra ce qu'il en faut penser. Je
suis au reste fort éloigné de croire que rien de ce qui
peut passer dans la tête d'un individu puisse échappera
l'œil d'un gouvernement éclairé, qui en sait toujours
plus qu'un particulier: cependant mon avis est qu'il faut
toujours dire, sauf aux intéressés à faire de chaque
notion l'usage convenable.
Je contemple beaucoup ici l'ambassade française qui
n'a rien de merveilleux. Le spectacle qui m'a frappé, de-
puis le commencement de la Révolution, c'est la médio-
crité des personnes par qui de si grandes choses
s'exécutent. Dès que ces fameux personnages sont isolés
et qu'on les voit un à un séparés de la grande machine,
je vous assure que personne n'est humilié. Dans ce mo-
ment, il y a un homme véritablement extraordinaire qui
mène tout; mais, s'il disparaissait, vous verriez crouler
l'édifice en un clin d'œil. Je m'amuse beaucoup à consi-
dérer Caulaincourt. Il est bien né et il s'en targue, il
représente un homme qui fait trembler le monde, il a
six ou sept cents mille francs de rente. Il est le premier
partout, etc. Je vous assure cependant qu'il a l'air fort
commun sous sa broderie, qu'il est raide en compagnie
comme s'il avait des fils d'archal dans les jointures, et,
qu'au jugement de tout le monde, il a l'air de Ninette à
la Cour. Ce phénomène, de la puissance balbutiant de-
vant la véritable dignité, m'a frappé mille et mille fois
depuis l'ouverture de la grande tragédie/
Le Général Savary est parti le 28 décembre (n. s.); je
ne crois pas du tout qu'avant son arrivée, il soit pris
4 LETTKE
aucune détermination à mon égard : je suis au demeurant
à peu près indifférent sur le succès. Si je pars, je serai
très content de pouvoir entreprendre quelque chose
pour les intérêts du Roi ; si je reste, je serai très content
d'échapper aux dangers de cette entreprise.
S. M. 1. avait nommé M. Bibikof, ci-devant Ministre
en Bavière, et M. le Comte de Boutourlin, Ministre dé-
signe auprès de Sa Sainteté avant la brouillerie, pour
le représenter, savoir : le premier auprès de S. M. le
Roi de Naples, et le second auprès de S. M. le Roi de
Hollande. Mais l'Empereur voyant que le premier de
ces Souverains lui envoyait le Duc de Mondragone et le
second l'Amiral , il a jugé convenable à sa dignité
et à l'amitié qui l'unit à S. M, l'Empereur des Français,
Roi d'Italie, d'envoyer de son côté des hommes plus
qualifiés. En conséquence le Prince Serge Dolgorouki
partira pour Naples, et le Prince Repnin de Moscou
pour Utrecht.
Rien de nouveau sur la Suède. Beaucoup de mauvais
plaisants disent qu'on attend les ordres de la France.
Cette guerre, entreprise sans sujet contre ce Roi gentil-
homme, serait extrêmement anti-nationale et probable-
ment réussirait mal. Qui sait cependant si la parade
immense qui aura lieu après-demain, n'a pas quelque
rapport à cette guerre. Après-demain donc, jour de
l'Epiphanie et de la bénédiction des eaux, il y aura à
Saint-Pétersbourg plus de 40,000 hommes sous les
armes. S. M. I. a pris la peine d'écrire elle-même, sur
six pages, le détail de toutes les manœuvres, et aujour-
d'hui même Elle a parcouru les rues avec son auguste
A M. LE CHEVALIER DE B0SS1.
frère, pour fixer le poste de chaque corps. La ville est
divisée en quartiers, chaque quartier est sous l'inspec-
tion d'un Général, afin que tout se passe dans l'ordre
convenable. Tous les uniformes sont neufs, les bro-
deries, les casques et les panaches sont de la plus grande
beauté. Ordinairement, c'était le thermomètre qui déci-
dait de cette cérémonie. Mais cette fois S. M. a déclaré
qu'on n'aurait nul égard à l'intensité du froid. L'hiver
étant enfin arrivé, après un retard presque miraculeux,
nous avons aujourd'hui dix degrés. Qui sait s'il n'y en
aura pas 12 à \ 5 après-demain ? Les parents qui verront
leurs enfants sous les armes, à travers les vitres, désire-
ront beaucoup la fin de la cérémonie. Vous noterez,
Monsieur le Chevalier, que nul militaire ne peut porter
de pelisse ni même de manteau dans ces occasions. Les
Ministres, également sans pelisse, font leur cour aux
Impératrices sur un grand balcon qui a vue sur la Néva.
Les Princesses, comme vous savez, sont enveloppées
artistement. Le Corps diplomatique n'est point gêné :
celui qui trouve qu'il en a assez rentre dans la salle pour
se frotter à un poêle et prendre du café. Je suis, pour
mon compte, entièrement façonné à ce climat. Pour
revenir au sujet principal, je crains que ce nombreux
- rassemblement ne finisse par une guerre que tout le
monde déteste. — On ne sait rien de certain sur l'Au-
triche. Les Anglais ont été écartés de Vienne, mais cette
première condescendance n'est point précisément une
déclaration de guerre. Le Cabinet de Vienne a même eu
l'art de décliner habilement la première insinuation, ou,
si vous voulez, le premier ordre de la France ; mais
6 LETTHE
jusqu'à présent nous n'avons pas vu que les complai-
sances politiques aient un terme.
Tout le monde dit ici, comme je viens de l'écrire,
qu'il y aura après-demain au moins 40,000 hommes
sous les armes : c'est un article de foi. Cependant quel-
ques incrédules, qui prétendent même avoir le secret des
prêtres, soutiennent qu'il n'y en aura réellement que
24)000. Je suis tout prêt à le croire ; car sur le nombre
des troupes, sur celui des morls dans les batailles et sur
la population des villes et pays, je ne sais pas si on a dit
une fois la vérité depuis la création du monde.
M. le Comte de Front vous aura sans doute informé
de la manière noble et délicate avec laquelle le Ministre
de Russie a été traité à Londres. C'est une bonne leçon
a ce Cabinet qui a congédié brusquement et sans au-
dience Milord Gower. 11 est vrai qu'il avait fort déplu
ici, mais la politique doit toujours agir sans affection et
sans autre règle que la raison et la grandeur. Au reste,
Monsieur le Chevalier, je vous l'ai dit souvent et rien
n'est plus vrai : les Anglais ne savent pas négocier, le
caractère national exclut même ce talent. Il a quelque
chose d'exclusif de raide et de hautain qui gâte les af-
falres. Tout traité d'alliance avec eux ne doit avoir que
deux articles: -Ier Les Anglais feront par mer autant de
mal a l'ennemi qu'il sera possible ; 2e Ils nous paieront
tant de millions, avec lesquels nous lui ferons par terre
autant de mal que nous pourrons. Tout le reste est en
l'ail cl finira mal.
Les nations sont comme les individus, c'est un mé-
lange de bien et de mal, et l'anglaise a d'assez beaux
A M. LE CHEVALIER D fi KOSSI. 7
côtés pour que les autres puissent dire avec quelque
mouvement de jalousie: Non fccit laliter omni naiioni.
Au surplus on n'a exercé aucune violence ni même
aucune rigueur contre les Anglais qui sont ici, ni sur
leurs propriétés. L'ancien Ambassadeur, Milord Douglas
qui est à Moscou et qui s'y trouve à merveille, a écrit,
dit-on, à S. M. I. pour obtenir la permission de de-
meurer où il est. On l'a excessivement turlupiné dans
les papiers anglais sur quelques ridicules extérieurs
qu'il s'était donnés ici et que nous n'avons pas vus.
Son véritable tort est qu'il parle trop bien français et
italien, qu'il s'est habitué à notre soleil, à nos dames et
à nos mœurs, et qu'il pourrait fort bien ne tenir à Y An-
gleterre que par son nom. Il est devenu fort amoureux
de la belle et riche Comtesse Potocka, célèbre par ses
amants et par ses maris, dont le dernier l'a laissée veuve.
Esclave grecque par sa naissance, la beauté l'a menée à
tout. Nul homme, dit-on, n'a pu conserver le bon sens
devant elle. Je l'ai connue âgée de cinquante ans: je ne
répondrais pas d'une tête de vingt en sa présence. Dou-
glas veut l'épouser, mais elle ne veut pas parce qu'une
sorcière lui a prédit qu'elle mourrait Impératrice. — Que
de bon sens de part et d'autre ! Mais je ne puis recom-
mencer une autre feuille. Pardon.
8
LETTRE
247
A u Mê m e .
Saint-Pétersbourg, 10 janvier 1808.
Ce serait une chose plaisante, M. le Chevalier, si vous
aviez commence quelque négociation au moment où j'ai
fait cette démarche auprès de la France. Ma foi, tant pis
pour vous ! Pourquoi ne me tenez vous pas au fait de ce
qui se passe ? Au reste, je ne vois pas qu'il puisse ar-
river le moindre inconvénient de tout ceci. L'Empereur
de France rira tout au plus de vous et de moi : ce n'est
pas un grand mal. Je penche toujours à croire qu'on a
fait une équivoque sur la personne. Ce que je vous de-
mande en grâce, c'est de vouloir bien vous rappeler ce
que je me souviens d'avoir eu l'honneur de vous mander
une fois. Je vous ai prié, et je vous prie de nouveau très
instamment de faire en sorte qu'on ne dispose pas de
moi sans m'avertir ; ce serait me rendre désobéissant,
sans qu'il \ eût de ma faute, et me perdre sans raison,
.le consentais volontiers à m'absenter pour quelque temps
si j'avais pu ainsi me rendre utile au Roi; mais que
j'aille planter ailleurs mon tabernacle, c'est ce qui n'est
pas possible. Vous m'avez coupé en deux : je ne puis
laisser ici une moitié de moi-môme et conduire l'autre
ailleurs. Il faudrait pour cela des préliminaires qui sont
orl éloignés des idées de S. M.; d'ailleurs j'ai bâti ici
A M. LE CHEVAL] EK DE ROSSI. 9
une maison telle quelle, malgré voti>canon qui n'a cessé
de tirer sur moi avec toute la poudre et tous les boulets
qui vous restaient. A mon âge, voulez-vous que j'aille
bâtir ailleurs avec les mêmes dangers? ISon, en vérité,
il y a trop à perdre. Je ne crois pas inutile de prendre
ces précautions avec vous ; car, telle est la bizarrerie des
événements à cette époque, qu'on pourrait fort bien me
croire utile ailleurs, au moment où j'y songerais le
moins; et vous êtes trop équitable pour ne pcs sentir
que je ne suis plus en état de prendre mon parti sur
deux pieds. Laissez-moi donc ici tant que je vous serai
utile, renvoyez-moi quand je vous ennuierai, même
sans m'avertir (de la même manière que mon grade me
fut ôté il y a trois ou quatre ans). Je ne puis plus éprou-
ver ni chagrin ni plaisir. Une autre raison me chassera
du service du Roi, même malgré vous et malgré moi,
c'est la dépense. Tout est hors de prix. J'avais promis
de tenir compte sans retard de la somme payée à ma
femme : je n'aime pas parler en L'air ni demander de
l'argent; jamais je n'en ai demandé, excepté pour ache-
ter du pain et de la bière en arrivant ; mon fils me
dévore, malgré sa sagesse qui fait spectacle ici. J'espère
que vous ne me direz pas : Pourquoi Vavez-vous mis là.
On m'a donné ici pour certain que S. M. la Reine
était enceinte. Ensuite j'ai appris de Milan que la chose
était douteuse. Si la chose était vraie, ou si la Princesse
nouvellement arrivée devenait enceinte (ce qui revient
au même pour la succession), souvenez-vous de cette
vérité , que le Prince qui naîtra en Sardaigne, qui sera
élevé en Sardaigne et qui aura une nourrice sarde, ne
10 LETTRE
régnera jamais. La première chose dont un observateur
philosophe s'aperçoit en Sardaigne, c'est que la Souve-
raineté n'appartient point à ce peuple: voilà pourquoi
11 n'y a jamais eu de Roi sarde, quoique toutes les
autres îles, depuis la Sicile jusqu'à Ithaque, aient eu
leurs Souverains indigènes.
Si le ciel nous donnait un Prince, il faudrait nous
garder de l'ancienne éducation piémontaise (fort bonne
in Mo temporc) comme de la mort II faut que l'éducation
soit tout à fait septentrionale, et il faut surtout que
l'enfant royal ait auprès de lui une bonne anglaise qui
lui donne sa langue in succum et sanguinem. D'abord il
n'y a plus que deux langues libres dans le monde, les
autres sont serres, et puis il y a d'autres raisons pour la
langue anglaise : croyez-moi sans autre détail. Tout ceci
ctant fort délicat, je vous l'écris confidentiellement, sauf
a vous, Monsieur le Chevalier, à en faire l'usage que les
circonstances suggéreront. Muriinùm vale.
Y A Mlu Adèle de Maistrr.
Sainl-Pétersbourg, 10 janvier 1808.
Mon cher Cœar, dans une. lettre qui peut-être ne te
sera point encore parvenue lorsque tu recevras celle-ci,
je te disais que je n'avais pas la moindre espérance de
k Mlle ADÈLE DE MAISTBE. H
t'envoyer mon portrait, qui ne se faisait jamais que de-
main. Le même jour j'allai chez Xavier. Tout à coup il
me dit, à propos de toute autre chose : « A propos, il
« faut que je fasse ton portrait ; voyons si j'ai des ivoires.
« — Non, rien ne me contente ; il faut que je le peigne
« sur cette palette qui est forte : je vais la laver. — Fort
« bien , allons vite. — A propos, j'ai pensé qu'il fallait
« le faire graver, j'ai déjà parlé au graveur. Tu as
(c beaucoup d'amis : cette gravure est nécessaire. » — Et
voilà, ma chère, comment tu auras dans peu de temps
ma chienne de figure. Tu auras peine à me reconnaître,
tant j'ai vieilli. Je ne suis pas gris comme un âne,
comme disait notre ami Costa, mais blanc comme un
cygne. Cela est plus élégant et plus triste. Que veux-tu,
ma chère Adèle , il faut obéir au temps.
Son vol impétueux me presse et me poursuit.
Je n'occupe qu'un point de la vaste étendue,
Et mon âme éperdue
Sous mes pas chancelants voit ce point qui s'enfuit.
J'aurais cependant bien mauvaise grâce de me plaindre
d'être ainsi poussé par le temps ; ce qui me fâche, c'est
de faire le voyage loin de toi, et de ne pouvoir jaser
avec toi pendant que la barque vole. Ma plume res-
semble un peu (et en cela seul) à celle de Madame de
Sévigné : elle a la bride sur le cou. Elle pouvait bien se
dispenser, par exemple, de griffonner ces lugubres mo-
„ ralités sur le temps; mais qui peut arrêter certaines
plumes ?
1 2 LETTRE
Nos sanlés respectives sont parfaites. Ton frère est
toujours à cheval, et me mange plus d'argent que je ne
voudrais ; mais je ne puis me plaindre, puisqu'il en
mange moins quil ne faudrait. Si l'on te faisait Cheva-
lier-Garde, tune serais pas plus sage. L'on me compli-
mente beaucoup sur son éducation ; mais, comme il est
de toute justice, j'en renvoie tout l'honneur à ta mère,
car je n'ai rien tant en horreur que de posséder le bien
d'autrui. — Si tu ne trouves pas dans cette lettre une
feuille de sa façon, il ne faut pas lui en vouloir, il allait
prendre la plume lorsqu'il a été commandé. Gloire, tu
commandes ; adieu mes amours! Cette gloire pacifique
ne m'ôte pas le sommeil. Je ne me rappelle jamais l'autre
sans terreur.
Je t'avais invitée , par écrit , à un souper où tu
n'es point venue : je t'attendis en bâillant jusqu'à
deux heures du matin. Tu as commis là une grande
indignité,
Et le Caucase affreux, t'engendrant en courroux,
Te fit le cœur plus froid, plus dur que ses cailloux.
Peut-on finir plus amoureusement ? Mille tendresses à
mes trois femmes.
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI.
13
249
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, janvier 1808.
Monsieur le Chevalier,
Vous avez vu dans mes précédents numéros que je ne
croyais par devoir adhérer jusqu'à nouvel ordre à ce
devoir hebdomadaire dont vous me parlez dans votre
numéro 26. En premier lieu, écrire toutes les semaines
par la poste, c'est donner un chiffre (si on ne Ta pas
déjà) : tenez la chose pour sûre. D'ailleurs si je vous écri-
vais chaque semaine, je serais obligé de vous écrire que
la Neva coule à Saint-Pétersbourg. Ensuite lorsque je
trouverais l'occasion d'un courrier, êtes-vous bien sûr
que sans secrétaire ni aide d'aucune espèce, j'aurais la
patience, peut-être même le pouvoir, de reprendre toutes
ces petites lettres et de les refondre péniblement pour en
faire des dépêches telles que celles que je vous adresse?
IN'ayant point de registre, il faudrait prendre les copies à
la presse anglaise qui me les rendrait en chiffres. Il fau-
drait donc traduire : joli travail, comme vous voyez.
Conclusion : il n'y a rien de mieux que de me servir,
comme je fais, de tous les courriers Anglais, Allemands
et Siciliens pour envoyer des dépêches en règle. J'ai
pour moi l'exemple de tous les autres Ministres. Aucun
\A LETTRE
n'écrit par la poste. Je vois par votre dernière lettre que
vous avez été longtemps privé des miennes ; c'est un
accident, un véritable casus maris, inévitable dans notre
position.
Vous avez vu, Monsieur le Chevalier, combien j'ai
été surpris de lire dans une lettre d'Allemagne : // y a
un plénipotentiaire Français à Cagliari. J'en doute en-
core, quoique le ton général de votre dernière lettre
favorise cette supposition. En tous cas j'aurai l'honneur
de vous dire sur ce sujet, comme sur celui du testament
du Cardinal d'York, que pour les choses qui intéressent
essentiellement le Souverain et qui ne peuvent être ca-
chées, il est de toute nécessité d'informer les Ministres
résidents près des Cours principales, et même de leur
donner quelques instructions éventuelles, sans lesquelles
ils sont exposés à répondre et même à agir mal. Vous
ne pensez pas sans doute que le testament du Cardinal
puisse être ignoré : tous les papiers le publieront, tout
le monde en parlera. Alors le Ministre, obligé de ré-
pondre comme ne sachant rien, fait tout au moins une
figure ridicule ; ce qui est, je vous assure, très peu né-
cessaire. Tout ceci sauf meilleur avis.
La plupart des officiers piémontais qui sont ici se
trouvent dans le plus grand embarras, car ils sont me-
nacés de la confiscation s'ils ne rentrent pas dans un
terme de trois mois qui est déjà expiré. Le Chevalier
Gianotti, qui avait profité de la paix pour aller voir sa
famille, s'est trouvé présent à la promulgation de la loi;
mais en brave homme qu'il est, il a dit qu il avait prêté
serment et il est parti ; mais il s'est fait précéder d'une
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 5
lettre qui implorait mes bons offices dans cette circons-
tance. Il serait inutile de vous expliquer tout ce que j'ai
fait, car vous ne connaissez ni les hommes ni les ani-
croches du moment. Le gouvernement ne montre aucune
chaleur pour eux, et même le Ministre des affaires étran-
gères a répondu tranquillement au plus intéressé de tous
(le Baron de Meyran qui vient d'hériter de son frère),
qu'il était bien naturel qu'un Prince cherchât à ramener
ses sujets. Ainsi doit parler la politique qui a beaucoup
de cervelle, mais point de front. De savoir ensuite si
cette phrase doit être prise au pied de la lettre, c'est une
autre question. Le Comte de Roumantzof a le cœur très
bon. L'Empereur aime beaucoup les Piémontais. Il peut
très bien se faire que le jour même où ce discours a
été tenu, on ait agi pour ces officiers.
Messieurs le Comte de Galaté, le Chevalier Manfredi
et le Baron de Meyran ont reçu la croix de Saint-Georges.
Ce dernier n'était désigné d'abord que pour celle de
Saint-Wladimir ; mais la chose dépendait en partie du
Ministre de la Marine, chez qui je suis reçu avec une
bonté qui ressemble à l'amitié ou même à la parenté.
Saint-Wladimir s'est métamorphosé en Saint-Georges.
Je vous ai fait connaître la manière délicate avec la-
quelle il vient de m'obliger grandement dans la personne
de mon frère. Je tâcherai de profiter de ses dispositions
bienfaisantes pour rendre service aux officiers piémon-
tais qui, je l'espère, en seront quittes pour la peur.
Voilà la flotte russe à Lisbonne. Le 6 de ce mois (n. s.)
est arrivé ici un courrier envoyé par l'Amiral Siniavin,
par qui nous avons su le départ du Prince Royal de
I 6 LETTRE
Portugal pour le Brésil. Je suis grandement aise qu'il
ait pris son parti. C'est le seul Prince de l'univers qui
gagne en puissance et en richesses en quittant son trône,
car il trouvera à Rio-Janeiro, l'or, les perles, les diamants
qui font sa richesse ; mais cette richesse sera à lui, ce
qui est un peu différent. Voilà le plus grand événe-
ment qui soit arrivé sur le globe depuis mille ans. Il me
semble qu'il y a plus de deux ans que j'ai eu l'honneur
de l'annoncer directement à S. M., ou à vous peut-être,
Monsieur le Chevalier. Je disais : — Ou la Cour d'Es-
pagne, ou celle de Portugal, ou Vune et Vautre peut-être
se verront obligées de se transporter en Amérique; alors
la Souveraineté naîtra dans cette partie du monde, et ce
sera une..., etc.. INous y voici. Lorsque jadis le Portugal
se révolta contre Philippe II, on répandit en Espagne
des billets portant : Exemplum enim dedi vobis ut quemad-
modum ego feci ità et vos facialis. C'est aujourd'hui qu'il
faudrait répéter cet avis avec des intentions beaucoup
meilleures : mais, qui sait s'il en serait temps ? Malheu-
reuse Espagne! Là et ailleurs, c'est une terrible chose
qu'une femme ! Mais la proscription est générale et la
Révolution universelle. Je le répète : la France s'empare
de l'Europe, et l'Europe s'empare du monde. Choiseul,
d'Aranda, Tanucci, Pombal, Kaunitz même, Frédéric II
et Joseph II agissant noblement par eux-mêmes, et
sous-aidés par une foule de complices visibles ou invi-
sibles avaient mis toutes les monarchies de l'Europe
plus ou moins hors de leur base. Dans cet état, il ne faut
qu'une secousse : elle est arrivée, tout a croulé. Celui
qui est destiné à faire tout ce qu'on a vu et tout ce qu'on
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. M
verra, s'empare des nations pour ainsi dire vacantes. Il
les réunit dans sa main de fer et les fait marcher vers
son but. Je vous avoue au reste, Monsieur le Chevalier,
que je n'ai pas reconnu sa profondeur ordinaire dans
l'affaire de Portugal, Où est l'utilité, j'entends pour lui,
de ce grand changement? Que devient le subside du
Portugal ? Il y a plus : que deviendra le Potosi dans six
mois ? Comme on doit rire à Londres du blocus des
ports ! Il ne reste plus aux Anglais, pour l'écoulement de
leurs marchandises, que l'Asie, l'Afrique, l'Amérique, et
toute l'Europe contrebandière. Certainement S. M. l'Em-
pereur des Français en sait plus que moi : cependant ces
questions ne me paraissent pas bien claires.
Il me semble que l'Angleterre pourrait, si elle voulait,
placer tous les Princes malheureux en Amérique. — Et
pourquoi pas? Cette idée d'autre monde fait peur à l'ima-
gination; dans le fait, ce n'est rien. On se traîne, de Rome
ici, à travers des fatigues et des ennuis inconcevables
qui durent deux mois : tandis que l'homme qui s'em-
barque à Cadix avec sa femme, ses enfants, ses domes-
tiques, s'en va, sans la moindre fatigue, coucher à La
Havane en quinze jours. Il ne s'agit que de régner, bien
si l'on peut, mal s'il est nécessaire, mais il faut régner.
J'ai dans la tête un ouvrage où je développerais les
causes et les résultats futurs de cet incroyable renverse-
ment, car c'est un sujet où je crois voir assez clair ; mais
je n'ose rien entreprendre avant de savoir à quoi m'en
tenir sur mon départ. Il y a aujourd'hui plusieurs jours
que j'aurais pu avoir réponse. Peut-être l'Empereur a-
t-il voulu attendre le Général Savary pour se décider ;
t. xi. 2
\ 8 LETTRE
peut-être le grondera-t-il de m'avoir entendu; peut-être.
V agent envoyé (si ce n'est pas un rêve) rend ma démarche
inutile. Enfin il y a mille peut-être, mais la suspension
est bien fatigante pour moi.
L'auguste beau-frère de S. M. ne doute pas de pou-
voir revenir à Mitau quand il voudra, mais certaines
notions qui me sont parvenues m'en font douter très
fort. Je me flatte au moins qu'il ne s'embarquera pas
sans avoir la certitude d'être reçu. M. le Comte de Blacas
est toujours ici, mais d'une manière très pénible. Il veut
absolument se retirer volontairement, mais son Maître
s'obstine à le retenir, je ne sais pas trop pourquoi. Nous
logeons dans la même maison et nous sommes fort bons
amis ; souvent nous sortons ou nous rentrons ensemble
dans la même voiture. Nous sommes même entrés en-
semble dans une maison où se trouvaient les Français.
Blacas ne leur parle jamais, ne les salue jamais, et ne
les regarde même jamais : c'est ce qu'il doit faire. Mes
devoirs sont différents, mais je n'ai pas voulu imiter
certaines personnes, des Français même, qui fuient le
Comte de Blacas. Je ne me gêne nullement, et je ne vois
pas que j'aie aucunement déplu ni au gouvernement ni à
l'Ambassade Française. J'ai même des preuves du con-
traire. Le Général Savary fut choqué d'abord de la
hauteur de Blacas, et il me dit ouvertement : « Cet
homme me choque la vue ; j'ai déjà été tenté deux fois
de lui servir un plat de mon métier. » — Gardez-vous en
bien, lui dis-je, vous ne pourriez faire plus mal. Le
Comte de Blacas est un brave homme qui fait son devoir, et
vous ne devez rien faire contre lui. — Il peut se faire que
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 4 9
je lui aie été utile ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il ne lui
a rien dit. Il est même invité à La Cour ; cependant il
n'y va pas, pour ne pas se trouver à côté de ses amis.
Son très grand bon sens lui dicte une raison de s'en al-
ler qui me paraît décisive. Si je pars volontairement, je
reviendrai quand je voudrai ; si je me fais exclure, je ne
pourrai plus revenir quand l'intérêt du Roi Vexigcra.
Mais précisément parce que ce départ serait utile à son
Maître, je crains que ce Prince n'y consente jamais,
L'Anathème n'est pas levé ! C'est la loi du moment.
Je suis extrêmement curieux de savoir si mon savant
cousin, le Chevalier Napion, aura suivi la Cour de Por-
tugal ; je sais que le 7 novembre il avait d'autres idées ;
mais qui saiteequi s'est passé jusqu'au 27, h\\ heuresdu
matin, jour du départ?
La légation Française a donné ici la plus mauvaise
idée du Prince Royal de Portugal. Elle l'a tourné en
ridicule de plus d'une manière, le présentant entre
autres comme un Prince superstitieux, occupé à sonner
les cloches et à danser avec des moines. Tout le monde
d'ailleurs me semblait d'accord avec eux sur la faiblesse
de son caractère, de manière que je mourais de peur
qu'il se laissât prendre. Me voilà tranquille. Encore une
fois, je ne conçois pas du tout l'Empereur des Français.
Je penche à croire qu'il n'a pas cru que le Prince parti-
rait, d'autant plus que sa légation a constamment af-
firmé ici quil ne partirait pas. Vous aurez remarqué que
l'Infant d'Espagne est parti avec sa famille adoptive :
cette circonstance est fort remarquable. Il y a bien trois
mois qu'il est arrivé ici, dans la terre d'un négociant de
20 LETTRE
Londres, un plan écrit en Anglais, portant une division
de toute l'Amérique méridionale entre l'Infant et le
Prince régent de Portugal. Suivant ce plan, ce dernier
devait acquérir le Pérou et régner avec le titre d'Empe-
reur de l'Amérique méridionale; à l'Infant était attribué
le Chili, etc.; et l'Angleterre, pour son droit de com-
mission, avait, comme il est de toute justice, la Havane.
Il n'y a rien là de fort improbable. Dès qu'une grande
puissance force les moyens, sa rivale l'imite sur le
champ, et il n'y a plus de droit public.
Je vous ai parlé plus d'une fois de certains présages
sinistres qui m'effrayaient au delà de toute expression.
Tout à coup, au grand étonnement des spectateurs intel-
ligents, il s'est fait un calme parfait. J'en ai demandé la
raison à un homme capable de bien juger. Il m'a répondu
très sérieusement Cette réponse est caractéristique :
on croit voir ces insectes de Virgile qui vont s'exterminer,
lorsque tout est apaisé pulveris eociguijactu.
Les papiers publics ont extrêmement parlé du rem-
placement de M. le Comte deMeerfeld par M. le Comte
de Bellegarde. Ce serait une assez grande bizarrerie que
celle qui amènerait ici un Ambassadeur d'Autriche com-
patriote du Ministre de S. M. Le premier demanda
l'autre jour à l'Ambassadeur de Suède ce papier français
dont j'ai eu l'honneur de vous parler, et où il est (lui,
Comte deMeerfeld) si maltraité. L'Ambassadeur de Suède
répondit qu'il n'avait pas cette feuille, mais l'Autrichien
s'étant bien douté que la gazette n'avait été refusée que
par politesse, la lui a fait demander par le Duc de Serra-
Capriola de la manière la plus pressante. Le Baron de
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 2î
Stedingk Ta donc envoyée à l'Ambassadeur d'Autriche
qui l'a renvoyée accompagnée de six pages de justifi-
cation. Il y démontre par des pièces authentiques :
4° Qu'il n'était point à Braunau qu'on l'accuse d'avoir
mal défendu; 2° Qu'il n'a pas fait un mouvement sans un
ordre précis de l'Empereur son Maître. Le Prince Bagra-
tion, qui était sur les lieux et qui d'ailleurs fait beaucoup
de plaintes sur ce Général, l'absout de même complète-
ment sur les accusations imprimées à Paris. Cependant
ces publicités sont fort désagréables. M. de Meerfeld est
homme d'esprit, fort b@n Autrichien, très bon théori-
cien, brave comme son épée, mais il a une certaine
finesse entortillée qui ne plaît pas, et jamais il n'a été
heureux à la guerre. Or, vous savez, Monsieur le Cheva-
lier, ce que disait avant tout Mazarin lorsqu'on lui pro-
posait un général. — Est-il heureux ? — Il est assez com-
mun dans le monde devoir des gens qui savent fort bien
les jeux et qui s'y ruinent.
S. M. I. vient de faire présent à Monsieur l'Ambas-
sadeur de France, d'un carrosse magnifique qui a coûté
8,000 roubles, attelé de six chevaux de la plus grande
beauté. M. le Général de Caulaincourt a donné 4 00 Na-
poléons au cocher qui lui a amené la voiture.
Le Roi de France est inscrit cette année dans l'aima-
nach de la Cour de la manière suivante : Son Altesse
Royale Louis Stanislas Xavier, frère de S. M. Louis XVI,
Roi de France. Celui qui a inventé cette phrase mérite
bien la croix de Saint-Wladimir qui s'accorde aux talents
dans tous les genres.
Ce même Prince avait un cuisinier, homme de confi-
22 LETTRE
ance comme tout ce qui l'entoure. Cet homme était dans
la cuisine un véritable Cerbère, et le meilleur garde du
corps de S. M. Si quelqu'un étrangers la maison s'était
avisé d'approcher de son feu ou de son potager, il eût
été homme à lui jeter un tison dans les jambes. — Il
vient de partir et de rentrer en France.
Ri en de nouveau sur la Suède ; on se flatte toujours
que la continuation de la paix n'est pas au rang des
choses impossibles, je souhaite qu'on ne se trompe pas.
Il faudrait enfin, je le sens, vous remercier de tout ce
que vous me dites d'obligeant dans ce numéro 26 auquel
je réponds, mais je vous prie de m'excuser ; je n'en ai
pas la force. Homme sans pain et sans espérance, père
sans patrie et sans propriété, époux sans femme, man-
dataire sans moyens, ministre sans fonctions, gentil-
homme sans titre, employé sans grade, etc., etc. —
Occallui. Je ne suis plus qu'un tronc et ne sens plus rien.
J'ai l'honneur d'être
P. S. — On parle publiquement en Suède et en Da-
nemark, et ici universellement, du mariage de S. M.
l'Empereur des Français, Roi d'Italie, avec la grande
Duchesse Catherine. Cela ferait un superbe mariage *
mais nous ne comprenons pas comment on aplanirait la
difficulté du divorce nécessairement préalable. On dit
sur cela que le premier mariage est purement civil, mais
je n'en crois rien, et je croirai le divorce quand je le
verrai. Je me borne à vous faire connaître les faits sans
me répandre en réflexions inutiles. Tous les intéressés
sont majeurs et savent ce qu'ils font.
AU CHEVALIER DE MAISTBE.
23
250
Au Chevalier de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 7 (19) janvier 1808.
Je ne sais, mon cher Nicolas, si tu as jamais lu ou
entendu une description de la cérémonie de la bénédic-
tion des eaux : dans le doute, je t'en envoie une petite
narration. Ce ne peut être que du papier perdu, le plus
léger des inconvénients.
On bâtit sur la Néva une espèce de pavillon, ou, si tu
veux, un temple en rotonde antique, formé par un cir-
cuit de colonnes et ouvert de toutes parts. Dans cette
enceinte, on fait un trou à la glace, qui met à découvert
les eaux de la Néva, et l'on remplit un baquet qu'on bé-
nit, et dont l'eau sert ensuite à baptiser les enfants
nouveau-nés qu'on y présente, et à bénir les drapeaux
de tous les corps de troupes qui sont à Pétersbourg. La
cérémonie faite, on verse l'eau du baquet dans le puits ;
et voilà comment toute la Néva se trouve bénite par
communication. Jadis on apportait une grande impor-
tance à faire baptiser les enfants avec cette eau : on les
plongeait immédiatement, suivant le rit grec, dans l'eau
de la Néva ; et quelques voyageurs ont raconté sérieuse-
ment que, lorsque l'Archevêque laissait échapper de ses
mains, pétrifiées par le froid, quelqu'un de ces enfants,
24 LETTRE
il disait froidement : Davai drougoi (Donnez-m'en un
autre). C'est un conte fondé, comme il arrive toujours,
sur quelques cas particuliers généralisés par la malice.
Au surplus, le Gange voit souvent des choses tout aussi
extravagantes.
Le matin de l'Épiphanie, le clergé, avec ses plus beaux
habits de cérémonie, part du palais d'hiver en procession
pour se rendre sur la INéva, et toute la Cour suit à pied.
Maintenant les princesses seules et les petits princes se
trouvent à cette procession, l'Empereur et le grand Duc
Constantin, son frère, étant à cheval à la tète des trou-
pes. La cérémonie dure plus d'une heure, et je n'ai pas
encore vu, depuis six ans, que les princesses s'en soient
dispensées. A leur retour, elles viennent se placer sur
un grand balcon, ou, pour mieux dire, sur une petite
terrasse attenante à l'une des grandes salles du palais.
C'est là où nous leur faisons notre cour, pendant que les
troupes défilent devant elles. Cette seconde procession
n'a pas duré hier moins de deux heures mortelles ; et je
ne doute pas, en considérant ce temps et l'immense
espace que les troupes occupaient, et ayant pris d'ail-
leurs l'avis des hommes les plus instruits, que nous
n'ayons vu défiler trente mille hommes. Toutes ces
troupes (d'une beauté incomparable) ont fait, pendant la
procession, trois salves divisées par corps, et ont tiré
d'une manière détestable. Nos milices auraient été pu-
nies pour une pareille lourdise. Ici il ne m'a guère paru
qu'on y ait fait la moindre attention. J'ai déjà observé
ce phénomène d'autres fois. Un tiers des fusils peut-
être a gardé le silence. Les yeux français et autrichiens
AU CHEVALIER DE MAISTBE. 25
ont bien aperçu cette circonstance, qui a été attribuée au
défaut des armes ; mais j'en doute beaucoup. Outre
l'envie de garder la poudre, il y a une autre cause qui te
paraîtra bien étrange, mais dont je ne suis pas moins
parfaitement assuré : c'est la peur des recrues qui crai-
gnent de tirer !
Pendant cette marche de deux heures, les Impéra-
trices et l'auguste famille n'ont jamais remué. Tu entends
bien qu'elles sont enveloppées, de la tête aux pieds, de
tout ce qu'il y a de plus chaud et de plus magnifique en
fait de pelisses; cependant c'est une corvée, à cause du
visage surtout.
Quant à ceux qui font leur cour, ils ne sont point
gênés : ils rentrent dans la salle, se chauffent, boivent du
vin, des liqueurs, et mangent toutes les fois qu'ils en
ont fantaisie.
Un spectacle précieux était celui de l'Ambassadeur de
France, pénétré et transi de froid, rouge comme une
crête de coq, et tremblant comme un roseau. Il nous a
beaucoup divertis ; mais, en récompense, il a été comblé
d'honneurs. Le matin, S. M. I. a envoyé chez lui le
Grand Maréchal de la Cour (note bien, je te prie) pour
l'inviter à suivre l'Empereur à la parade. En même temps
il lui était recommandé de ne point s'inquiéter, et de
demeurer tranquille chez lui jusqu'à dix heures. — A
dix heures donc, S. M. I. lui a envoyé un cheval pour
lui, et trois autres pour les trois aides de camp qu'il vou-
drait choisir. L'un des élus lui a dit : Mon général, f ai-
merais mieux une bataille que la journée d'aujourd'hui !
— Comment donc ? — Mais oui ; on se tire des coups de
26 LETTRE
fusil, mais au moins cela sert à quelque chose. De son
côté, Monseigneur le grand Duc envoya un message fort
poli à Monsieur l'Ambassadeur, lui faisant dire qu'il
ne lui envoyait point de chevaux, parce qu'il savait que
son frère lui en envoyait ; mais qu'il serait enchanté de
pouvoir lui être utile à quelque chose. M. de Caulaincourt
a donc eu le très grand mais très froid honneur d'ac-
compagner S. M. I. à la parade ; et ce fut de là qu'il
nous rapporta ces belles couleurs et ce grelottement qui
amusa beaucoup le balcon.
Il n'y avait hier que six degrés de froid ; mais il y
avait malheureusement du vent, ce qui double l'effet du
froid. Les troupes demeurèrent huit heures de suite sous
les armes. Parmi cette foule de soldats, aucun peut-être
n'avait mangé, et très peu avaient dormi, à cause de la
toilette militaire. Ils ont dû beaucoup souffrir ; quelques
uns s'évanouirent et tombèrent. Qui sait ce qui se rend
aujourd'hui dans les hôpitaux ? C'est de quoi on s'em-
barrasse fort peu ; ce qu'on ne voit pas ne fait nul effet.
Ce qu'on vit malheureusement très distinctement, ce fut
le malheur arrivé à un jeune Chevalier-Garde, M. Wa-
louieff. Il montait un jeune cheval qui n'avait pas encore
vu ou assez vu le feu. Aux premières décharges, l'animal
se cabra et s'emporta d'une manière terrible. Le jeune
homme était gelé, privé de mouvement et de tact ; ne
pouvant tenir la bride, il fut renversé comme une bûche.
Le pied resta pris dans rétrier, et le cheval se mit à
traîner ce malheureux officier sur la grande place d'ar-
mes : ce fut un spectacle épouvantable. On arrêta à la
fin le cheval, mais le cavalier était bien maltraité. D'à-
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 27
bord on le dit mort, comme il arrive toujours ; mais
aujourd'hui j'entends dire qu'il est mieux. Au reste, on
dit qu'il avait mérité son malheur en buvant beaucoup
de liqueurs pour s'échauffer, chose qu'il ne faut jamais
faire lorsqu'on est dans le cas de s'exposer au froid ;
nous avions souvent l'occasion de faire cette expérience
dans les Alpes. Adieu, cher ami ; je joins cette feuille
à ma lettre de ce jour pour l'amusement de toi et des
nôtres.
251
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 20 janvier (1er février) 1808.
Monsieur le Chevalier,
Vos trois lettres des 4 5, 16 et 4 9 novembre, numéros
27, 28 et 29, me sont parvenues ici par la voie deRome>
le 28 du mois dernier. Toutes trois sont des duplicata
parvenus avant les dépêches originelles. J'ai appris avec
un extrême chagrin les nouvelles angoisses de S. M. au
sujet des brigandages commis sur les côtes de la Sar-
daigne. C'est la triste répétition de tout ce que j'ai vu
pendant que j'étais régent en Sardaigne. Les armateurs
sont toujours un peu corsaires de leur nature, et ce
n'est pas sans raison que cette noble dénomination a été
étendue jusqu'à eux ; mais il est véritablement inconce-
28 LETTRE
vable que des vaisseaux de Roi se permettent dépareilles
violences. Un capitaine de haut bord anglais ne m'a-t-il
pas dit, sur son vaisseau, à Cagliari : Je voudrais bien que
la rupture dont on nous parle avec le Danemark se trouvât
vraie, je prendrais tout de suite ce beau vaisseau Danois
qui est là à côté de moi. — Comment donc, lui dis-je, vous
prendriez un vaisseau ami du Roi au milieu du port? Il
me répliqua : Sans doute. Dès que nous sommes amis du
Roi, tous nos ennemis sont les siens; nous lui ferions une
politesse en prenant ce vaisseau. Ne sont-ils pas venus
une fois, armes hautes et baïonnette au bout du fusil,
prendre dans la Darse un vaisseau monté par un Turc
qui leur était suspect et l'emmener sans autre forme de
procès? J'ai vu tout cela, etc., etc. Il n'y a cependant
rien de moins digne d'une grande puissance que d'abuser
de l'état ou nous sommes pour nous jeter de semblables
affaires sur les bras. Au reste, si les Anglais sont sujets
à commettre de certaines fautes, il leur arrive aussi de
les réparer magnifiquement, et je me crois fondé dans
la persuasion où je suis que Son Excellence M. le Comte
de Front aura obtenu de la Cour de Londres, bien in-
formée, les indemnisations que S. M. a certainement
droit de réclamer.
En thèse générale, il est incontestable que les Anglais
seraient de grandes dupes s'ils n'établissaient pas sur
mer le même droit public que leurs ennemis proclament
sur le continent; il n'est pas moins vrai que nous voilà
ramenés au xe siècle, et il serait à désirer au moins
qu'on voulût bien à Londres prendre quelques mesures
pour mettre un auguste et malheureux ami à l'abri de
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. 29
telles vexations. Conformément à vos intentions, je ne
dirai rien ici, quoique les Russes s'en soient mêlés, du
moins jusqu'à nouvel ordre. — Comme j'ai tout dit sur
Tilsitt et ses suites, je n'y reviens plus. Quand je dis
suites, j'entends celles que nous avons vues jusqu'à pré-
sent , car il s'en faut qu'elles soient épuisées. Elles
se développent, au contraire, de la manière la plus
effrayante. Hélas, Monsieur le Chevalier, j'ai vu périr
la Souveraineté en Savoie, en Piémont, en Suisse ; j'ai vu
son triste cadavre à Venise, à Florence, à Parme, etc.
Ce hideux spectacle devrait-il encore me poursuivre
jusque sous l'étoile polaire ? Je ne suis pas sans de très
grandes craintes à cet égard. Tout va mal, et très mal,
je vous l'assure, et je vois devant mes yeux un avenir
bien sombre.
La guerre contre la Suède est à peu près décidée. Déjà
les troupes filent vers la Finlande et cela s'appelle une
occupation. C'est par ce mot (qui n'est qu'un mot) que
les Français, qui sont ici tout-puissants, font illusion à
l'Empereur, qui est le plus honnête homme de son Em-
pire. Comment ne se trouve-t-il pas un digne conseiller
qui ait le courage de démontrer à un si bon Prince
l'horrible iniquité et l'infamie d'une telle guerre ? Une
guerre contre son beau-frère, contre le Chevalier des
Rois et le Roi des Chevaliers, qui a refusé noblement,
dans les moments les plus critiques, de faire sa paix
particulière avec des avantages immenses, pour mainte-
nir ses obligations envers la coalition en général, et
envers l'Empereur en particulier, qui s'est empressé au
premier signal d'envoyer ses propres armes en Russie
30 LETTRE
et de dégarnir ses arsenaux en faveur de S. M. I. qui en
manquait. — Et, cette année, on tournera ces mêmes ar-
mes contre lui î Cette idée est intolérable. Attendez-vous,
Monsieur le Chevalier, à quelque chose d'extraordinaire.
La nation abhorre cette guerre, l'armée n'en veut point.
Qui sait ce qui arrivera? Les bontés de S. M. I. m'ont
naturalisé dans ce pays. Je vous assure que peu de
Russes souffrent dans leur cœur autant que moi. C'est le
Général Buxhovden, le Pultuskien, qui commande l'armée
de Finlande. Il est bien digne de faire une guerre qu'il
est décent de mal faire.
Le Baron de Stedingk, Ambassadeur de Suède, est
toujours ici, car il ri y a point de guerre, comme je vous
disais tout à l'heure ; mais il s'attend à partir au premier
jour, et, suivant les apparences, il combattra les Russes
qu'il a déjà combattus avec avantage sur le même théâtre.
Il sera extrêmement et universellement regretté, car c'est
un excellent homme : il est vrai cependant que son carac-
tère le portant naturellement aux mesures de prudence
et de circonspection, je crois qu'il aurait désiré que son
Maître eût filé plus doux. Cette opinion ne lui est pas
particulière, à beaucoup près. — Mais vous ne serez
probablement pas fâché de connaître la nature des négo-
ciations entre les deux Cours. En \ 781 , l'Impératrice
Catherine II proclama la neutralité armée et la liberté
de la Baltique. D'autres circonstances, mais surtout la
coalition et l'alliance avec l'Angleterre, avaient suspendu
ces belles maximes. Aujourd'hui on veut que S. M. le
Roi de Suède y revienne. Il répond très sensément des
choses qui ne souffrent pas de réplique : « Les circons-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 31
« tances ont totalement changé et je ne puis absolument
(c me détacher de l'Angleterre. Depuis que le Danemark
« n'a plus de flotte, que vous n'en avez plus vous-même
ce et que les côtes de la Baltique depuis Stralsund jusqu'à
« Memel sont occupées par les Français, comment peut-
cc il être question de la neutralité armée et de la liberté
« de la Baltique ? » Concevez-vous qu'on puisse répon-
dre à cela quelque chose de raisonnable ? Cependant la
Finlande sera occupée et le Général russe publiera un
manifeste dans lequel il protestera qu'il ne s'agit point
de guerre, mais seulement d'une mesure de sûreté jus-
qu'à la paix générale. En attendant, si les Russes peuvent
joindre la flottille suédoise qui est de ce côté du golfe
à Helsingfords, nul doute qu'ils ne la brûlent par mesure
de sûreté. J'ai quelques raisons de craindre que l'Am-
bassadeur n'ait pas cru assez tôt à la guerre. Si les
Suédois arrivent à temps, on m'assure qu'ils se battront
volontiers contre les Russes , contre lesquels ils sont
extrêmement irrités. Quoi qu'il en soit, cette guerre coûte
déjà infiniment à la Russie. La Finlande ne produit rien :
il faut tout transporter. La défense des côtes nécessite
encore des dépenses extraordinaires. Je vous en don-
nerai un seul exemple d'après lequel vous jugerez des
matières. On fait construire à la fois quatre-vingts cha-
loupes canonnières, à 10,000 roubles l'une. Pour faire
face aux dépenses, il n'y a pas d'autre moyen qu'une
augmeutation illimitée de billets, qui perdent tous les
jours davantage, comme vous ne l'aurez que trop vu par
le paiement du dernier semestre des subsides. Lorsque
j'arrivai ici il y a six ans, 8,000 roubles me valaient à
32 LETTBE
peu près 20,000 livres de Piémont, aujourd'hui ils ne
m'en vaudraient pas 4 6. Ne sachant plus comment se
tirer de cette situation embarrassante, on s'est résolu à
établir un nouvel impôt, chose étrange dans ce pays, et
qui fera, à ce qu'on dit de toute part, un très mauvais
effet. Voici un autre malheur: la peste s'était déclarée à
Astrakhan ; on la croyait circonscrite dans ce gouverne-
ment, lorsqu'on a appris qu'elle avait envahi ceux de
Rostof et de Tambof, les plus fertiles de l'Empire. Tout
de suite on a envoyé des Cosaques pour former un
cordon, des gens de l'art pour administrer des remèdes,
des Sénateurs pour veiller atout, etc., etc. En attendant,
les grains vont manquer en grande partie, et le sel tout
à fait. Les paiements publics sont retardés cette année,
ce qu'on n'a jamais vu, et, tandis que la frontière im-
portante se dégarnit, la France a 200,000 hommes à sa
disposition dans la Pologne, la Prusse, la Westphalie,
etc., etc. Tel est l'état des choses, Monsieur le Chevalier,
et certes il n'est pas brillant. Qu'arrivera-t-il ? C'est ce
qu'il est impossible de dire. Que ferai-je moi-même?
C'est ce qui ne l'est pas moins. Je suis pénétré de crainte
et de regret. Je meurs de peur qu'on ne pousse le bon
Empereur dans le précipice. Comment peut-on comman-
der la guerre au Souverain de 30 millions d'hommes,
qui peut faire 800 lieues sur ses terres et dont les fron-
tières sont intactes? Quelle inexplicable fatalité le porte
à entreprendre deux guerres antinationales qui jettent
son peuple dans l'état le plus violent? Encore une fois,
j'en suis malade, etcomme particulier et comme ministre.
Je permis à mon fils unique, l'année dernière, puisque
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. 33
l'honneur et le malheur l'ordonnaient impérieusement,
d'aller affronter les saisons et le canon pour la cause de
l'Europe. Mais s'il doit être tué, allant pour sa part
égorger l'innocence et protéger une épouvantable usur-
pation, je vous l'avoue, Monsieur le Chevalier, toute ma
raison est à bout, et je dis de tout mon cœur comme
Job : Maudit soit le jour où je suis né! Il y a ici plusieurs
Français attachés jusqu'à la dernière extrémité au parti
du Roi et qui ont pris du service en Russie, où ils
croyaient au moins leur conscience en repos.
Aujourd'hui ils vont trouver sur le champ de bataille,
qui? Le corps du Duc de Vienne devant qui on porte le
drapeau blanc, qu'on appelle les Dragons du Roi de
France, et qui ont des fleurs de lis sur leurs casques !
Concevez-vous rien d'égal? En vérité, je crois que le
genre humain en entier est maudit, tant ce que nous
voyons ressemble peu à rien de ce qu'ont vu les temps
passés. Vous me faites l'honneur de me dire que cet état
de choses ne vous paraît encore présenter rien de stable.
Pardonnez-moi, Monsieur le Chevalier : il y a quelque
chose de stable , c'est l'instabilité. Pour longtemps
encore nous ne verrons que des ruines. Il ne s'agit de
rien moins que d'une fusion du genre humain. Lorsque
les nations, écrasées sous le même marteau, auront perdu
ce qu'elles ont d'hétérogène et d'antipathique et qu'elles
ne formeront plus qu'un même métal malléable, et pré-
paré pour toutes les formes, l'ouvrier paraîtra et le
métal en prendra une. Sera-t-il Dieu, table ou cuvette?
Nous verrons, ou plutôt on verra ! Ce qu'il y a de sûr,
c'est que l'univers marche vers une grande unité qu'il
t. xi. 3
34 LETTRE
n'est pas aisé d'apercevoir ni de définir. La fureur des
voyages, la fureur des langues» le mélange inouï des
hommes opéré parla secousse terrible de la Révolution,
des conquêtes sans exemple et d'autres causes encore
plus actives quoique moins visibles ne permettent pas de
penser autrement.
La lenteur de l'ouvrage étant proportionnée à son
importance, c'est ce qui me faisait désirer avec tant
d'empressement pour S. M. un état provisionnel, si l'on
peut s'exprimer ainsi, qui permit à Lui et à son auguste
famille d'attendre paisiblement l'avenir que nous dési-
rons. J'ai été véritablement charmé de voir dans votre
numéro 29 que pour obtenir cet état supportable, j'avais
fait ce que vous me conseillez d'après les ordres de
S. M., du moins en général; car, pour les détails, ils
n'étaient pas devinables.
Au demeurant, Monsieur le Chevalier, tout homme
est obligé d'entreprendre ce qui lui paraît bon et avan-
tageux ; mais personne n'est obligé de réussir.
Gengis-Kkan est arrivé le 2 janvier à Paris. Au premier
moment je saurai s'il a dit oui ou non, ou s'il a dit qu'il
ne dirait ni oui ni non. L'affaire n'a nullement transpiré
ici, de manière que je ne vois pas d'inconvénient dans
aucune supposition. Plus je considère la chose, et plus
je vois que j'ai pris le bon parti. — Consultez l'Histoire
et la Philosophie (j'entends la bonne), vous verrez que
le colosse actuel ne peut être ébranlé, et le repos rendu
au monde, que par un homme extraordinaire, né tout
exprès pour ce grand œuvre. Il sera très certainement
jeune : il sera Prince ou il aura la confiance exclusive
A M. LE CHEVALIER DE P.OSSl. 35
d'un grand Prince. Il ne prendra conseil de personne et
il aura l'air d'un inspiré. Mais cet homme où est-t-il?
Existc-t-il même? On n'en sait rien. Ce qu'on sait bien,
c'est que tous les hommes influents qui nous sont con-
nus semblent faits exprès pour perpétuer le mal. L'opi-
nion a perdu le monde. Avant qu'une opinion contraire
ait germé, point de salut. Donc il faut prendre les voies
conciliatoires et tâcher d'obtenir une situation suppor-
table. Je connais, comme vous l'imaginez assez, les im-
menses dangers de l'entreprise ; mais ceux qui montent
à l'assaut savent bien qu'ils y peuvent périr : cependant
ils y montent.
Pendant que j'écrivais cette lettre, on me donne comme
une chose certaine que S. M. Suédoise a déjà évacué la
Finlande, et qu'Elle a écrit à S. M. T. une lettre où Elle
lui dit: « Je ne puis faire aucune résistance; l'année
dernière je me suis épuisé pour vous. Vous ne trouverez
pas un soldat en Finlande ; je verrai si vous aurez le
courage de venir attaquer jusque dans le sein de ses
Etats votre plus fidèle allié. » Je ne puis, comme vous
sentez, répondre des mots de cette lettre ; mais la lettre
en général paraît constante. D'ailleurs, c'est une de ces
occasions où ce que l'on dit et ce que l'on peut dire sont
absolument la même chose. Le printemps ouvrira une
scène bien remarquable. Si les Anglais forcent le Sund,
il peut arriver d'étranges choses, surtout si les Suédois
poussés à bout agissent de concert avec leurs alliés. Ici
on élève des batteries à Catherine- Haff, promenade aux
portes de la ville, sur l'embouchure de la Néva.
On prend aussi de grandes mesures à Cronstadt. La
36 LETTRE
défense de ce port est surtout confiée à M. du Ponton,
officier du génie au service de la France, attaché à l'Am-
bassade et à M. Zundler, sujet de S. M. Le premier a
reçu en partant mille sequins pour ses équipages. Le
second sera un peu moins payé; cependant il le sera et
c'est une bonne commission. Ils sont partis hier dans
la même voiture, à la suite de l'Amiral, ministre de la
marine. Cet accouplage est bizarre et digne de cette épo-
que où tous les éléments se combattent. Les Suédois, qui
ne sont rien moins qu'Anglais dans le cœur, vont com-
battre avec eux et pour eux, et qui sait si des sujets du
Roi ne sont pas destines à brûler des vaisseaux du Roi
d'Angleterre à qui nous devions tout ! On a vu les mêmes
contradictions en Bavière, et ceci me ramène à ma grande
thèse : « Que dans toutes les Révolutions, il y a des ques-
tions de morale insolubles pour la conscience la plus
éclairée et la plus délicate. » Nui doute, par exemple, que
Guillaume d'Orange n'ait été un usurpateur, digne de
périr sur l'échafaud; nul doute que Georges III ne soit
un Souverain légitime digne de l'amour, de l'admiration,
des respects de l'univers. Mais à quel moment, entre ces
deux points extrêmes, la légitimité a-t-elle commencé ?
A quel moment le Jacobite est-il devenu coupable? Ré-
ponde qui pourra.
Il y a mille questions de ce genre : dans ce moment
plusieurs officiers se trouvent placés entre deux ser-
ments. Un personnage exalté a conseillé à un jeune
homme qui dépend de lui, et qui se trouve dans ce cas,
de déserter et dépasser en Suède. C'est à merveille:
mais si le fidèle est arrêté en chemin, qu'on lui déchire
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 37
son uniforme , qu'on lui casse son épée à la tête de
l'armée et qu'on l'envoie en Sibérie, n'est-ce pas, Mon-
sieur le Chevalier, que cela sera une opération assez
désagréable? Le temps seul terminera la question comme
il termine tout. J'ai laissé courir ma plume sur ce sujet,
pour mettre clairement l'état des choses sous les yeux
de S. M.
Je passe maintenant à une simple promotion qui forme
ici dans ce moment un très grand événement.
M. le Général Westmitinof était ici Ministre de la
guerre et Gouverneur militaire de la ville, deux emplois
qui se réunissent assez souvent dans ce pays. Depuis
quelque temps, celui de Gouverneur, détaché de l'autre,
avait été conféré au Prince Labanof, l'un des plénipo-
tentiaires de Tilsitt. M. le Général Westmitinof n'était
donc plus que Ministre de la guerre, c'est-à-dire rien,
car il n'était que Ministre nominal et dans le fait toute
l'autorité appartenait au Comte de Liéven, qui avait ce
qu'on appelle le petit portefeuille, et qui faisait tout.
M. le Comte de Liéven est aide de camp général et jouit
ou jouissait (en vérité, je ne sais comment dire) d'une
haute faveur. Madame son épouse est dame de Cour ;
Madame sa mère est gouvernante des grandes Duchesses ;
enfin cela s'appelait un homme ancré. M. le Général
Ouwarof, colonel des Chevaliers-Gardes et inspecteur
général de la première division de cavalerie, jouissait
aussi d'une grande faveur. Les aides de camp généraux
étaient aussi des enfants gâtés du premier ordro, et
l'imagination publique était accoutumée à cette oligar-
chie militaire.
38 LETTRE
Tout à coup on a vu sortir de dessous terre, sans le
moindre signe préliminaire , le Général Araktcheief ,
Gouverneur delà ville sous Paul Ier, avant le mémorable
Pahlen, et depuis quelque temps général de l'artille-
rie. Sous ce dernier rapport, on en parle diversement;
mais, si j'en crois de fort bons juges, il serait fort embar-
rassé de fondre ou de pointer un canon. Cet homme, dans
son ancienne place, fit trembler la Russie. Sur les dis-
cours que j'avais ouï de part et d'autre et que je n'avais
nul intérêt d'approfondir , je le regardais comme le
Séjan du dernier règne. Depuis qu'il est monté sur le
piédestal, j'ai pris des informations plus exactes sur
son compte. J'ai trouvé qu'il est dur, sévère, inflexible,
mais qu'il ne peut s'appeler méchant. Il subit auprès de
Paul Ier les alternatives ordinaires de faveur et de défa-
veur comme tous les autres gens en place. Il fut tour à
tour chassé et rappelé. Un caprice l'avait exilé à la fin
du règne, un autre caprice le ramena à Saint-Pétersbourg
où il arriva le \\ mars 4 802. L'habile Pahlen profita de
cette circonstance bizarre, et fit croire à sa bande, qui
avait déjà le bras levé, qu'Araktcheief arrivait pour
soutenir l'entreprise, mais rien n'était plus faux. Il
n'entra pour rien dans ce coup détestable qu'on n'envi-
sage point, au reste, dans ce pays, avec nos yeux euro-
péens, comme je m'en suis convaincu mille fois. Enfin,
Monsieur le Chevalier, voilà ce personnage remarquable
devenu tout à coup Ministre de la guerre avec une puis-
sance entièrement inconnue sous ce règne. Il s'est fait
donner le titre d'inspecteur général de l'armée, dont il a
tout de suite commencé à user sans miséricorde. Il a
A M. LE CHEVALIER L»E R0SSI. 39
exigé une garde alternative de tous les régiments qui
sont ici, sans distinction. Le Grand Duc Constantin,
comme chef de la cavalerie, a voulu s'opposer, mais il a
fallu plier. Ce Prince, en considération de ses services,
de ses connaissances militaires et de sa naissance dis-
tinguée est parvenu heureusement au grade de lieute-
nant-général ; mais de là à celui de général en chef et
d'inspecteur suprême de toute l'armée, il y a bien loin.
Aussi M. Araktcheief a dit sans façon à Son Altesse
Impériale : Demain j'irai inspecter vos deux régiments,
ayez soin que tout soit en ordre. Le lendemain le Prince
s'est présenté chez son supérieur ; mais celui-ci a tiré sa
montre : le temps pressait, il a congédié le Prince, sans
l'entendre, ce qui est tout simple.
Pierre III s'était mis, comme vous savez, au service
de Frédéric IL II disait un jour à l'Ambassadeur de
Prusse : « Ah ! Monsieur l'Ambassadeur, votre Maître a
bien peu reconnu mes services. Pendant toute la guerre
que nous lui avons faite, je n'ai jamais manqué de l'aver-
tir de tout ce qu'on décidait dans le conseil de l'Impé-
ratrice Elizabeth où j'étais appelé : cependant je ne suis
que général major, mais j'espère qu'il m'avancera. » Ce
discours fut enregistré ici d'une manière solennelle et
vous pouvez y compter comme si vous l'aviez entendu.
— Ce sang, quoique filtré à travers Catherine II, est
demeuré le même. Je reviens au Ministre. Sur la fin du
règne de cette même Impératrice, Paul Ier qui ne pouvait
établir son Corps de Garde auprès d'Elle, l'avait fixé à
Gatchina. Là il avait formé un corps avec tout ce qui
lui était tombé sous la main et il l'exerçait soir et matin,
40 LETTRE
tout à son aise. Ces militaires de Gatchina étaient le
plastron des plaisanteries de tout l'Empire. On les appe-
lait les Gachinois ; mais il fallut bien changer de ton le
lendemain de la mort de l'Impératrice, où l'on vit ces
Messieurs arriver triomphants à Saint-Pétersbourg ,
souiller les parquets du Palais d'Hiver avec leurs semelles
de paysans, et substituer l'odeur de la pipe et de l'écu-
rie à l'ambre de Catherine. En un instant ils furent
maîtres de tout. Araktcheief était du nombre, et fut
jusqu'à la fin tout ou rien, suivant le caprice du jour.
Quelques personnes, comme j'avais l'honneur de vous le
dire, m'ont assuré qu'il n'est pas essentiellement mé-
chant, mais vous connaissez le proverbe : Bciicdicere de
Pâtre priore. Partout, et surtout ici, on loue celui qui
est craint : pour moi je penche à le croire méchant, et
très méchant. Au surplus cela ne prouve rien contre la
promotion, car il est plus que probable que, dans ce
moment, Tordre ne peut être établi que par un homme
de cette espèce. Il reste à savoir comment S. M. I. s'est
déterminée à créer un Visir, car rien n'est plus opposé
à son caractère et à ses systèmes. Sa maxime fondamen-
tale était de ne donner à chacun de ses mandataires
qu'une portion circonscrite de confiance. Il employait
même volontiers, du moins sans répugnance, deux en-
nemis mortels sans que l'un pût jamais parvenir à dé-
raciner l'autre. D'où vient donc ce changement soudain?
On parle diversement sur ce point; mais je crois très
fort savoir à quoi m'en tenir. D'abord l'Empereur en
peut iguorer l'épouvantable désordre qui règne partout
chez lui, mais surtout dans l'armée. Il est donc naturel
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. Ai
que, aidé peut-être de quelque conseil français, il ait
senti qu'une main de fer était seule capable de réparer
le désordre; mais, sans nier cette cause, je crois en aper-
cevoir une plus profonde. Il est impossible que S. M. L
ait ignoré la fermentation que je vous ai suffisamment
fait connaître. 11 y a des personnes singulièrement at-
tachées à la sienne.
Je ne puis douter d'ailleurs qu'une générosité étran-
gère lui ait fait parvenir des avis importants. Je trouve
tout simple qu'il ait mis à côté de lui un épouvantait du
premier ordre ; voilà ce que je pense.
Araktchcief n'a contre lui que les Impératrices, le
Comte de Liéven, le Général Ouwarof, tous les aides de
camp, les Tolstoï, en un mot tout ce qui compte ici, et
tout ce qui tient à tout ce qui compte. S'il se tient à sa
place, il faut qu'il soit bien cramponé et que S. M. I. ait
pris de bien fortes délibérations. En attendant il écrase
tout. Il a fait disparaître comme un brouillard les in-
fluences les plus marquantes. Il adresse de mauvais
compliments ; il désarme, il envoie aux arrêts, etc., etc.
Un militaire de haut parage me disait, il y a peu d'heures,
qu'il croyait que la chose pourrait bien finir par un
coup terrible de la part de quelque offensé qui ne sau-
rait pas se posséder. Mais les Russes ont trop de prin-
cipes pour tuer des Ministres.
Vous ne sauriez croire, Monsieur le Chevalier, combien
ce nouvel ordre de choses m'intrigue personnellement.
Je n'ai pas mal fait jusqu'ici les affaires de notre chère
colonie piémontaise. J'étais surtout très distinctement
entendu chez le Comte de Liéven ; maintenant je ne sais
4*2 LETTRE
pas trop comment aborder le nouveau Ministre qui ne
sait pas un mot de français. Mon fils étant parvenu à
parler couramment le Russe, je vais le lui proposer pour
drogman : qui sait s'il en voudra? Je ne suis pas médio-
crement en peine; cependant il faut voir.
MM. Rana et Gianotti reviennent de Géorgie passa-
blement mécontents, mais je crois qu'on se prépare à
les consoler ici. Le premier est le plus fort dans la langue
russe. Cet avantage est grand pour celui qui peut se le
procurer.
N'oubliez pas ce que j'ai eu l'honneur de vous dire
pour le commerce de Sardaigne ; ce moment me semble-
rait bien avantageux.
J'ai lu dans les papiers publics que M. le Marquis de
Saint-Marsan venait d'accepter la place de conseiller
d'Etat à Paris. Je crois qu'il a pris le bon parti : après
avoir donné ce qu'on doit à l'attachement et à l'espé-
rance, il n'y a plus qu'une imprudence stérile à choquer
l'autorité locale. Qui sait si cet excellent homme ne pour-
rait pas nous être utile de quelque façon? Je ne doute
pas que si Bonaparte l'interrogeait sur mon compte, il
ne favorisât de toutes ses forces mon arrivée, qui pour-
rait bien être ou avoir été contrariée par d'autres. Il y
a longtemps que je sens la nécessité des voies concilia-
toires que vous m'indiquez dans votre numéro 29, mais
je me suis vu obligé de m'adresser d'abord à la source;
car pour ce qui est d'échauffer comme vous dites cer-
taines personnes, il n'y faut pas penser, du moins de
longtemps ; c'est un dogme du moment de ne rien de-
mander et surtout de ne toucher aucunement les deux
À M. LE CHEVALIER DE R0SS1. 43
cordes Naples et Sardaigne. Voilà pourquoi on s'est abs-
tenu si fort de prendre aucune part directe à mes vues
politiques, se contentant d'approuver l'intention démon
voyage et de parler de ma personne en termes qu'il ne
m'est pas permis de copier. Le même esprit s'est fait
sentir dans l'affaire des officiers piémontais. L'Empereur
n'a pas voulu faire une demande de peur qu'on ne lui
en fasse deux. Cependant le Ministre s'est avancé jusqu'à
leur dire qu'il tenait de S. M. I. quElle serait fort aise^
si on les laissait tranquilles. Cela signifie sans doute que
c'est ce qu'il a dit lui-même à l'Ambassadeur de France.
Quand même on refuserait de m'entendre, ce qui me pa-
rait commencer à devenir probable, la démarche que
j'ai faite ne serait cependant pas superflue: comme elle
a été accompagnée d'une grande faveur de ce côté-ci,
qui sait ce qui arrivera? Il peut arriver un moment où
il soit bon que mon nom se présente.
Au surplus, Monsieur le Chevalier, les affaires en
général sont un jeu.
Qui ne voudrait jouer à l'Hombre qu'avec cinq mata-
dors perdrait rarement toute sa fortune. Quelque chose
est soumis à la règle et au calcul ; le reste doit être laissé
à ce qu'on appelle hasard.
On a parlé du fameux mariage, à Paris comme ici.
Quelqu'un m'a assuré qu'il en a été expressément ques-
tion àTilsitt, et que le grand intéressé a répondu : « Pour
cet article, il dépend exclusivement de ma mère. » Cela
peut être vrai': mais qui peut en avoir la certitude?
Les Russes n'y voient pas la moindre difficulté du
côté du divorce. Accoutumés à un Pape qui porte
44 LETTRE
Tépée, ils croient qu'on coupe tout avec cet instrument.
La réunion des Eglises est encore un objet dont on a
beaucoup parlé, je ne puis vous dire jusqu'où la chose a
été portée; mais je ne puis douter qu'il n'ait été question
de quelque chose. Dernièrement, M. de Rayneval, pre-
mier secrétairede l'Ambassade française, me dit dans une
maison où nous passions la soirée ensemble : « M. Gré-
goire (nosti hominem) me prie instamment de Paris de
tâcher de lui trouver ici des renseignements sur ce
qui fut fait au commencement du siècle, sous Pierre Ier,
pour la réunion des Eglises. Ne sauriez-vous point, Mon-
sieur le Comte, me dire où je pourrais les trouver? »
Je lui répondis: « Ecrivez à M. Grégoire qu'il entre cbez
le premier libraire qu'il trouvera sur sa route en sortant
de chez lui et qu'il demande les Annales politiques, litté-
raires et religieuses de M. l'ai >bé Boulogne ; tome 2, vers
le milieu du volume, il trouvera la chose parfaitement
détaillée. » Il ne poussa pas plus loin la conversation ;
mais il est bien évident qu'on avait imaginé quelque
chose dans le grand magasin des Révolutions. La grande
phrase ici est : Le Pape fera tout ce que Bonaparte
voudra. Je pense bien autrement; je crois qu'il sera iné-
branlable sur le divorce comme sur d'autres points mis
en avant. C'est le sacre qui trompe les observateurs : il
n'y a point de conclusions à tirer de ce fait. Les meil-
leurs apôtres pour la réunion seraient une douzaine de
dames de qualité qui la désirent vivement. Aucune af-
faire de ce monde, sacrée ou profane, grande ou petite,
bonne ou mauvaise ne s'est faite sans femme. Il ne me
paraît pas au reste que le Saint-Père soit instruit de
A M. LE CHEVAL1EK DE IlOSSI. 45
■
certaines précautions qu'il devrait prendre ici. Ce que je
puis vous assurer, c'est que la réunion brusque et solen-
nelle, telle qu'on l'a annoncée dans les papiers, serait un
moyen sûr de renverser la Russie.
Je vous dois encore un chapitre sur un Ministre extrê-
mement marquant dans ce moment, c'est l'amiral Tchit-
chagof, Ministre de la marine. Il est fils de cet autre
amiral du même nom qui gagna, sous Catherine II, la
grande bataille navale contre les Suédois, et dont le
buste en marbre est placé à l'Ermitage. Je ne puis vous
dire qu'il vive encore, mais il n'est pas enterré. Il a
quatre-vingt-dix ans, et il est sourd et aveugle. Son fils
est une des têtes les plus extraordinaires qui existent
dans ce pays ; il a été élevé en Angleterre où il a appris
surtout à mépriser son pays et tout ce qui s'y fait. Ses
discours sont d'une hardiesse qui pourrait porter un
autre nom. Comme il a beaucoup d'esprit et d'origina-
lité, ses traits aigus et polis s'enfoncent profondément.
Il passe pour être extrêmement Français, mais la chose
est certainement moins vraie qu'on ne le croit, car il est
certain qu'il a contracté en Angleterre une admiration
pour ce pays, qui est très visible pour tous ses amis. Je
crois bien qu'il a bon nombre d'idées françaises dans la
tête ; cependant il est difficile de savoir précisément à
quoi s'en tenir, vu qu'il contredit tout, uniquement pour
se divertir ; quelquefois je l'appelle : Le gentilhomme de
Vautre cd/é, pour faire rire sa femme qui est Anglaise et
qu'il aime passionnément. Ses aventures avec Paul 1 sont
ravissantes. Un jour je lui demandais : ce Où étiez-vous,
Monsieur l'Amiral, sous le règne précédent ? » 11 me
46 LETTRE
répondit: «Tantôt à Cronstadt, tantôt en prison ». Une
fois après une scène épouvantable avèc l'Empereur,
Paul Ier lui dit qiïil ne voulait plus de lui et qiïil le con-
gédiait sm* le champ. Sur quoi l'Amiral se déshabilla de-
vant le Maître et sortit de la Cour en chemise. Vous
m'avouerez que cd trait est joli et qu'on ne peut guère le
voir ailleurs. Comme il ne veut absolument ni voler, ni
permettre qu'on vole dans sa sphère, il est détesté. Il
peut se faire aussi qu'il ait des torts réels dont je ne suis
pas informé ; mais je puis vous assurer, sur le témoi-
gnage des officiers piémontais qui ont fait la campagne
de Grèce, témoignage bon et désintéresse, que s'il a
régné quelque ombre d'ordre sur la flotte, on l'a dû
uniquement à la terreur qu'inspirait le nom de Tchit-
chagof. Depuis plus de trois ans, la voix publique le
congédie ici tous les quinze jours, et lui n'a cessé de
gagner du terrain en continuant à se moquer de tout. Il
n'y a pas fort longtemps que dans un très petit comité,
chez un chambellan de ses amis, nous exprimions de
très bonne foi notre crainte à son sujet, il nous parais-
sait impossible que cet homme se tînt à sa place.
11 était alors ministre adjoint, ce qui revient assez à
ce que nous appelons Régent. Le lendemain nous ap-
prîmes qu'il venait d'êlre fait Amiral et Ministre en chef
avec une augmentation de revenu de 4 2,000 roubles.
L'Empereur sait ce que ce Ministre dit et ce qu'il pense
comme celui qui écrit ces lignes. Cependant il le retient
et l'élève beaucoup. Mon avis est qu'il compte sur son
désintéressement et qu'il croit avoir besoin de sa tète
violente. Quoique la maison de l'Amiral soit peut-être
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 47
celle de Saint-Pétersbourg où il soit le pins difficile de
pénétrer, cependant, Monsieur le Chevalier, sans avoir
prévu cette difficulté, sans avoir pris aucun détour, enfin
sans savoir comment, je suis entré là comme l'eau entre
dans une éponge. J'y suis, non sur le pied de la poli-
tesse et de l'hospitalité, mais sur celui de l'amitié. Il en
a bien pris aux sujets du Roi, mais surtout à mon frère.
On dira ce qu'on voudra de ce personnage extraordi-
naire, mais je lui dois beaucoup comme Ministre et
comme particulier, et jamais il ne me sera permis de
l'oublier. L'Empereur vient de lui confier une espèce
d'emploi de la plus haute importance. Il l'a chargé de la
défense des côtes, et à mis sous ses ordres les gouver-
neurs militaires de toutes les provinces maritimes. Le
voilà en collision directe avec Araktcheief. Je crois voir
deux boulets de canon qui se heurtent de front. On
regarde comme certain que l'un des deux écrasera l'autre.
Trouvant une occasion parfaitement sûre j'en profite
pour vous écrire en toute liberté et pour faire connaître
à S. M. les acteurs qui représentent sur le théâtre où je
suis placé. Que vous dirais-je d'ailleurs si je ne vous
parlais pas de l'Empire? Les grandes nouvelles dans ce
moment viennent du midi et vous en êtes plus près que
moi.
11 faut toujours avoir l'œil sur l'Inde et si je ne me
trompe agir en Perse, autant que j'en puis juger sans
avoir pu ouvrir certains portefeuilles.
J'ai l'honneur d'être avec une respectueuse considé-
ration, Monsieur le Chevalier, votre très humble et très
obéissant serviteur.
48
LETTRE
252
Au Même.
Saint-Pétersbourg, janvier 1808.
Monsieur le Chevalier,
J'ai reçu avant hier, par M. Bustori, votre paquet con-
tenant les numéros 35, 36 et 37, et votre confidentielle
du 2 novembre dernier. Que voulez-vous que je vous
dise? 11 est trop vrai que nous ne nous entendons jamais,
et je renonce de bon cœur à vous persuader, comme
vous renoncez de votre côté à me persuader moi-môme.
Vous accusez mes Lunettes Russes, et vous ne faites pas
attention aux Lunettes Sardes que vous portez. Puisque
nous en sommes à l'optique, pouvez-vous ignorer, Mon-
sieur le Chevalier, que le verre concave qui rapetisse les
objets est précisément aussi menteur que le verre con-
vexe qui les amplifie. La différence qu'il y a entre nous
deux c'est que, lorsque je raisonne sur Pétersbourg par
les règles de Pétersbourg, je vois et raisonne très juste,
au lieu que vous, Monsieur le Chevalier, quand vous me
prouvez que telle ou telle chose ne doit pas choquer à
Saint-Pétersbourg parce qu'elle paraît bonne et raison-
nable à Cugliari, vous me paraissez tout à fait hors des
règles de l'optique, et permettez-moi d'ajouter encore
de la logique.
A M. LE CHEVALIEll DE ROSSI. 49
Quant au salpêtre dont vous me croyez pétri, je vous
prierai encore d'observer que nul homme ne passe pour
bouillant ou emporté parce qu'il l'a été avec tel homme
ou à tel moment. Il faut, pour qu'il mérite sa réputation,
qu'il le soit toujours, ou au moins ordinairement. Il y a
sept ans que je suis ici, au milieu des circonstances les
plus difficiles et des hommes les plus aisés à effaroucher.
Par quel enchantement est-il arrivé que mon salpêtre,
loin de produire la moindre explosion, a paru à tout le
monde du beurre frais.
Dites, Monsieur le Chevalier, autant de mal qu'il vous
plaira de ce qui vous choque dans mon caractère, je me
soucie fort peu de vous contredire puisque vous ne criti-
quez que votre ouvrage.
Je ne veux pas divaguer davantage sur ce sujet, puis-
que nous n'avons plus de langue commune et que nous
ne pouvons nous entendre. D'ailleurs il s'est passé bien
des choses depuis votre lettre du 2 novembre, à laquelle
je réponds maintenant. Ensuite de très mures réflexions
et avec toutes les précautions requises, j'avais tenté
avec Bonaparte... Je n'ai pu réussir et j'en suis toujours
très fâché. Si vous m'aviez répondu tout simplement :
S. M., bien persuadée que vous ne pouvez rien entreprendre
que par un véritable zèle pour son service, désapprouve
néanmoins votre idée et souhaite que vous ne l'ayez pas
exécutée, je n'avais certainement rien à dire, car tout
Ministre qui prend sur lui d'agir sans autorisation, dans
les occasions où il n'a pas le temps de consulter, doit
faire entrer dans ses calculs la chance de la désappro-
bation (ou de la non approbation) ce qui n'est pas tout à
t. xi. 4
50 LETTRE
fait la même chose. Mais vous saisissez une plume mas-
sive, et vous me répondez comme à un jeune homme qui
débuterait dans le monde et qui chercherait une répu-
tation ; je pourrais même ajouter comme à une espèce
de mauvais sujet. Vous souhaitez, pour mon bien, que
je ne sois pas parti, et vous m'apprenez même que S. M.
veut bien ne pas donner d'interprétation sinistre à ma
démarche. C'est une extrême clémence, Monsieur le
Chevalier, mais qui a tout à fait achevé de m'aliéner.
Cette lettre m'a paru un péché capital contre la délica-
tesse, et contre les égards que tous les Souverains veu-
lent bien avoir pour de vieux serviteurs. Eh! que me fait
à moi cette Troie où je cours? Etait-ce pour mon plaisir
ou pour mon profit, que je voulais aller à Paris ? Si
j'avais voulu faire ma paix particulière, ou me tourner
d'un autre côté, après avoir pris congé respectueuse-
ment, je n'aurais pas été plus coupable que les Ducs et
Pairs qui ont quitté les flancs de leur ancien Maître pour
s'en aller faire leurs affaires, en disant comme on dit
ici : Tout est fini. Quel motif pouvait donc me déterminer,
sinon une volonté ardente d'être utile à S. M., volonté
qui est considérée et appréciée par les hommes équita-
bles? Pour être en règle en me retirant, aux yeux du
moraliste le plus rigide, je n'avais qu'à lui montrer la
lettre où vous m'intimez franchement le divorce, et la
séparation éternelle d'avec ma femme et mes enfants,
sans ajouter le plus léger compliment, un mot seulement,
je ne dis pas de compassion et d'intérêt, mais de simple
politesse. Encore une fois, Monsieur le Chevalier, quel
motif coupable et suspect pouvait me déterminer ? Mais
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 5t
ces réflexions, qui sautent aux yeux, ne m'épargnèrent pas
votre aimable lettre du 4 5 février qui acheva de me dé-
courager. Ne voyant donc plus dans mon cœur qu'une
fidélité froide qui ne me contentait plus, quand même
S. M, aurait daigné s'en contenter, je me hâtai de me
dénoncer moi-même et de vous offrir de me retirer pu-
rement et simplement, sans aucune stipulation quelcon-
que, ne voulant jamais rien accepter de S. M. mécontente.
Si Elle est entrée dans cette idée, tout est dit : il ne vous
reviendra de ma part ni plainte ni clabaudage. Quelque
traitement que S. M. m'ait fait souffrir, je sais ce que
tout le monde lui doit, ce que je lui dois en particulier,
et quels sont les devoirs d'un homme délicat dans ces
tristes circonstances ; de votre côté, Monsieur le Che-
valier, j'espère que vous ne me forcerez à aucune apo-
logie, ce que je regarderais comme la plus grande des
calamités. Je n'ai qu'une chose à vous dire encore dans
cette supposition, c'est que je ne trouverai dans mon
changement de position d'autre plaisir, ou pour parler
plus exactement, d'autre consolation que celle de pro-
curer à mes enfants un Souverain qu'ils n'ont pas, un
étal, et une propriété quelconque, article que je place
avant tous les autres, et sans lequel tous les autres ne
sont rien pour moi. Du reste, ce pays est le dernier où je
voudrais passer ma vie.
Dans la supposition contraire, c'est-à-dire en suppo-
sant que S. M. n'ait pas dédaigné les services d'un
mécontent, je les continuerai loyalement comme je l'ai
offert : je n'ai pas deux paroles. Si l'offre est sincère, je
puis ajouter qu'elle n'est pas moins désintéressée, puis-
52 LETTRE
que je n'attends, ni ne puis rien attendre, du rétablis-
sement de S. M. (que je désire cependant de toutes les
forces de mon cœur). Je n'ai cessé de vous dire, Monsieur
le Chevalier, sans équivoque, sans balancement, sans
variation, et nunc et semper, qu'en calculant mon âge, le
nombre et la nature des circonstances où nous sommes,
la Restauration est un événement absolument nul pour
moi, que je n'espère rien, que je ne demande rien, que
je suis prêt môme à mettre entre les augustes mains de
S. M. une renonciation écrite à toute prétention ren-
voyée à cette époque ; qu'en conséquence je ne lui de-
mandais en grâce que les moyens aisés, raisonnables,
discrets, et absolument en sa puissance de tolérer d'une
manière moins douloureuse la position excessivement
pénible où il lui a plu de me placer. Elle a jugé à propos
de repousser péremptoirement toutes mes demandes ; et
sans doute Elle est bien la maîtresse ; mais vous voyez
au moins que ma détermination ne présente pas, dans
cette seconde supposition, le moindre alliage d'ambition,
d'égoïsme ou d'intérêt ; puisqu'au contraire je sacrifie
aux lois de la délicatesse, et sans aucun équivalent pos-
sible, la seule chose dont je me soucie réellement dans
ce monde, l'état.
Si je demeure au service de S. M. vous n'entendrez
plus de moi aucune plainte : il faut finir ces intermina-
bles querelles. Déjà vous avez pu observer, tout à votre
aise, que l'œil le plus fin ne pourrait pas découvrir dans
ma correspondance officielle la plus légère trace de
mécontentement ; j'espère que chez moi l'homme et le
Ministre sont bien séparés, et que l'un n'a jamais épousé
A M. LE CHEVALIEU DE ROSSI. 53
les ressentiments de l'autre. Il faut à l'avenir, si je de-
meure à ma place, que le premier se taise comme le
second. C'est le parti que je prendrai, et il me coû-
tera d'autant moins que je suis persuadé depuis long-
temps que toutes les routes me sont fermées pour arriver
au cœur de S. M. En convenant néanmoins que mon
devoir est de cacher l'ulcère , il ne s'ensuit pas qu'il
doive guérir.
Après vous avoir écrit les lettres amères dictées par la
vôtre du -15 février, j'ai vu des difficultés à mon rappel
actuel, que je n'avais pas vues d'abord ; mais à cet égard,
S. M. ne doit se gêner aucunement : quand elle voudra,
comme elle voudra, tout ce qu'elle voudra, et sans que
je prétende me faire valoir pour cela, au contraire, je
proteste formellement qu'un homme affecté comme
vous l'avez vu, n'est pas même susceptible de mérite.
Un mot de votre lettre me ferait regarder mon rappel
en Sardaigne comme une idée qui s'est présentée entre
les autres. Mais, comment donc, Monsieur le Chevalier,
le Roi, après m'avoir refusé un état pour mon fils, et
m'avoir condamné par le fait à une indigence sans fin
pour le soutenir ici, pourrait-il encore me séparer de
lui, et nous perdre l'un par l'autre? Cette idée est si
cruelle, si étrangère à la grandeur d'âme de l'auguste
famille de S. M., et à la sienne propre, que vous me per-
mettrez de ne lapas mettre au rang des choses possibles.
La querelle que vous me faites sur la rareté de mes
lettres est si peu fondée, que je m'attends à des excuses
de votre part. Depuis le 6 décembre 1807 jusqu'au 4 6
décembre dernier, j'ai eu l'honneur de vous écrire vingt-
54 LETTRE
quatre lettres officielles (depuis le numéro 32 jusqu'au
55 inclusivement), dont plusieurs ont 20 pages, et, outre
les lettres officielles, une lettre non numérotée, du 9 (24)
octobre, adressée par la voie de M. Torlonia; or, dans les
circonstances actuelles et vu les immenses difficultés des
correspondances, la mienne est une correspondance très
et môme trop active ; mais j'ai suivi vos intentions : il
faut pour cela être bien aux aguets, et n'avoir pas laissé
échapper une seule occasion. — Eh bien, Monsieur le
Chevalier, qu'en dites-vous ? Faites-moi réparation
d'honneur, ou je me fâche. Quant à la forme de mes
lettres, c'est une autre affaire. Nous n'aurons sur ce
point aucune difficulté, et le tout dépendra de vous. Nous
assistons au plus grand et au plus terrible spectacle qui
ait jamais été donné aux hommes. Il est bien fait pour
exciter les réflexions, et je vois que de forts grands Ca-
binets recommandent expressément à des Ministres de
confiance de laisser courir leur plume, et d'exposer leur
manière de penser sur les événements. Il ne tiendrait
qu'à moi, Monsieur le Chevalier, de vous prouver maté-
riellement que je ne suis pas sans droit pour dire mon
avis sur ces grands événements ; mais je n'y ai nul inté-
rêt, et si S. M. s'accommode mieux d'une gazette dé-
charnée de ce pays, parlez, Monsieur le Chevalier, il est
bien aisé de vous satisfaire.
Voici qui s'adresse particulièrement à vous. Peu
d'hommes m'ont inspiré d'abord plus d'estime et de
confiance que vous, Monsieur le Chevalier ; je crois que
vous ne l'avez pas oublié, je m'applaudis dans le temps
d'avoir à correspondre avec vous. Je me rappelle vous
A M. LE CHEVALIER DE ROSSÏ. 55
avoir écrit un jour, en riant, que le premier article de
mon Décalogue était : Non tripotaberis, et je me flatte que
vous ne m'avez jamais mis au rang des hommes qui ont
la foi sans les œuvres. Je n'ai rien oublié pour me mon-
trer à vous tel que je suis, ami de la vérité, de Y unité,
de la droiture ; ennemi mortel de toute espèce de dé-
tour. Je vous ai toujours témoigné une confiance sans
borne. Je voyais avec plaisir deux plumes sur votre bu-
reau, celle du Ministre et celle de l'ami; maintenant j'en
vois une qui se dessèche et bâille faute d'exercice. Les
deux personnages commencent à se confondre, et comme
dans la fable de Salmacis, neutrumque et utrumque vi-
dentur. Divisez-les de nouveau, je vous en prie, mais
d'une manière claire et distincte, en sorte que je ne
puisse m'y tromper; vous me ferez le plus sensible
plaisir, et pour me le procurer il me semble qu'il vous
en coûtera bien peu: renoncez seulement à l'infaillibilité.
Est-ce trop exiger? Ne croyez pas surtout que Dieu vous
ait condamné à vivre Bœotum in aere crasso, qu'on n'ait
pas le sens commum dans le reste de l'univers, que je
ne me forme pas la moindre idée de ces grands mots de
justice, de bonté, d'honneur, de délicatesse, que toutes
mes pensées sur ces objets sacrés soient des hérésies, et
toutes les ^vôtres des canons. Dites-moi quelque chose
qui ressemble à ceci : Il est vrai, je conviens, il pourrait
bien se faire, en effet, j'avoue, etc., et je vous saute au
cou ; je demande bien peu, Monsieur le Chevalier, mais
qui sait si je réussirai? L'Empire de la raison n'est heu-
reusement pas seul dans ce monde ; mais il est bien
restreint, et tout le reste est mené par ce que les hommes
56 LETTRE
appelent hasard, fortune, destin, etc., sans trop savoir
ce qu'ils disent. Demandez-vous à vous-même pourquoi
je suis parvenu à être si malheureux et si mécontent sous
les ordres d'un Souverain si bon, si grand, si généreux,
si juste que S. M.? Demandez-vous ensuite comment un
Prince brillant de toutes ces qualités a pu se déterminer,
se complaire même, à humilier, à chagriner, à pousser à
la mutinerie un homme qui lui était aussi ardemment
dévoué que moi ; vous ne trouverez pas d'autre réponse
sinon que les choses humaines sont maudites et qu'elles
ne peuvent aller bien. Donnez-moi du contraire une
preuve qui dépend de vous, et croyez-moi en attendant,
avec un respectueux attachement, Monsieur le Cheva-
lier, votre, etc.
253
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 30 janvier (11 février) 1808.
Monsieur le Chevalier,
Quoique les armées aient marché en Finlande, la
guerre n'a pas commencé et l'ambassadeur est toujours
ici, à la vérité de fort mauvaise humeur, mais enfin il y
est. Dans ses notes, il ne doute pas un moment de la
loyauté de S. M. I. et ne croit pas la guerre possible.
Dans son cœur, il n'est pas tout à fait aussi décidé. Des
voyageurs arrivés tout nouvellement de Suède disent
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 57
qu'ils n'y ont pas va le moindre préparatif ni la moindre
apparence de guerre. Qu'est-ce que cela signifie ? Y au-
rait-il quelque convention secrète? C'est ce que nombre
de personnes croient ou regardent du moins comme
probable : pour moi je ne suis pas trop de cet avis. On se
divise encore sur la question de savoir si le Roi de Suède
se défendra : je pense qu'il vaudrait mieux demander
s'il pourra se défendre ; car, s'il en a les moyens, je ne
comprends pas comment son caractère lui permettra de
se laisser dépouiller sans résistance. J'ignore quelle es-
pèce de secours les Anglais pourront et voudront lui
donner. Au reste, Monsieur le Chevalier, il ne peut y
avoir qu'une manière de penser sur la loyauté et les
nobles sentiments de S. M. Suédoise. Nous assistons,
Monsieur le Chevalier, à une longue et terrible maladie
de l'esprit humain. Il est impossible d'en connaître les
bornes, et bien difficile d'en découvrir le remède.
Nous venons de perdre le Comte de Norona, Ministre
d'Espagne qui a été rappelé (je ne dis pas par son Maître).
Il emporte l'estime universelle, et laisse en particulier
pour moi un grand vide dans la société. Son successeur
est le Général Pardo de Figaroa, homme extrêmement
distingué du côté des talents, et qui en réunit même qui
semblent s'exclure mutuellement, car il a dans son pays
une grande réputation militaire et il est en même temps
grand connaisseur dans les beaux arts, littérateur, ju-
risconsulte, helléniste même, etc.; mais, si je ne me
trompe infiniment, c'est un mauvais sujet du premier
ordre. En arrivant il a débuté par refuser de voir le Duc
de Serra-Capriola. En vain le Secrétaire de la légation
58 LETTRE
espagnole (M. d'Anduaga qui est parti avec le Comte de
Norona), lui fit les plus grandes instances pour qu'il
jetât un billet chez le Duc, Pardo répondit bravement
qu'il ne reconnaissait dans le Duc de Serra-Capriola nul
caractère diplomatique, vu qu'un simple Infant d'Es-
pagne (Ferdinand IV) n'avait nul droit d'envoyer des
Ministres. Il a traité de même le Chevalier Navarru de
Andrade, chargé d'affaires de Portugal. Ces Messieurs,
comme vous l'imaginez assez, sontjustement furieux. On
s'est mis à l'appeler Figaro, en jouant sur son nom, et il
est possible que ce baptême de la malice imprime un
caractère qui ne s'efface jamais.
Cequeje vous ai dit sur l'Espagne est la vérité même.
D'un autre côté, le Général Pardo ne se gêne nullement
sur le compte de Caulaincourt : il le traite, à ce qu'on
m'assure, de Général de la Garde qui n'a jamais vu que
le feu de la cuisine. Je suis curieux de voir quelle figure
fera un homme qui déplaît à l'Empereur et à la France.
En attendant, je me tiendrai avec lui sur le ton de la
plus grande réserve. Il paraît que nous nous sommes
sentis et peut-être est-il arrivé avec quelques mémoires
sur mon compte, car il n'a point cherché à me parler ;
nous en sommes donc aux froides révérences. C'est aussi
ma position à l'égard des Français : je leur parle avec
politesse lorsque l'occasion s'en présente, mais je ne
cherche point à les voir. Par le moyen de mes amis, j'es-
père être parvenu à persuader assez bien Caulaincourt
que je suis extrêmement gêné par l'incertitude où me
tient son Maître qui n'a rien répondu à ma demande et
qui se met d'ailleurs dans un état de demi-guerre avec
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 59
le mien, en faisant rayer son nom de tous les almanachs
qui lui obéissent, de manière que je ne sais si, dans les
règles diplomatiques, je puis voir son Ambassadeur. Au
moyen de cette manœuvre très innocente, Caulaincourt
me croit réellement embarrassé, ce qui m'amuse beau-
coup in petto, et je reste chez moi, à mon grand con-
tentement; car ces Messieurs, sauf leur respect, sont
bien mauvaise compagnie. J'en reviens toujours à ce que
je vous ai dit sur la médiocrité des personnes.
Il y a au reste , en France, deux partis qu'on pourrait
appeler le parti Bonaparte et le parti Talleyrand : d'ac-
cord contre l'Europe, ils se détestent mutuellement. Le
premier est plus âpre, plus révolutionnaire; le second est
plus agréable dans ses formes. Souvent on dirait qu'ils
n'agissent pas d'après les mêmes principes. Savary, par
exemple, a fort mal traité ici l'Envoyé d'Espagne : il lui
a cherché une querelle ridicule sur je ne sais quel pré-
tendu défaut d'égards dont ce dernier n'était nullement
coupable 3 il s'est continuellement plaint de lui et n'a
cessé de lui faire de la peine. Caulaincourt, au contraire,
a eu l'air de ne pas savoir un mot de tout ce qui s'est
passé et à fort bien traité le Comte de Norona. La même
différence de procédés s'est fait apercevoir à l'égard de
l'Ambassadeur d'Autriche. Qui sait ce qui a pu produire
cette division de parti, qui me semble, en creusant jus-
qu'au fond, une division de gentilshommes et de bour-
geois?
Le Général Araktcheief va son train, et il me semble
que les gens sensés, en convenant de ses défauts durs
et repoussants, conviennent aussi que cet homme est fait
60 LETTRE
pour le moment. On ne parle que de ses décisions tran-
chantes et sévères. Reste à savoir si le malade pourra
et voudra soutenir le remède. Je vais tâcher de m'intro-
duire auprès de lui avec mon drogman, pour pouvoir
toujours me rendre utile aux officiers piémontais qui
sont ici ; car, pour moi, je ne me trouve nullement dans
sa sphère.
Les Gardes sont averties de se tenir prêtes pour l'un
des premiers jours de la semaine prochaine avec équi-
pages domestiques. Bien des gens pensent cependant que
ces corps ne seront employés que comme réserve. Véri-
tablement ils seraient (la cavalerie du moins) très
déplacés en Finlande; mais il y a des gens qui regar-
dent du côté de la Turquie. En attendant, les Français
ont fortifié Korono et autres points importants de la
frontière polonaise. Mais lorsque l'Empereur, il y a
quelque temps, voulut faire mine d'opérer de son côté,
on se fâcha terriblement, et on lui demanda s'il avait
quelques soupçons.
254
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 14 (26) février 1808.
Monsieur le Chevalier,
C'est la dernière fois que j'aurai l'honneur de vous
écrire par la voie de Londres, c'est-à-dire de la Suède
A M. LE CHEVAL! EU DE R0SSI. 64
La guerre est déclarée et la Finlande ést occupée pres-
que sans résistance. La déclaration de cette Cour a été
remise ici à l'Ambassadeur de Suède, mais on lui a re-
fusé un passe -port pour son courrier, et lorsqu'il a
allégué la nécessité de faire connaître cette détermination
à sa Cour, on lui a répondu que S. M. I. avait chargé
son Ministre à Stockholm de communiquer la déclara-
tion. Nous sommes destinés à voir dans tous les genres
des choses fort extraordinaires ! C'est la première fois
peut-être qu'on remet à un ambassadeur une déclara-
tion de guerre en lui refusant les moyens de la faire
parvenir à son Maître. Qui sait si nous ne devons pas
voir bientôt quelque chose de plus singulier encore?
L'Ambassadeur va partir : lui permettra-t-on de passer
par la Finlande ? Sur le simple doute proposé l'autre jour
(non par moi) dans une grande société, une dame
s'écria : Cela n'est pas possible; pour qui nous prend-on?
Pour moi je ne dis rien : encore une fois tout a changé
dans le monde.
Je n'ai pas lu la déclaration, mais je sais qu'elle con-
tient précisément les mêmes griefs dont je vous ai fait
part préalablement. D'ailleurs dès que la Russie est en
guerre avec l'Angleterre et que la Suède refuse de se
détacher de cette dernière puissance et de s'unir à ses
ennemis pour la forcer de faire la paix, il est clair qu'il
faut lui faire la guerre. Je supprime toutes les réflexions;
puisqu'on fait cette guerre, c'est une belle preuve qu'il
faut la faire.
Le chargé d'affaires de Portugal a voulu de son côté
envoyer un courrier à Londres. 11 a été refusé de même
62 LETTRE
et on lai a fermé la bouche par l'exemple de l'Ambassa-
deur de Suède. Il est obligé d'envoyer par Kœnigsberg,
où son courrier frétera un vaisseau : jugez de l'embarras.
D'ailleurs cette porte, suivant les apparences, sera bien-
tôt fermée comme les autres, de manière que toute com-
munication sera fermée de ce côté.
Il y a ici une fièvre de bals et de fêtes telle qu'on
n'en a jamais vu. On fait danser cinq ou six cents per-
sonnes et on leur donne à souper. C'est une bagatelle :
la dernière fête donnée par le grand Chambellan, Alexan-
dre Louis Narischkine, lui coûte au delà de 40,000
roubles.
La famille Impériale les ayant presque toutes hono-
rées de sa présence, vous sentez qu'on n'a rien épargné.
C'est une élégance, un luxe, une profusion dont rien
n'approche. Je m'y traîne par devoir, pour quelques
instants, en me rappelant mon Tite-Live : Inter acrioris
belli pericula hœc Bomœ gerebnntur.
Au milieu des circonstances, uniques dans l'histoire,
il faut surtout avoir l'œil sur l'Empire de Turquie. Sa
chute semble ajournée, mais je crois qu'on peut toujours
la regarder comme infaillible. La Servie est déjà déta-
chée, le reste suivra. J'ai eu l'honneur de vous faire
passer un jour un fragment remarquable, imprimé à
Paris, sur les anciennes prétentions de la Maison de
Savoie. L'Achaïe, Chypre, etc., n'étaient que des titres.
Qui sait ce que ces titres peuvent devenir à cette époque
de prodiges ! Il faut avoir l'œil sur tout. A Londres on
peut tout dire : ici c'est autre chose ; je ne puis dire en
ce moment que ce que je dirais à des Français.
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 63
L'embarras et l'ennui de Caulaincourt sont visibles
malgré les distinctions dont il est comblé. On regarde
comme certain qu'il a grande envie de se retirer, et
comme Savary qui s'était retiré avec peine, a suivant
les apparences grande envie de revenir, je crois qu'il y
parviendra. J'ai eu l'honneur de vous dire que ces deux
Messieurs appartiennent à deux sectes différentes. En
général, la noblesse qui a donné dans la Révolution n'a
point de grâce. C'est elle cependant qui a fait la Révolu-
tion; car, partout où il y a une aristocratie saine, le trône
ne risque rien, et le monde sera agité jusqu'à ce qu'il se
soit formé une légitime et solide aristocratie. — Je re-
viens à la Suède.
Son Excellence M. le Comte de Front aura probable-
ment eu connaissance de l'offre qui a été faite ici par
S. M. Suédoise, au nom de l'Angleterre, de laisser la
Baltique libre et de n'y pas faire entrer un vaisseau de
guerre, si la Russie voulait se désister de la guerre
contre la Suède. Puisque cette offre n'a pas été acceptée,
vous sentez que la guerre était absolument nécessaire.
En refusant à l'Ambassadeur de Suède un passe-port
pour son courrier, on lui a dit, dans la réponse écrite,
que S. M. I. avait pris la détermination de ne permettre
à aucun voyageur , etc. Ce mot est très probablement
un avant-goût du refus qu'on lui prépare, après l'avoir
comblé des égards les plus distingués ; car il n'a jamais
été mieux traité que dans la dernière audience qu'il a
eue, il y a deux ou trois jours de S. M. T. Si le passe-
port lui est refusé, il est décidé à se démettre solennel-
lement de son titre et à se constituer prisonnier comme
64 LETTRE
Général Suédois. L'estime universelle et peut-être unique
dont il jouit ici depuis si longtemps, donnera à cette
démarche beaucoup d'éclat et beaucoup d'influence sur
l'opinion.
Il y a eu à Louisia, peu au delà de la frontière de
Finlande, deux hommes tués du côté des Russes : du
reste il n'y a pas de résistance. On parle d'un manifeste de
S. M. Suédoise à ses sujets de Finlande, par lequel i!
leur déclare que, vu l'impossibilité absolue où Elle se
trouve de leur porter du secours, Elle se voit obligée de
s'en reposer sur eux-mêmes du soin de leur propre dé-
fense. La grande question est de savoir si les Russes
peuvent s'emparer de Helsingfords et de la flottille sué-
doise qui s'y trouve (probablement prise dans les glaces).
Je sais que l'endroit est très fort, mais j'ignore si la
saison et d'autres circonstances ne favoriseront pas les
Russes. Je ne sais si le digne Roi de Suède se tirera de
là ; mais je regarde comme très probable que le Dane-
mark achèvera de s'y perdre. Nous verrons comment
les Anglais et les Suédois marcheront ensemble.
M. le Comte de Front vous aura sans doute beaucoup
parlé de S. M. le Roi de France, qui est à Londres. On a
cru assez généralement qu'il était parti d'ici avec l'in-
tention de se rendre en Angleterre, mais rien n'est plus
faux. Milord Gower s'était d'abord fâché ici contre M. le
Comte de Blacas qu'il accusait de ne l'avoir pas instruit
de ce voyage ; mais il a vu la vérité avant de partir. Le
Roi de France s'étant décidé en Suède, il en fit part en
Angleterre, ensuite il partit lui-même ; mais par un ac-
cident de mer, il arriva avant ses dépêches, ce qui fit en
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 65
Angleterre un assez mauvais effet, que l'arrivée posté-
rieure du Paquebot n'a pas, je crois, tout à fait effacé.
Ce Prince est fait, par ses qualités personnelles, pour
conquérir l'estime universelle; mais sa Cour lui donne
beaucoup d'affaires, et probablement plus qu'il ne croit.
Tout favori est détesté : c'est une maxime de la Monar-
chie qui la trouble souvent ; or, M. le Comte d'Avaray
est un Français tel qu'il n'en a jamais existé. S. M. m'a
fait l'honneur de m'écrire à moi-même : C'était lui, c'était
moi (expression célèbre dans notre langue, de Montaigne
parlant de son ami La Boëtie). En effet, le Roi et son
ami ne sont qu'un, c'est un seul esprit, un seul cœur,
une seule pensée, et pour tout homme qui les approche
ou qui les connaît, il est démontré que jamais le Roi ne
résistera à une seule idée de son ami, et que jamais homme
vivant ne pourra faire croire ni même soupçonner au Roi
que le Comte d'Avaray a pu se tromper. Qu'arrive-t-il de
là ? Que tout ce qui entoure le Roi, et tout ce qui se
mêle de ses affaires a conçu contre l'ami intime une
haine forcenée qui nuit beaucoup aux intérêts de S. M.
Il faut cependant rendre justice au Comte d'Avaray; je
ne connais pas de dévouement plus pur que le sien. Lui
et le Comte de Blacas sont peut-être les seuls Français
qui aiment le Roi pour le Roi, sans ambition, sans inté-
rêt et sans limite. Mais s'ils sont égaux du côté des
sentiments, ils ne le sont pas du côté des talents. Blacas
est né homme d'état et Ambassadeur : je ne lui compare
aucun homme de sa bande ! Ti est le seul qui défende
d'Avaray, comme il défendrait la main ou le pied de son
Maître. Il est secondé par l'ange de paix, la céleste Du-
XI.
66 LETTRE
chesse d'Angoulême, qui ne cesse de se jeter entre les
combattants, de remontrer, de calmer, de raccommoder,
mais sans beaucoup de fruit. Ce qu'il y a de déplorable,
c'est que les agents du Roi se permettent de blâmer ses
démarches hautement et sans mesure. Ils remplissent
même de leurs plaintes les lettres qu'ils écrivent à leurs
amis ; il serait difficile d'imaginer rien d'aussi condam-
nable. En supposant deux hommes, dont l'un posséderait
toute la confiance de son Maître tandis que l'autre croi-
rait avoir à s'en plaindre grièvement, si tous les deux
se permettaient quelques légères critiques, je pourrais,
suivant les circonstances, excuser le premier, jamais le
second. Mais les Français n'ont plus de morale, et je ne
sais pas même où il en reste.
Voilà donc, Monsieur le Chevalier, ce Prince qui n'a
certainement aucun supérieur dans son auguste classe,
en esprit naturel, en connaissances acquises, en justice,
en clémence, en élévation de sentiments, le voilà, dis-je,
desservi par un homme dont il est énivré ; et voilà cet
homme, qui affronterait mille morts pour son Maître,
destiné à lui nuire continuellement sans que l'un ni
l'autre se doute jamais de la vérité. — Pauvre nature
humaine ! Qui oserait dire au Roi: « Sire I Un favori est
très bon et très respectable à sa place. Il serait bien
étrange que les Princes n'eussent pas le droit d'avoir un
ami ; mais s'il paraît à la guerre ou dans les négocia-
tions, tout est perdu. C'est une loi du monde comme la
chaleur ou la gravité. » Qui oserait même dire au Comte
d'Avaray : « Bon sujet, tenez-vous à l'ombre. Il y a sou-
vent plus de gloire à dire : J'ai eu l'honneur de ne pas
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 67
servir le Roi, qu'à dire : J'ai eu l'honneur de le servir.
Priez votre Maître de vous donner tort quatre ou cinq
fois la semaine sur les points dont vous conviendrez
ensemble, afin d'exclure l'idée de votre influence su-
prême. » Il n'y a pas moyen, Monsieur le Chevalier ;
c'est là une de ces nombreuses occasions où l'homme
sage doit repousser toute idée d'une perfectibilité idéale
et prendre les hommes comme ils sont.
Le mal est que le monde est plein de têtes légères
qui pensent mal du Roi, désespèrent de sa cause et se
tournent même contre lui à cause de ces petites misères.
Ils ne veulent pas voir que les passions humaines sont
comme la poudre qui a plus de force à mesure qu'elle
est plus resserrée. Il y a quelquefois plus d'agitations,
plus à'impegno pour élire un gardien entre les quatre
murs d'un couvent, qu'il n'y en aurait pour élire l'A-
voyer de Berne ou le Doge de Venise. Ils disent : «Voyez
cette petite Cour qui passe la journée à se déchirer et à
faire des fautes: jugez de ce quelle ferait à Paris. » Il
n'est guère possible de raisonner plus mal. Alors la
poudre brûlerait au grand air et ne produirait que de la
flamme sans explosion. Le balancement de toutes les
influences, les lois, les coutumes, les remontrances et
jusqu'aux chansons contribueraient à maintenir l'ordre,
l'équilibre et tout, comme auparavant.
Mais le mal est fait, Monsieur le Chevalier ; l'opinion
est contre le Roi : du moins il n'y en a plus ou point
encore en sa faveur. Les grandes puissances ont eu la
fatale et incompréhensible politique de le tenir dans
l'ombre et de le regarder comme un proscrit qui de-
68 LETTRE
mandait l'aumône. Elles n'ont que trop réussi. La France
ne le connaît pas. Il était fermement résolu à revenir en
Russie, mais je crois que des avis bien motivés le feront
changer d'avis. Nulle part il ne peut être mieux qu'en
Angleterre, et je ne sais même s'il peut être sûrement
en nul autre lieu de l'Europe. Quel spectacle, Monsieur
le Chevalier ! A la fin du xvne siècle, Louis XIV donne
l'hospitalité à Jacques II, chassé par ses sujets; au com-
mencement du xixe, Georges III, héritier du spoliateur,
la donne à celui de Louis XIV ! On tremble en voyant
ces épouvantables vicissitudes. Mais pour en revenir à
la politique pratique, il me semble que les Anglais de-
vraient tâter les colonies françaises, pour voir si toutes
ou quelques-unes ne seraient point tentées de se détacher
de la Métropole pour se donner au Roi de France.
L'exemple du Brésil est tentant, et aucun préjugé d'hon-
neur ne pourrait arrêter celui qui serait tenté de se
prêter à ce projet. Je me suppose Gouverneur de la
Martinique, par exemple : pour aucune raison je ne cède-
rais l'île à des étrangers, quelle que fût ma haine contre
le gouvernement actuel. Mais si on me proposait un
Rourbon, la fleur de Lis et l'indépendance, je prêterais
l'oreille. Les Colonies souffrent certainement, et il serait
aisé de les tourmenter, de les affamer davantage. Dans
cet état de choses, supposez qu'on leur offre tout à coup
l'émancipation et la liberté ; je vous assure, Monsieur le
Chevalier, que cette perspective serait bien séduisante.
Supposez maintenant qu'une seule île se détermine. Quel
spectacle, et quelle tentation pour les voisins qui ver-
raient ce pavillon libre et le commerce tous les jours plus
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 69
florissant ! — Quand le Roi ne voudrait pas y aller,
qu'on y établisse un Bourbon quelconque, qui serait
reconnu et dont on recevrait les Ministres, ce serait
encore un grand coup et un bel épouvantail.
On m'apporte dans ce moment la déclaration de S. M. I.
datée du 4 0 de ce mois. J'ai l'honneur de vous la trans-
mettre avec la note d'accompagnement où vous remar-
querez le nom qu'on donne à la guerre. Vous verrez
aussi de quelle manière j'ai répondu. Comment penser à
exprimer contre ma conscience un vœu direct contre
l'Angleterre, la seule puissance qui nous protège, ou
contre ses alliés? Jamais.
J'ai déjà eu quelques conversations avec le nouveau
ministre d'Espagne. Il est très, bon à connaître, je vous
assure, car il est très instruit sur plusieurs points. D'a-
bord nous avons battu les buissons sur la langue grec-
que, et sur quelques points de science qui ne font de
tort à personne. Ensuite, nous avons légèrement dérivé
vers la politique. Je le crois au fond très bon Espagnol,
mais serviteur du temps et du Prince de la Paix. Il
appartient précisément à cette espèce d'hommes dont on
peut tirer le plus grand parti. Sous ce rapport, je me
lierais volontiers avec lui; mais comme il a mal débuté,
ainsi que je vous l'ai dit, je suis obligé de m'observer et
de me tenir en arrière.
On dit que les choses ont tourné en Espagne et que
la scène sera ensanglantée. J'en suis inconsolable. Cette
respectable nation est peut-être (on peut dire est certai-
nement) celle de l'Europe qui a moins mérité ces mal-
heurs. Lorsqu'on envisage l'État de l'Europe depuis le
70 LETTRE
Tage jusqu'à la Tornéa, la tête tourne comme lorsqu'on
regarde dans un gouffre sans fond.
J'en étais ici de ma dépêche lorsque j'ai appris qu'au
lieu de passer par Kœnigsberg, elle partirait plus tôt et
plus sûrement par une occasion de confiance qui la por-
terait à Vienne. Je me gêne donc moins pour vous dire
le reste. Quoique je ne vous écrive que par des cour-
riers, je les examine encore ; car tous n'ont pas le même
degré de sûreté.
Je voulais donc vous dire, Monsieur, que si j'en crois
mes propres observations, celles des autres et les indi-
ces qui s'élèvent de toutes parts, nous marchons à une
catastrophe prochaine et inévitable. Joignez l'action
continuelle et absolue de la France aux sentiments inté-
rieurs que je vous ai fait connaître, et voyez ce qui peut
arriver. Je puis me trouver dans des embarras dont
il n'y a pas d'exemple : c'est bien aujourd'hui que vous
ne pouvez pas me donner des instructions : mais dans
ce moment la vertu est à côté du danger.
M. le Comte de Tolstoï s'est conduit à Paris avec
beaucoup de bon sens et de fermeté. Au lieu de se lais-
ser enivrer par des caresses bruyantes, il s'en est tou-
jours tenu à demander l'exécution de ce qui avait été
promis à son maître. Aussi il déplaît, et il se déplaît. Je
crois même qu'il a arrêté à Vienne Madame son épouse
qui allait le joindre à Paris. Je doute qu'il tienne là. On
me donne pour sûr que le Général Hinof (prononcez,
Kinof) part pour Paris avec une commission particu-
lière. Celui-là réussira parfaitement. Où sommes-nous
et que deviendrons-nous ?
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 1\
La guerre suspendue entre l'Angleterre et l'Autriche
est enfin déclarée ; car les Ambassadeurs étant partis
respectivement, nul doute que l'Angleterre n'attaque la
première sans attendre davantage. J'ai vu encore, dans
les papiers publics, que Bonaparte nous l'avait déclarée
formellement, en ordonnant à ses vaisseaux de courir
sus à tous les bâtiments venant de Sardaigne et y allant.
Dès que nous ne pouvons, ni ne voulons, ni ne devons
rompre avec l'Angleterre, cette finale était iuévitable.
Vous voyez, Monsieur le Chevalier, ce que nous avons
gagné à payer les vaisseaux Français pris sur nos cô-
tes : à présent je puis vous le dire, c'est une mesure de
peur, où il y avait tout à perdre et rien à gagner. Le
Roi ainsi insulté gardera-t-il chez lui le consul Fran-
çais ? Il ne nous manque plus que cela. Je n'examine
point ce qu'il fallait faire précédemment, tenons-nous-
en au moment présent : le reste est superflu. Le Patri-
moine de S. M. est perdu (du moins pour un temps que
personne n'a droit de fixer), tous nos amis nous ont
abandonnés, excepté l'Angleterre : il ne nous,reste qu'à
nous jeter dans ses bras sans aucune retenue. Vous sa-
vez, Monsieur le Chevalier, que je n'ignore pas ses torts
et ce qu'on peut dire contre elle : mais elle a de magni-
fiques côtés, et, encore une fois, que pouvons-nous faire
de mieux que de l'intéresser et de l'engager même en
nous donnant tout à fait à elle ? La politique poltronne
et tâtonnante ne vaut rien du tout, et n'a sauvé per-
sonne.
Le Roi de Suède avec sa hauteur, qu'il a peut-être
poussée trop loin (je ne décide rien), est encore sur ses
72 LETTRB
pieds avec toute sa gloire. Qu'est devenu son voisin
avec sa belle prudence ? Il n'y a plus qu'une ancre, tenons-
nous-y. Monsieur le Comte de Front ne m'ayant plus
écrit depuis longtemps (il n'en a pas les moyens), je ne
sais plus où nous en sommes avec l'Angleterre, ni ce
qu'elle est disposée à faire pour nous. Notre politique, à
vous dire le vrai, me semble un peu à bâtons rompus,
tandis que les affaires doivent se mener de front. Sou-
vent je me suis abstenu de certaines démarches de
crainte d'en croiser d'autres. Enfin, Monsieur le Cheva-
lier, chaque homme et chaque Cabinet se conduit comme
il l'entend ; mais voyons ce que peut faire l'Angleterre.
J'ai surtout les îles en vue, à cause delà sûreté.
Dernièrement on cita, dans un dîner nombreux, une
lettre de Londres où il était dit : « Tous les Ministres
étrangers sont allés voir le Roi de France, excepté celui
de S. » Sur quoi mon voisin me dit: ce Cette lettre initiale,
Monsieur le Comte, ne signifie pas Suède ». Je ne
blâme personne et moins que personne Monsieur le
Comte de Front qui sait parfaitement ce qu'il doit faire.
Cependant prenez-y garde : rien de ce qui peut faire
baisser une Maison Royale dans l'opinion ne peut être
conforme à la prudence. Je sens bien que le dilemme
est dur; croyez que j'en sens toute l'amertume. Malheu-
reusement il faut se décider.
Puisque Bonaparte, malgré toute la faveur qui m'a
poussé ici, n'a pas voulu me recevoir (car je regarde la
chose comme décidée), vous voyez qu'il ne s'embar-
rasse de personne et qu'il exécute ses plans sans avoir
égard à rien. Au reste la tentative, sur ce point n'aura
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 73
et ne pouvait avoir aucun inconvénient. J'ai fait, ce que
j'ai pu: maintenant je n'ai plus rien à faire jusqu'à nou-
vel état de choses.
De nouvelles lettres de Londres nous annoncent que +
le Roi de France y a été fort bien et dignement traité,
mais que le Ministère n'a pas voulu traiter avec M. le
Comte d'Avaray ; il a réussi comme ici. Au reste il y a
dans tout ce qui se passe, mais surtout dans les in-
croyables succès d'un seul homme, quelque chose de
surnaturel qui désoriente le bon sens.
Rien n'a changé dans ma situation. Mêmes formes
extérieures, mêmes égards, mêmes invitations, mêmes
communications, etc. Mais tout cela sans préjudice de
la maxime éternelle, que la puissance est toujours gê-
née devant celui qu'elle n'a pu défendre.
J'ai Thonneur d'être
SUPPLÉMENT
M. d'Arberg, Chambellan de Bonaparte , vient d'arri-
ver pour proposer à S. M. I. une nouvelle entrevue sur
la frontière, c'est-à-dire sur la Vistule (beau phéno-
mène de cette époque!) pour y terminer définitivement les
affaires de la Prusse, de la Suède et de la Turquie. Ceci est
sûr ; ce qui suit est peut-être une fiction de la malice.
On dit que quelqu'un, représentant au Ministre des Af-
faires étrangères l'extrême danger d'exposer nouvelle-
ment un grand Souverain à l'action d'une influence si
prépondérante, il avait repondu : J'y serai; sur quoi on
se sépare en ricanant le vers de Corneille : Contre tant
74 LETTRE
d'ennemis que vous reste-t-il? Moi. Chacun se demande:
Ira-t-il? riira-t-ilpas? mais pourquoi n'irait-il pas, si
Vautre insiste ?
L'Ambassadeur de Suède est toujours ici ; on lui a
envoyé un passe-port pour Memel, dans cette saison ! Il
a fait de nouvelles instances auxquelles on n'avait point
encore répondu hier. Je crois qu'il persiste toujours
dans la résolution que je vous ai fait connaître. Tous
les honnêtes gens sont indignés d'une telle violation du
droit public qui, dans le fond peut-être, a pour but de
retarder le départ d'un Général.
Vous aurez sûrement appris que Bonaparte, à son
passage par Turin, avait conféré une foule de places aux
hommes les plus distingués du pays. Il a beaucoup vu
et beaucoup consulté le Marquis de Barol>5 l'homme de
son rang et de ma connaissance qui a le plus de lumières
et de sagacité î Bonaparte qui, malheureusement pour
l'Europe, se connaît en hommes mieux que personne, ne
m'étonne point en s'adressant à lui. Je crois bien que sa
conduite politique aura été souvent blâmée ; mais croyez
qu'elle n'a été déterminée que par sa grande pénétra-
tion. Il a tout prévu et m'a souvent annoncé à moi-
même ce que nous voyons. Il n'est pas vrai, au reste,
que dans une révolution (aussi grande surtout que
celle dont nous sommes témoins), tout le monde doive se
conduire de la même manière. Deux marches diamétra-
lement opposées peuvent être l'une et l'autre parfaite-
ment fondées en raison. Il m'est impossible de douter
que Bonaparte ayant très souvent vu le Marquis de
Barol, après ma demande faite, il ne lui ait parlé de
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 75
moi, et j'ai reçu trop de preuves dans ma vie de son
amitié et de sa délicatesse pour douter davantage qu'il
n'ait répondu de la manière la plus favorable. Je re-
garde comme une chose démontrée que le Général Sa-
vary s'est absolument réservé cette affaire, et que si le
Général de Caulaincourt en sait quelque chose, c'est
uniquement par ce que lui en a dit ici (peut-être un peu
trop vite) Pami que j'ai employé. Souvenez-vous de ce
que j'ai eu l'honneur de vous dire au sujet des deux
partis. Qui sait si Bonaparte ne les connaît pas, et s'il
ne les emploie pas volontairement pour les éclaircir l'un
par l'autre. Il peut très bien se faire que Savary ait été
grondé pour s'être chargé de transmettre ma demande,
et que ma tentative ne soit honorée que d'un profond
silence. Cependant il faut attendre encore un peu.
Notre cher Duc de Serra-Capriola continue ici à se
gêner assez peu. Il dit que l'Empereur est trahi et il a
raison. Quant à moi, je m'y prends d'une autre manière ;
mais si j'étais appuyé comme le Duc, et si la Russie ne
payait aucun subside au Roi, je parlerais autrement.
Ma situation est extrêmement délicate, car je suis tenu
de plaire, ou de ne pas déplaire à des gens de systèmes
absolument opposés. La promotion d'Araktcheief m'a
totalement désorienté sous un certain rapport. Je vois
clairement que le Comte de Roumantzof craint de me
recevoir, pour ne pas faire ombrage aux Français. Je
ne dois point trop élever la voix, mais cependant je ne
veux pas qu'il me prenne pour un aveugle. Je vous
adresse ci-jointe la réponse que j'ai faite à la Note par
laquelle il a fait part au Corps diplomatique de sa no-
76 LETTRE
mination au poste de Ministre des Affaires étrangères ;
car jusqu'à présent le Général de Budberg était censé
absent pour cause de santé. Vous y verrez comment, à
travers la phrase la plus polie, je lui ai cependant donné
mon coup de patte. Je veux bien qu'il me croie pru-
dent, mais pas imbécile. Quant à la déclaration contre
la Suède et la réponse que j'y ai faite, comme il est
parfaitement égal à S. M. de lire ces pièces quelques
jours plus tôt ou plus tard, je les ai fait passer par l'An-
gleterre, profitant pour cela de la dernière occasion que
j'aurai probablement pour ce pays. J'ai profité de même
de tous les courriers qui ont passé par la Finlande pour
vous écrire par la voie d'Angleterre, et, pour éviter des
répétitions inutiles (et qui me seraient d'ailleurs impos-
sibles) , j'ai envoyé à M. le Comte de Front mes
lettres officielles à cachet volant, avec prière de vous les
faire tenir incessamment. J'ai profité d'occasions par-
faitement sûres pour faire connaître un peu plus parti-
culièrement, à lui comme à vous, le théâtre où je me
promène tristement au milieu des difficultés de tout
genre. Je suis comblé dans le monde de marques de
bonté et de considération. Il y en a même qui m'éton-
nent comme, par exemple, de m'être vu invité à dîner
à brûle-pourpoint par la Comtesse Alexandre Soltikof,
femme du Ministre-adjoint des Affaires étrangères. —
Comment donc, Madame la Comtesse, lui dis-je en riant,
vous fréquentez les lépreux ! — Monsieur, les règles ne
sont pas faites pour vous. — M'inchino. Vous connaissez
sans doute les lois sévères qui écartent ici le Corps di-
plomatique de tout le district des affaires étrangères, et
A M. LE CHEVALIER DE R0SS1. 77
vous pensez bien que la Comtesse n'a pas fait ce pas
sans autorisation. — Allons donc dîner chez le Comte
Alexandre Soltikof, Ministre-adjoint des Affaires étran-
gères !
255
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 6 (18) mars 1808.
Monsieur le Chevalier,
J'avais résolu ab initio d'avoir l'honneur de vous en-
voyer le mémoire que j'ai fait passer en France, ou
lorsqu'il serait décidé que j'irais ou lorsqu'il le serait
qu'on ne voulait pas m'entendre. Cette dernière suppo-
sition paraît réalisée, du moins tacitement, quoique je
ne voulusse pas répondTe que ce mémoire n'aura jamais
aucun effet. Quoi qu'il en soit, le voilà. Il n'est connu ici
que de trois personnes : de M. de Laval, Chambellan ac-
tuel de S. M. L, qui a été l'entremetteur dans cette af-
faire et le seul homme de Saint-Pétersbourg qui par une
certaine réunion de circonstances pouvait m'être utile ; de
M. le Comte Alexandre de Soltikof, ministre-adjoint des
Affaires étrangères, et de mon frère. Tous trois l'ont ap-
prouvé en général, mais le premier trouve que je n'ai
pas assez loue Bonaparte. Le second, au contraire, pré-
tend qu'il y est assez, et même assez finement loué. Mais
78 LETTRE
ni l'an ni l'autre n'ont remarqué la dernière phrase que
mon frère a trouvée hardie et même un peu téméraire.
Sa perspicacité sur ce point m'a surpris, car il a vu très
clairement le combat qui s'éleva dans ma conscience
entre la haine et la politique. Je conviens qu'il en est ré-
sulté quelque chose de légèrement ambigu, et par consé-
quent de hardi ; mais je n'ai nul regret à cette tournure.
Ce que j'avais à dire exigeait de certaines précautions
d'un genre tout contraire à ce qu'on pourrait imaginer ;
et, à tout prendre, je crois que j'ai dit ce que je devais
dire.
Je ne vous envoie qu'un brouillard, mais je vous ai
fait connaître depuis longtemps mon insurmontable
répugnance pour les copies : j'espère que vous me par-
donnerez,
SUPPLEMENT.
Vous n'avez pas oublié, Monsieur le Chevalier, ce dis-
cours qui me fut tenu à table et que j'ai eu l'honneur de
vous rapporter : — Celte lettre initiale S ne signifie sûre-
ment pas Suède. Jugez du plaisir avec lequel j'ai appris
que contre toutes les probabilités imaginables, la lettre
signifiait précisément Suède et qu'en effet le Ministre de
cette puissance n'est pas allé voir le Roi de France. Per-
sonne n'en comprend la raison, mais peu m'importe. Il
me suffit que ce trait de rare prudence ne soit pas sur
notre compte ; on n'aurait pas manqué de le tourner en
ridicule.
Je crois la nouvelle entrevue décidée. D'abord l'Empe-
reur avait dit non; mais on a insisté, et le départ paraît
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 79
décidé. Les suites de la nouvelle entrevue font trembler.
On m'assure dans ce moment que Davoust marche sur
la Moldavie et qu'il se dirige sur la Perse. J'imagine que
la Turquie se trouvera sur la route. Il est assez probable
que l'Autriche aura reçu des offres à ce sujet, et que
Bonaparte s'en servira en grande partie pour ranimer la
Pologne. Je ne crois pas que la Russie ait autre chose
que la Valachie et la Moldavie : vous verrez qu'on lui
prendra sa portion de la Pologne et même la Courlande
et la Livonie. Je ne doute pas que le projet décidé de
Bonaparte ne soit d'en faire une puissance asiatique. La
postérité en contemplant l'humiliation de ce grand pou-
voir en jugera bien autrement que nous qui en souffrons.
A présent que je vois clair dans certaines choses ; je suis
forcé de convenir avec moi-même, contre moi-même,
qu'une influence Russe en Europe serait un fléau ter-
rible.
L'Espagne est conquise et le Portugal réuni. Quel
spectacle ! Et quand on songe que le renversement ou
l'abaissement de tant de trônes, et l'établissement d'une
monarchie universelle ne sont point encore la Révolution
mais seulement les moyens de la Révolution., on peut ju-
ger de son importance. Au milieu des ruines, je songe
toujours aux lies et à la Grèce. Le Roi serait bien mieux à
Famagouste ou à Candie qu'à Cagliari. Si le voyage
s'exécute, j'en parlerai à tout hasard. De voire côté, Mon-
sieur le Chevalier, traitez ce chapitre avec l'Angleterre.
L'Ambassadeur de Suède est encore ici, mais sur le point
de partir. Je doute beaucoup que son Maître puisse être
sauvé : je crois voir une loi générale contre lui.
80
LETTRE
256
Au Même,
6 (18) mars 1808.
Monsieur le Chevalier,
M. l'Ambassadeur de Suède étant sur son départ, je
lui remets cette lettre qui vous parviendra, quand il
plaira à Dieu, par la voie d'Angleterre. Le Ministre
Comte de Roumantzof a répondu à ses nouvelles ins-
tances par une lettre extrêmement honorable qui
porte en substance : Si vous voulez demeurer à Saint-
Pétersbourg, vous y serez traité avec toute la considé-
ration qui vous est due ; si vous préférez, avant votre
départ, un séjour hors de la capitale, l'Empereur vous
offre son château de Tsarskoe-Selo. Si vous laissez votre
famille, elle sera sous sa protection spéciale ; si vous
désirez un vaisseau de S. M. I., il est à vos ordres ; si
vous préférez en demander un à votre Maître, je me
charge de faire passer une dépêche. Quant au passage
par la Finlande, l'Empereur ne peut changer ses dispo-
sitions, etc.
Véritablement, il y a bien quelque délicatesse à faire
passer un Général tel que M. de Steddingk au travers
de l'armée Russe. Enfin, Monsieur le Chevalier, il s'en
va par Baltic-Port, à quelques lieues ouest de Revel. Il a
A M. LE CHEVAUEH DE ROSSI. 81
écrit à S. M. L pour lui demander un vaisseau, et dans
sa dépêche, qu'il a envoyée à cachet volant au Ministre,
il détaille toute la négociation et lui. communique les
pièces,- je sais qu'elles ont toutes été communiquées à
l'Ambassadeur de France; sur l'article de Tsarskoe-Selo,
il a répondu que ce séjour lui rappelerait des idées trop
pénibles (Catherine II et la haute faveur qu'elle lui ac-
cordait). Voilà donc qui est entendu.
Je vous écris ceci à huit jours de l'Equinoxe, par
21 degrés de froid. Jugez de l'état de l'armée en Fin-
lande où le froid est beaucoup plus aigu. Le Général
Ministre Araktcheief, qui est allé la visiter, se loue
beaucoup de l'état où il l'a trouvée. Il dit surtout qu'il
n y avait que cent hommes dans les hôpitaux. Credat
Judœus Apella, non ego. Plus d'une personne ont ren-
contré des convois de soldats revenant avec des mem-
bres gelés : je plains ces soldats au delà de toute ex-
pression. Jusqu'à Sveaborg on est allé grand train ;
c'était ce qu'on appelle enfoncer des portes ouvertes.
Mais il a fallu s"arrêter, et je ne sais trop ce qui arri-
vera ; on y a trouvé six mille hommes de garnison et
mille bouches à feu. Vous allez sans doute vous écrier :
Cela n'est pas possible! Je l'ai dit tout comme vous,, Mon-
sieur le Chevalier; cependant, comme on ne varie pas
sur ce point, j'en conclus seulement que les forces sont
très considérables et fort supérieures à ce qu'on croyait.
On parle d'un assaut à la Souvarof : mais Souvarof est
mort, la chose est incontestable \ d'ailleurs Sveaborg est
bâti (vis-à-vis Helsingfords) sur quatre ou cinq rochers
à plus de trois verstes du rivage : aller là, découvert
t. xi. 6
82 LETTRE
jusqu'au soulier, c'est un jeu à perdre 4 5,000 hommes,
et quand ils arriveraient, qui leur promet qu'ils ne
trouveront pas la glace rompue au pied des remparts ?
Enfin c'est une entreprise des plus chanceuses. On dit
que les Suédois et même les Finlandais sont furieux,
qu'il y a beaucoup d'enthousiasme, etc.; mais les nou-
velles de l'armée sont si soigneusement étouffées qu'il
est difficile de savoir à quoi s'en tenir. Avis à vous,
Monsieur le Chevalier, lorsque vous lirez des nouvelles
à 700 lieues.
Le Général Russe Buxhovden a publié une procla-
mation aux Finlandais datée deFriderichsham le 6 (4 8)
février. On la cache très soigneusement, cependant elle
est connue : on y déclare la Finlande unie pour toujours
comme province Russe (en vérité je serais plus porté à
croire qu'en fin de compte l'Ingrie reviendra à la Suède).
On promet aux Finlandais le rétablissement de leurs
anciens privilèges , et l'on convoque les Etats-Géné-
raux à Abo ; vous voyez que cette marche est tout à
fait gallicane.
Malgré toutes les précautions imaginables, on ne peut
nous empêcher de savoir que tout va assez mal en Fin-
lande. Les généraux (outre le chef) sont : Sprengporten,
Bagration et Suchtelen. Le premier est un traitre, envoyé
là comme Suédois pour agir sur les esprits (mesure
également fausse et dangereuse), le Prince Bagration, à
qui des circonstances heureuses avaient fait une espèce
de réputation, n'en est pas moins un homme excessive-
ment médiocre, pour ne rien dire de plus. Suchtelen,
chef du génie, est un homme doux et savant, mais timide
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 83
et sans nerf, je ne puis dire d'ailleurs ce qu'il vaut
comme militaire ; mais tous sont brouillés. Déjà un
corps de 500 hommes, poussé en avant mal à propos
par le Prince Bagration, et commandé par le Colonel
Borosdin, a été surpris et écharpé par les Finlandais. Il
en est résulté une scène violente entre ces deux Mes-
sieurs ; on n'a rien oublié pour étouffer cet événement,
cependant il est connu. Tenez pour sûr, Monsieur le
Chevalier, que tout finira mal : laissez venir le beau
temps, les Suédois et les guinées.
Vous aurez peut-être lu cette phrase dans les papiers
publics : « Les troupes Russes qui sont en Italie s'étaient
mises en route pour retourner chez elles ; mais un or-
dre de S. M. l'Empereur Napoléon les a retenues jusqu'à
nouvel ordre. » Vous ne sauriez croire combien ce trait
a offensé la nation. Il y en a qui sont moins connus et
qui sont bien plus terribles. L'Empereur voulait aller en
Finlande : Caulaincourt l'a su, il a dit au Ministre qu'il
se disposait à suivre S. M. Le Ministre lui a répondu
que ce n'était qu'une simple course pour voir l'armée.
« N'importe, a repris Caulaincourt, je suis ici pour être
auprès de l'Empereur, et quand il ne serait absent que
deux jours, je veux le suivre. » L'Empereur a supprimé
son voyage. Je pense que ce trait suffira pour vous
faire savoir où nous en sommes.
Sur l'esprit public, l'aigreur, le mécontentement et
les bruits sinistres, vous savez tout. Les actions de
l'Impératrice Mère commencent à baisser, et celles de
l'Impératrice régnante gagnent en proportion. Regardez
la mappemonde, Monsieur le Chevalier, voyez la place
84 LETTBE
qu'y occupe la Russie, calculez ses moyens, rappelez-vous
sa réputation d'hier, et comprenez si vous pouvez l'état
où elle se trouve. Quelles études et quelles découvertes
je fais sur la politique ! Mais qu'elles me coûtent cher!
Le Marquis Douglas est toujours ici, prisonnier à
l'auberge de par la goutte mais non de par le gouverne-
ment dont il n'a eu qu'à se louer depuis la déclaration
de la guerre. Les espions de Caulaincourt notent, dit-
on, les noms de ceux qui vont le voir. Si Ton se met à
avoir peur d'eux, il doit mourir d'ennui. On assure tou-
jours (et même je l'ai ouï assurer par un de ses com-
patriotes) qu'il voulait épouser la Comtesse Potocka et
que cette dame l'en avait dissuadé elle-même et lui avait
conseillé de retourner sans délai en Angleterre. M. le
Comte de Front vous aura assez mis au fait de tout ce
qui se dit à Londres, dans le temps, contre cet Ambassa-
deur ; mais toutes ces plaisanteries n'avaient point de
fondement réel, et pour moi je crois qu'il était plus fait
pour ce pays que son taciturne successeur. Un Anglais
tout à fait Anglais, et surtout qui n'a pas voyagé, ne
sera jamais bon en Russie (quel que soit d'ailleurs son
mérite) que pour la simple représentation. Le mérite
même peut nuire s'il n'est pas environné de certaines
formes.
M. Zundler est revenu de sa course sur la côte jus-
qu'à Riga. Ce qu'il a vu formerait un roman, ou pour
mieux dire une comédie. Il me paraît qu'on a été très
content de lui. Il ne fera aucun mauvais usage de ce
qu'il a vu. Mais que dire de cet officier Français (M. du
Ponton) qui était à la tête de l'expédition ? Je ne puis
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 85
croire qu'un gouvernement éminemment ombrageux par
nature puisse oublier les premières règles de la pru-
dence, au point de déceler ainsi tous les endroits faibles
de la cuirasse à des hommes incapables d'aucun senti-
ment généreux et avec qui d'ailleurs on peut être brouillé
dans six mois. M. Zundler va résider à Cronstadt.
Voilà l'auguste famille de France partagée en deux,
sans que nous puissions savoir si, quand et comment
les deux parties pourront se rejoindre. On continue
d'affirmer ici en général que le Roi a été mal reçu, mais
il y a beaucoup à rabattre de cette assertion, du moins
à ce qu'il paraît. Que ne donnerais-je pas pour que le
Comte de Blacas eût suivi son maître à Londres, avec
sa pleine confiance. Le trait le plus marqué de son
grand caractère est de n'avoir ni haine ni jalousie contre
le Comte d'Avaray. Il y a eu à Londres de terribles tri-
pots dont M. le Comte de Front vous aura informé mieux
que je ne pourrais le faire. Dans cette Cour, malheureu-
sement si mutilée et si rétrécie, on aperçoit de grandes
vérités, plus clairement peut-être qu'on ne les verrait
dans un grand Empire.
Tous les hommes aiment la monarchie. Tous sont
portés à bien penser du Roi et à le croire juste. Tous
sont bien aise qu'il y ait un homme au-dessus de tous
les autres, auquel on puisse appeler des erreurs de tous
les autres. L'indépendance des jugements du Roi étant
donc un bien commun, comme l'air, dès qu'un homme
passe pour les diriger, on se met à le détester de toute
part comme un monopoleur qui prend pour lui ce qui
appartient à tout le monde. Telle est l'origine de cette
86 LETTRE
haine contre les favoris dont j'avais l'honneur de vous
parler dans mon précédent numéro, et quoiqu'elle pa-
raisse au premier coup d'oeil naître du bas et méprisable
sentiment de l'envie, cependant elle est fondée, comme
vous voyez, en raison et en délicatesse. Elle suppose
même nécessairement la supériorité morale du Souve-
rain sur tous les autres hommes.
Il serait à désirer que ces réflexions parvinssent jus-
qu'à S. M. Très Chrétienne, ses affaires en iraient
mieux. Je m'étendis un peu sur ce point dans mon
dernier numéro, parce que je croyais qu'il serait lu par
Son Excellence M. le Comte de Front, qui peut-être
aurait trouvé l'occasion d'en faire usage, du moins en
partie ; mais la dépêche a dû prendre une autre route,
et le Comte de Blacas ayant attaché plus d'importance
que je ne croyais à mes idées sur les Iles, j'en ai formé
un mémoire à part que je lui ai remis.
257
A M. le Général Par do.
Ministre d'Espagne.
Saint-Pétersbourg, 20 mars (Ie' avril) 1808.
Monsieur le General,
Je viens de lire avec un plaisir infini votre Examen
analytique du tableau de la Transfiguration, qui est, dans
A M. LE GÉNÉRAL PABDO. 87
le vrai, un traité complet sur la peinture antique et mo-
derne. Cet ouvrage réunit tous les genres de mérites:
logique saine, observations fines, analyses déliées, éru-
dition choisie, toujours prise aux sources mêmes, et
jamais dans les dictionnaires ou dans les tables de ma-
tières, bon ton d'ailleurs, style de bonne compagnie, et
grâce castillane revenue de Paris. Rien n'y manque, à
mon avis ; et le titre même a un grand mérite, en ce
qu'il ne promet qu'une très légère partie de ce que vous
donnez.
Tout de suite j'ai fait passer cet excellent livre à mon
digne ami, M. le Comte de Blacas, qui ne s'amusera
peut-être pas autant que moi avec les passages de Pla-
ton et d'Aristote, mais qui est bien plus digne, en re-
vanche, de rendre à l'auteur toute la justice qui lui est
due en qualité de connaisseur.
S'il vous était jamais possible, Monsieur le Général,
lorsque le livre sera retourné dans vos mains, de vous
en séparer de nouveau pour quelques jours en ma fa-
veur, je trouverais peut-être le courage de vous présenter
quelques doutes qui flottent depuis longtemps dans ma
tête sur le beau en général, et sur d'autres objets moins
abstraits. En attendant, Monsieur le Général, me per-
mettrez-vous d'arrêter votre attention sur un passage
de Quintilien extrêmement précieux, mais que vous ne
paraissez pas avoir traduit avec le même bonheur qui
vous l'a fait trouver, — page 4 27 : Nec pictura in qua
niliil circumlitum est eminet : ideoque artifices, etiam quum
plura in eadem tabula opéra contulerunt, spatiis distin-
guunt, ne umbrœ in corpora cadant. Vous traduisez : Ni
8S LETTRE
tampoco sobresale una pittura quando esta circumdada de
obscuridad, etc. Si je ne me trompe infiniment, Monsieur
le Général, c'est tout le contraire. Quintilien veut dire
qu'ime figure ri a point de saillie lorsqu'elle nest pas
encadrée dans V ombre. Et voilà pourquoi, njoute-t-il, les
anciens artistes, lors même que leurs tableaux contiennent
plusieurs figures, ne les groupent jamais; ils les isolent
constamment, de peur que Vune ne tombe dans Vombre de
l'autre et nen soit éclipsée. Voilà, Monsieur le Général
(avec un peu de paraphrase), le véritable sens du passage.
Vous me demanderez peut-être pourquoi je m'avise de
traduire anciens artistes ? A cause de contulerunt, qui me
paraît se rapporter assez clairement au temps passé. Vous
n'avez pas droit, ce me semble, de traduire introduycen,
il fallait dire introduycieren (jebarbarise peut-être, mais
vous m'entendez). Quand l'expression contulerunt ne
ferait naître qu'un doute, je vous tiens pour obligé en
conscience de le laisser subsister.
Pour ce qui est des conséquences qu'on a droit de
tirer de ce passage sur la manière des anciens peintres,
nous en parlerons, j'espère, une autre fois. Mais, quoi
qu'il en soit, je crois comme vous, et peut-être plus que
vous (car je ne suis point obligé d'être modeste pour
vous), que vous avez indiqué un passage décisif.
Afin de payer faiblement, mais au moins en monnaie
qui ait cours chez vous, le plaisir que vous m'avez pro-
curé, j'ai l'honneur de vous adresser le premier volume
de la philosophie de Stay. Je ne connais pas déplus grand
effort de latinité moderne. Voyez, je vous prie, sans
aller plus loin (Préf., p. xviij), comme il a exprimé les
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. X9
deux règles : que la vitesse est comme les temps divisés
par l'espace: et que les solides semblables sont comme les
cubes de leurs côlés homologues.
Agréez, je vous prie, l'assurance de la haute considé-
ration...
258
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 16 (28) avril 1808.
Monsieur le Chevalier,
Depuis votre numéro 29 du \ 9 novembre, arrivé ici
le 28 janvier, je n'ai rien reçu de vous.
Aucune nouvelle de Finlande : Sveaborg tient toujours.
On assure généralement, mais personne n'a pu en avoir
la certitude, que le gouverneur a promis de se rendre
s'il n'était pas secouru le 4ermai. Si la promesse est vraie,
elle est nulle ; car il est presque impossible que les glaces
tiennent jusqu'à cette époque. — Voici au reste un pe-
tit abrégé de toute cette affaire de Suède.
Lorsque l'Empereur fit remettre ici à l'Ambassadeur
de Suède la déclaration de guerre que j'ai eu l'honneur
de vous transmettre, l'Ambassadeur demanda tout de
suite un passe-port pour envoyer un courrier à son
Maître ; mais le passe-port lui fut refusé en disant que
V Empereur se chargeait de faire passer lui-même cette
90 LETTRE
déclaration. Le courrier Russe partit donc et s'en alla
jusqu'à Abo, en semant chemin faisant le manifeste aux
Finlandais. Les glaces brisées empêchèrent le courrier
de s'embarquer. Il fut donc obligé de revenir sur ses
pas ; mais il fut arrêté et dévalisé par les Suédois. De-
puis Ton a dit publiquement à Stockholm et ici qu'il
avait été pendu, mais c'est un conte; il est vrai cepen-
dant qu'on n'en a plus entendu parler : ce qui signifie
seulement qu'il est dans quelque prison, ou qu'on l'a
rendu aux Russes qui n'en parlent plus.
Cependant le Roi de Suède, informé par le télégraphe
d'Abo qu'une armée Russe était entrée en Finlande sans
déclaration de guerre et qu'elle distribuait le manifeste
que vous avez vu, crut devoir mettre la main sur la lé-
gation Russe et sur ses papiers (dont il ne s'est cepen-
dant pas emparé); en même temps son Ministre écrivit
au Général russe en Finlande une lettre où il lui disait
que se voyant ainsi attaqué sans raison, et ne voyant
arriver ni son Ambassadeur ni dépêches de sa part, il
avait lieu de croire à quelque violence commise sur
M. de Steddingk, ce qui l'avait obligé de prendre ses
précautions en arrêtant M. Alopes; on s'est bien gardé
de faire connaître cette dépêche au public. En réponse,
le Général Russe remit cette lettre de l'Ambassadeur de
Suède dont le Ministre des Affaires étrangères s'était
chargé et dont je vous ai suffisamment entretenu.
Il résulte de tout ce détail que le Roi de Suède a par-
faitement raison. Vous avez vu tous les hurlements
Français dans les papiers publics ; mais ce n'est que du
bruit. Les enfants seuls croient que le Roi s'est exposé
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 94
par ce coup d'éclat. A quoi s'est-il exposé ? A-t-il un en-
nemi de plus? Ceux qu'il a sont-ils devenus plus puis-
sants ? C'est une maxime prouvée par toutes les pages de
l'histoire que, dans les grandes secousses politiques, les
puissances secondaires ne peuvent se sauver que par les
coups de tête et les mesures exagérées. Je ne sais ce qui
arrivera, mais je suis bien sûr que si Napoléon avait à
choisir une alliance de mariage dans toutes les familles
royales de l'Europe, il choisirait celle de Suède. En at-
tendant, le Danemark paraît absolument anéanti. Vous
aurez vu dans toutes les gazettes la fable de l'entrée des
Français dans la Séeland : Bernadotte seul était à Co-
penhague et il a jugé à propos de partir incessamment et
de revenir sur le continent en faisant un très grand tour.
Je ne voudrais pas répondre de la personne même du
Roi s'il s'obstine dans sa capitale où rien n'est stable.
Voici une des idées qui peut vous faire comprendre l'état
des têtes : enfermer Marie dans un couvent, chasser tous
les Princes, et donner l'Empire au fils, sous la Régence
d'Elisabeth , en lui faisant épouser une grande-du-
chesse.
L'effervescence que je vous ai fait connaître s'est
considérablement calmée, du moins dans les discours ;
mais, je vous le répète, on ne peut compter sur rien. Des
gens infiniment au fait des affaires pensent que la paix
avec l'Angleterre est infaillible avant le mois de septembre
d'une manière ou d'une autre, comme quelqu'un me
disait l'autre jour. Alors la France nous tombera dessus :
autre perspective terrible.
Tous les yeux dans ce moment sont tournés sur l'Es-
02 LETTBE
pagne... Si loin du théâtre, je n'ai pas assez de données
pour juger sainement ce grand mouvement, qui n'aura
peut-être pour résultat que la punition de la plus cou-
pable des femmes, celle de son complice, et la fondation
d'un nouvel Empire au Mexique ; c'est une de mes pro-
phéties favorites, comme vous l'aurez vu plus d'une fois.
Le Pape nous occupe aussi beaucoup. Permettez que je
finisse en latin. Numquam atrocioribus cladibus magisve
justis judiciis approbatum est non esse cura dits securita-
tem nostram, esse ultionem.
J'ai l'honneur d'être, etc.
SUPPLÉMENT
Avril ^ 808. — S. M. le Roi de France s'étant fixé en
Angleterre, toute sa famille doit le suivre. Le Comte de
Blacas a donc demandé une frégate à l'Empereur qui
s'y est prêté de la manière la plus aimable ; et M. le
Comte de Roumanzof a dit au Comte de Blacas qu'il n'a-
vait plus qu'à s'adresser au Ministre de la marine pour
l'exécution. Il croyait donc la chose faite , mais lorsqu'il
s'est présenté à l'Amiral Tchitchagof, il a essuyé un
refus tranchant : Les frégates nous sont nécessaires, la
chose n'est pas possible. Rien n'a pu le tirer de là. Le
Comte de Blacas a cru qu'ayant la parole d'honneur de
l'Empereur il était sûr ; mais il s'est trompé, tout a
échoué devant l'opposition de l'Amiral. Le pauvre
Comte de Blacas a dit les choses les plus vives au Mi-
nistre des Affaires étrangères. Le tout en vain. Il a donc
fallu s'adresser au grand Chevalier, et demander une
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 93
frégate au roi de Suède. — A vous dire la vérité, j'en
suis fâché pour S. M. L; il est dur pour Elle d'en être
réduite là.
Quoique dans un sens il n'y ait plus d'espérance,
c'est-à-dire qu'il n'y ait aucune force capable de faire
plier la France, il faut cependant se garder de donner à
cette vérité une extension qui la convertirait en faus-
seté. Rien ne peut vaincre la France, mais la France
peut fort bien se vaincre elle-même. Mille raisons dé-
montrent que rien n'a pu empêcher Napoléon de pour-
suivre l'exécution de ses projets ; mille raisons démon-
trent que..... Quant aux dates, j'ai toujours dit que
c'est lettre close pour l'esprit humain.
J'ai eu l'honneur de vous dire aussi plus d'une fois
que, ni ici ni là, on ne découvre l'homme dont le monde
a besoin ; mais qui est-ce qui connaissait Napoléon
avant qu'il eût pris son vol ? Et voyez ce qu'il a fait en
dix ou douze ans. Il est possible sans doute que le
grand homme qni doit suivre l'homme extraordinaire
ne soit pas né ; mais il est possible aussi qu'il ait 25
ans ; ainsi on ne peut rien affirmer.
Je ne sais ce qui arrivera, ou ce qui est arrivé en Es-
pagne, mais de nul pays du monde il ne pourrait partir
des choses plus extraordinaires, si ce fruit est mûr,
L'Ambassadeur d'Autriche dans ses billets d'invita-
tion ne me donne plus le titre de Ministre. Il traite le
Duc de même. Nous n'avons encore pris aucun parti à
cet égard.
94
LETTRE
259
Au Même.
Saint-Pétersbourg, avril 1808.
Vous connaissez sans doute, Monsieur le Chevalier, la
thèse soutenue en Angleterre par tous les gens sages.
Ils disent que Jacques II ne fut nullement déposé mais
qu'il abdiqua par sa fuite. Il n'en est rien cependant,
mais on ne peut se dispenser d'applaudir à un sophisme
qui dispense de soutenir qu'un peuple peut avoir le
droit de déposer son Souverain, proposition qu'il ne
faudrait pas soutenir quand même elle serâit vraie, ce
qui- n'est pas.
Mais ce qui fut sophisme en Angleterre pourrait bien
être raisonnement en Espagne, où l'état des choses est
tout différent, unique même, à ce qu'il me semble. Les
Espagnols n'ont certainement pas chassé leur Maître, ils
n'ont pas pris parti entre l'un et l'autre ; ils se sont décla-
rés prêts à se sacrifier pour l'autorité légitime. Dans ce
moment terrible de dangers et de malheurs, le Roi
(quel qu'il soit) abandonne ses sujets et va se remettre
volontairement entre les mains du mortel ennemi de sa
famille. Quid juris ? Si, dans cette hypothèse, le Con-
seil de Castille, les Grands du royaume, ou les Corlès
déclaraient le trône vacant et l'offraient à un autre
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 95
Prince, je crois, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire,
qu'il serait bien donné. Il ne manquerait pour ramener
le moyen âge qui, sur certains articles avait plus de
bon sens' que nous, que de consulter le Pape sur la va-
lidité du changement ; car je nie que, dans certains cas,
il y ait aucun moyen de faire mieux.
Il reste un jeune Prince en Espagne ; mais pour lui
donner la couronne, il faudrait de même prononcer une
déchéance. Qu'arriverait-il d'ailleurs si on lui opposait
des difficultés qui sont connues de l'univers et écrites
sur son visage ?
Nous parlions l'autre jour de l'Espagne, Monsieur le
Comte de M et moi : S'ils se ressouvenaient de leurs
anciens Maîtres, me dit-il, et s'ils appelaient 1 Archiduc
Charles, par exemple, je répondrais bien que jamais les
Français n'entreraient en Espagne.
Je pensai bien que l'Archiduc ne se ferait pas presser,
mais je n'aperçus pas d'autres idées au Comte de M
Tout ceci n'aura peut-être pas le sens commun lors-
que vous le lirez, mais à une grande distance des événe-
ments on est obligé de raisonner hypothétiquement ; et
en me renfermant dans le cercle des possibles, je crois
qu'au moment et au lieu où je vis, ce n'est pas un para-
doxe de croire que le trône d'Espagne, suivant la tour-
nure que prendront les affaires, peut vaquer légalement.
J'ai beaucoup parlé de l'Espagne avec le Général
Pardo. Il pense que les Espagnols répugnent infiniment
à la scission de l'Amérique, et que, pour maintenir l'u-
nion, ils préféreront obéir à tout Souverain quelconque:
c'est fort bien quant aux Espagnols ; mais les Améri-
v
96 LETTRE
cains que pensent-ils ? C'est là la question. Résisteront-
ils à la tentation d'être libres et grands sans être cou-
pables ? Suivant les règles, cette couronne appartiendrait
à S. M. le Roi des deux Siciles. Se poi non si sente, un
autre Prince pourrait se mettre sur les rangs. — Mais à
quoi bon jeter l'œil dans ces profondeurs ? On n'y voit
goutte.
P. S. — Depuis que j'ai écrit ceci, j'ai lu la lettre
de Napoléon au Prince des Asturies. C'est une pièce dia-
bolique, et qui a ceci de particulier que le poison ré-
sulte de la publicité ; car si l'on suppose qu'un courrier
ait porté la lettre au Prince et qu'elle soit demeurée con-
fidentielle, je ne crois pas que Louis XIV eût pu écrire
mieux ; mais du moment où la pièce est livrée à l'im-
pression, la plus pure raison se change en atrocité. Le
passage sur la Reine est écrit (puisqu'il devait avoir le
grand jour) avec la griffe de Satan.
260
Au Même.
Saint-Pétersbourg, mai 1808.
Monsieur le Chevalier,
J'ai promis, dans un de mes précédents numéros, de
vous donner pleine satisfaction sur une tentative qui
A M. LE CHEVALIER DR ROSSI. 97
vous a paru si étrange. Je m'acquitte aujourd'hui de ma
parole, en vous priant néanmoins, avant tout, de ne
donner à tout ce que vous allez lire que le nom d' 'éclair-
cissement-, car, pour les apologies, je les abandonne vo-
lontiers à ceux qui en ont besoin.
Les Etats du Roi sont conquis, et possédés par un
homme rare, extraordinaire, etc. (Je lui donnerai volon-
tiers toutes les épithètes qu'on voudra, excepté celle de
grand, laquelle suppose une moralité qui lui manque).
Cet homme est surtout remarquable, ainsi que tous ses
collègues qui figurent dans l'histoire, par une volonté
invincible. Avant d'agir, il réfléchit ; mais dès qu'il a
pris son parti, jamais on ne l'a vu reculer. C'est un ins-
trument visiblement choisi par la Providence pour opé-
rer l'une des plus grandes Révolutions qu'on ait vues
sur la terre.
Dans les vastes projets qui remplissent cette tête,
l'Italie occupe l'un des premiers rangs. Il y tient d'une
manière inflexible ; et le Piémont, qui est la clef de ce
beau pays, est aussi la province qu'il a serrée le plus
fortement dans ses bras de fer. II s'en est occupé sans
relâche ; il y a tout détruit et tout changé. Il l'a, pour
ainsi dire, pétrie pour l'amalgamer avec la France, et il
se plaît à dire qu'il faudrait trois siècles pour rétablir ce
qui existait.
On peut dire que, depuis la bataille de Marengo, la
restitution du Piémont a cessé d'être possible. Cependant
on pouvait encore se flatter ; mais, depuis celle d'Aus-
terlitz, aucun homme usant de sa raison n'a pu conser-
ver d'espérance. Tout se réduit donc dans ce moment,
t. xi. 7
98 LETTRE
pour S. M., à une indemnité plus ou moins dispropor-
tionnée. Pour l'obtenir, nous comptions sur deux amis
puissants : l'un a disparu comme un brouillard (du moins
pour quelque temps) ; que fera l'autre ? Je n'en sais rien.
Un prophète qui était Roi a dit : Ne vous fiez pas aux
Rois (Nolite confidere in principibus) . Certainement,
Monsieur le Chevalier, ce grand et saint personnage n'a
pas voulu déprimer un ordre auguste dont il était membre
lui-même; il a voulu seulement exprimer une vérité
toute simple: c'est que tous les actes des Souverains
étant nécessairement soumis à la raison d'État, laquelle
obéit à son tour aux agitations éventuelles du monde
politique et moral, faire dépendre sa sûreté et son salut
des dispositions constantes d'une Cour quelconque, c'est
au pied de la lettre, se coucher, pour dormir à l'aise,
sur l'aile d'un moulin à vent.
Outre ces observations générales, j'en ai de particu-
lières à l'Angleterre. Les gouvernements mixtes forment
toujours des alliés équivoques. Je n'entends point man-
quer de respect à ce gouvernement, je le vénère, au
contraire, et l'admire infiniment (à sa place néanmoins,
et non ailleurs) ; mais il est cependant vrai que ces
sortes de gouvernements rendent les alliances bien pré-
caires. Tl faut accorder une foule de volontés. L'opinion
tient le sceptre. La guerre et la paix sont déclarées sou-
vent à la Bourse avant de l'être à Saint- James, et nul
Ministre ne peut résister à la volonté de la nation bien
exprimée. Le Roi, d'ailleurs, touche à la fin de sa noble
carrière. A sa place, nous voyons arriver un élève de
Fox, sur lequel je compte fort peu. Même dans toute la
À M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 99
vigueur du règne actuel et du ministère passé, je vois
Pitt, accusé de nous avoir abandonnés, dire en plein
parlement : « Nous aurions rendu un fort mauvais service
au Roi de Sardaigne en le plaçant en contact avec ces ré-
publiques incendiaires d'Italie. » Je vois S. M. mise dans
la balance, au traité d'Amiens, avec l'île de Ceylan, et
complètement sacrifiée sans balancer. Je lis enfin les
lettres anciennes du digne Comte de Front, où il ne cesse
de me répéter que, si les deux puissances n'agissent pas
de concert, il a bien peu d'espérance. Aujourd'hui que
non seulement elles n'agissent pas de concert, mais en
sens contraire, que pourra et que voudra l'Angleterre ?
C'est ce que j'ignore. Ajoutons que la haine mortelle que
Napoléon a vouée à cette puissance retombe sur nous,
et que, du moment où il nous a vus sous sa tutelle seule,
il était de toute évidence qu'il allait tomber sur nous,
quand ce ne serait que pour étouffer sur le champ la
petite faveur qu'allait prendre notre pavillon, et prévenir
l'utilité dont il pourrait être aux Anglais pour leurs spé-
culations dans la Méditerranée. En attendant, sa haine
épouvantable se déploie de toutes les manières contre
S. M. Il refuse de la reconnaître pour Souverain ; il fait
disparaître son nom de tous les calendriers qui lui obéis-
sent, etc.
Et lorsque, avec cet homme qui tient l'Europe dans sa
main, on en viendra enfin à une paix finale (supposé
cependant qu'elle soit possible), s'il vient à s'obstiner
irrémissiblement, et à faire des offres acceptables à l'An-
gleterre sans vouloir entendre parler de nous, fera-t-elle
la guerre pour le Roi?
\ 00 LETTRE
Au moment où je m'occupais le plus fortement de ces
tristes idées, il arrive ici un favori de Napoléon. Cet
homme se prend de quelque intérêt pour moi, sans sa-
voir pourquoi, car je ne lui avais pas même fait une
visite. De plus, il est présenté dans une maison avec
laquelle je suis fort lié; et le chef de cette maison, qui
est un Français naturalisé dans ce pays, et Chambellan
de S. M. I., est un homme délié, qui est fait exprès pour
conduire une affaire, et qui me vent d'ailleurs beaucoup
de bien. Je réfléchis sur tout cela, et je me demande s'il
n'y aurait pas moyen de tirer parti des circonstances en
faveur de S. M. Les hommes extraordinaires ont tous
des moments extraordinaires; il ne s'agit que de savoir
les saisir. Les raisons les plus fortes m'engagent à croire
que, si je pouvais aborder Napoléon, j'aurais des moyens
d'adoucir le lion, et de le rendre plus traitable à l'égard
de la Maison de Savoie. Je laisse mûrir cette idée, et
plus je l'examine, plus elle me paraît plausible. Je com-
mence par les moyens de l'exécuter, et, à cet égard, il
n'y a ni doute ni difficulté. Le Chambellan, M. de Laval,
dont il est inutile que je vous parle plus longuement,
était, comme je vous le disais tout à l'heure, /iw7 exprès.
Il s'agissait donc uniquement d'écarter de cette entre-
prise tous les inconvénients possibles, et de prendre
garde avant tout de ne pas choquer Napoléon. Pour cela
je commence par dresser un mémoire, écrit avec cette es-
pèce de coquetterie qui est nécessaire toutes les fois
qu'on aborde l'autorité, surtout l'autorité nouvelle et
ombrageuse, sans bassesse cependant, et même, si je ne
me trompe, avec quelque dignité. Vous en jugerez vous-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. ]0\
même, puisque je vous ai envoyé la pièce. Au surplus,
Monsieur le Chevalier, gavais peu de craintes sur Bo-
naparte. La première qualité de l'homme né pour mener
et asservir les hommes, c'est de connaître les hommes.
Sans cette qualité, il ne serait pas ce qu'il est. Je serais
bien heureux si S. M. me déchiffrait comme lui. Il a vu,
dans la tentative que j'ai faite, un élan de zèle ; et comme
la fidélité lui plaît depuis qu'il règne, en refusant de
m'écouter il ne m'a cependant fait aucun mal. Le Sou-
verain légitime, intéressé dans l'affaire, peut se tromper
sur ce point ; mais l'usurpateur est infaillible.
Tout paraissant sûr de ce côté, et m'étant assuré d'ail-
leurs de l'approbation de cette Cour, et même de la pro-
tection que les circonstances permettaient, il fallait
penser à l'Angleterre, prévenir tout mécontentement
de sa part, et prendre garde surtout de lui fournir un
moyen d'échapper à ses engagements en nous disant :
Puisque vous agissez sans moi, vous n'avez pas besoin de
moi. Je me rends donc chez l'Ambassadeur d'Angleterre,
qui était sur le point de partir, et je lui fais part de mon
projet en lui expliquant que l'idée appartenait uniquement
à moi, et le priant d'en parler dans ce sens en Angle-
terre, si je venais à partir, ce qui était douteux. Il ne
me fit qu'une seule objection : Ne vaudrait-il point mieux
peut-être attendre ce qu'on pourra faire pour le Roi à la
paix générale ? Je lui répondis : Milord, Votre Excellence
pourrait-elle m' assurer que V Angleterre, dans un traité de
paix, insistera sur V indemnisation du Roi ? — Il se tut.
Je continuai sans insister. — Je voudrais tâcher, Milord,
d'adoucir cet homme, et de lui faire adopter des idées plus
\ 02 LETTRE
modérées, afin qu'il soit plus traitable lorsque la généro-
sité de S. M. Britannique, de qui nous attendons tout, lui
proposera des indemnisations pour nous. Il me remercia
de ma confiance, et n'insista plus de son côté sur l'ob-
jection. Je lui remis une lettre pour M. le Comte de
Front, dans laquelle j'instruisais ce dernier de tout ce
qui s'était passé, l'autorisant à déclarer, dans le cas où
je partirais, que S. M. ignorait cette démarche, faite
absolument à mes périls et risques.
Et la même déclaration était insérée dans le mémoire
sur mon expresse parole d'honneur, et certainement
on y croira. Ainsi, Monsieur le Chevalier, nul inconvé-
nient possible pour S. M. : tout est prévu. Cependant,
pour abonder, je déclare par écrit, dans ma lettre d'ac-
compagnement au Général Savary, que, si mes qualités
ne sont pas exprimées dans mon passe-port, je ne partirai
point. En effet, il ne me convenait nullement de montrer
un écrit qui aurait supposé que S. M. n'est pas ce qu'elle
est. Enfin, comme une certaine supposition, absolument
hors de la sphère des probabilités, n'était cependant pas
tout à fait hors de celle des possibles, je priai S. M. de
vouloir bien se rappeler une lettre que j'avais eu l'hon-
neur de lui écrire une fois ; et, de mon côté, j'avais
pris mes mesures pour n'être embarrassé dans aucune
supposition.
Tout étant donc scrupuleusement prévu, et la consul-
tation préliminaire étant impossible, je me déterminai.
Maintenant, Monsieur le Chevalier, raisonnons. Que
pouvait-il arriver? Ou Napoléon me recevait, ou non.
Dans le dernier cas, il n'y a ni bien ni mal de fait : ce
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 03
n'est rien, et tout reste à sa place. Dans le premier je
vous avoue que j'avais de grandes espérances. Pour ôter
les épines du passage, j'avais exclu le mot restitution;
quelle puissance de l'Europe oserait le prononcer? Mais
je savais quelles cordes je devais toucher, et il ne s'agis-
sait pour moi que d'arriver. Quand je n'aurais fait
qu'amortir la haine et l'infatigable persécution qui nous
font tant de mal, j'aurais beaucoup fait. Le nom de S. M.
rétabli dans toutes les listes royales, ses Ministres admis
à Paris et reconnus partout, son pavillon respecté, le
commerce de ses sujets libre, etc., c'était beaucoup ;
mais vous entendez assez que, si j'avais trouvé les che-
mins ouverts, j'aurais entrepris d'autres choses. Je comp-
tais commencer la conversation à peu près de cette
manière : Ce que] ai à vous demander avant tout, c'est que
vous ne cherchiez point à ni effrayer, car vous pourriez
me faire perdre le fil de mes idées, et fort inutilement,
puisque je suis entre vos mains. Vous m'avez appelé, je suis
venu; j'ai votre parole. Faites-moi fusiller demain, si vous
voulez, mais écoutez-moi aujourd'hui.
Quant à l'épilogue que j'avais également projeté, je
puis aussi vous le faire connaître, je comptais dire à peu
près : Il me reste, Sire, une chose à vous déclarer : c'est
que jamais homme vivant ne saura un mot de ce que j'ai eu
Vhonneur de vous dire, pas même le Roi mon Maître ; et
je ne dis point ceci pour vous, car que vous importe ? Vous
avez un bon moyen de me faire taire, puisque vous me tenez.
Je le dis à cause de moi, afin que vous ne me croyiez pas
capable de publier cette conversation. Pas du tout, Sire !
Regardez tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire comme
4 04 LETTRE
des pensées qui se sont élevées d'elles-mêmes dans votre
cœur. Maintenant je suis en règle ; si vous ne voulez pas
me croire, vous êtes bien le maître de faire tout ce qui vous
plaira de ma personne, elle est ici. — En effet, si Napo-
léon m'avait cru assez fou pour me vanter de ce que
j'avais dit dans cette occasion, il ne devait plus me laisser
voir le jour ; et il n'y avait nulle raison de m'exposer à
ce danger sans utilité pour S. M.
Voilà, Monsieur le Chevalier, ce que j'avais à vous
dire sur ce point. Il en résulte, avec l'évidence la plus
complète: 1° que la tentative que j'ai faite a été calculée
avec toute la prudence imaginable ; 2° qu'elle pouvait
être d'une utilité immense à S. M.; 3° qu'elle ne pouvait
lui faire aucun mal ; 4° que toutes les chances favorables
étaient pour Elle ; 5° et tous les dangers pour moi.
Que Bonaparte et sa race doivent tomber, c'est ce qui
me paraît infaillible ; mais quelle sera l'époque de cette
chute ? C'est ce que personne ne sait. Or, comme cette
suspension peut détruire la Maison de Savoie de deux
manières et sans retour, pour écarter ce danger autant
que la chose est possible, que fallait-il faire? Ce que j'ai
fait : il n'y a pas deux réponses.
Comment donc cette idée a-t-elle été si mal accueillie
à Cagliari ? Je crois que vous m'en dites la raison sans le
savoir, dans la première ligne chiffrée de votre lettre du
\ 5 février, où vous me dites que la mienne est un monu-
ment de la plus grande surprise. Voilà le mot, Monsieur
le Chevalier: le cabinet est surpris, tout est perdu. En
vain le monde croule, Dieu nous garde d'une idée im-
prévue ! Et c'est ce qui me persuade encore davantage
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. ^ 05
que je ne suis pas votre homme ; car je puis bien vous
promettre de faire les affaires de S. M. aussi bien qu'un
autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous
surprendre. C'est un inconvénient de caractère auquel
je ne vois pas trop de remède. Depuis six mortelles an-
nées, mon infatigable plume n'a cessé d'écrire chaque
semaine que, S. M. comptant absolument sur la puissance
ainsi que sur la loyauté de son grand ami, et ne voulant
pas faire un pas sans son approbation, etc. : c'est cela qui
ne surprend pas ! Dieu veuille bénir les armes de M. de
Front plus que les miennes ! Quand j'ai vu qu'elles se
brisaient dans mes mains, j'ai fait un effort pour voir
si je pourrais rompre la carte; l'ennemi n'a pas voulu
m'entendre: si vous y songez bien, vous verrez que c'est
une preuve certaine que j'avais bien pensé. Il a jugé à
propos, au reste, de garder un silence absolu sur cette
démarche ; car je n'ai nulle preuve qu'il en ait écrit à
son Ambassadeur ici, et je suis sur qu'il n'en a pas parlé
au Comte Tolstoï à Paris.
Au surplus, Monsieur le Chevalier, sans me permettre
des communications imprudentes, je ne m'en suis pas
cependant tout à fait fié à moi-même. J'ai discuté la chose,
par exemple, avec l'ami qui était confident nécessaire et
dont j'estime la dextérité, avec le Ministre des Affaires
étrangères, avec le Ministre adjoint, l'un des hommes
les plus sages de ce pays, avec le Prince Czartoryski qui
est d'un autre parti. Pas un ne m'a fait la moindre ob-
jection contre le projet, et presque tous l'ont jugé très
utile, si je pouvais l'exécuter. Or, permettez-moi de vous
le dire, Monsieur le Chevalier, lorsqu'une idée née dans
106 LETTftE
une tête saine qui surmonte un cœur droit a de plus été
examinée attentivement et approuvée par quatre ou cinq
hommes de poids, elle ne saurait plus être absurde ni
condamnable; elle peut être simplement désapprouvée,
mais c'est bien différent. Tout Ministre qui agit de son
chef, dans ces occasions rares où il ne lui est pas possible
de consulter, sait bien que son Maître peut dire oui ou
non ; mais lorsque vous me dites que S. M., sans donner
de sinistres interprétations à mes démarches, etc., c'est
précisément comme si vous aviez écrit au Maréchal
Souwarof : Le Roi, Monsieur le Maréchal, sans croire que
vous êtes un poltron, pense néanmoins, etc. Je n'en dis
pas davantage sur ce point, vu qu'il est aisé de s'échauf-
fer en écrivant comme en parlant.
C'est un principe incontestable en diplomatie, et sans
lequel même il n'y a point de diplomatie, qu'un Ministre
peut signer sub spe rati tout ce qui lui paraît utile à son
Maître, et qui ne peut souffrir délai. Si nous avions été
admis, le duc et moi, à Tilsitt, n'aurait-il pas fallu signer?
Et si, dans ce moment même, Napoléon exigeait sur la
frontière une négociation soudaine sur les intérêts du
Roi, menaçant de ne plus écouter au delà du court délai
qu'il fixerait, faudrait-il répondre, votre lettre à la main,
que je ne puis entamer aucune négociation, à moins que
mon Gouvernement ne m'en ait prescrit d'avance tous
les détails? Impossible, Monsieur le Chevalier. Tant que
je serai Ministre, je ferai le Ministre. Si les propositions
me paraissaient blesser les intérêts de Sa Majesté, je re-
fuserais de signer ; mais si je les trouvais bonnes ou
tolérables, je signerais sub spe rafi, et Sa Majesté ferait
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 107
ensuite ce qui lui paraîtrait convenable. — Mais il y a
plus, dans ce cas. Permettez-moi de vous demander dans
quel endroit de mes dépêches vous avez trouvé le mot
ou Tidée de négociation ? Il n'y a pas d'idée que j'aie
exclue plus exactement. Tout se réduit à la demande
d'une simple conversation comme simple particulier. Ja-
mais je n'ai dit un mot de plus. Si j'avais pu arriver, je
serais allé, sans avoir écrit un mot, dire à Sa Majesté :
Voilà, Sire, ce qui ma été dit; Votre Majesté en fera
Vusage qu'elle jugera à propos.
Si cela s'appelle une négociation, j'entends bien mal le
sens des mots. J'en reviens donc toujours à la surprise:
il n'y a que cela.
Une circonstance bien remarquable, c'est que, pendant
que mon mémoire marchait à sa destination, vous ap-
prouviez mot à mot ma conduite dans votre numéro 29
du 4 9 novembre ; de manière que ce fut, suivant mon
usage, avec une parfaite bonne foi que, dans ma réponse
à cette lettre (médiate ou immédiate, il ne m'en souvient
plus), je me félicitai d'avoir rencontré précisément votre
idée. En effet, vous me dites dans cette lettre : Nous tâ-
cherons, avec Vadresse convenable, d'amener le rappro-
chement que vous conseillez (ne vous fâchez pas, je vous
prie, si je vous dis en passant que, dans ce genre, toute
adresse est maladresse). Vous continuez: Mais Sa Ma-
jesté pense que vous pourriez y contribuer vous-même, au
moins indirectement (c'est ce que j'ai taché de faire), par
Ventremise du Ministère de Russie lui-mê7ne (c'est ce que
j'ai fait) ou par quelque personne en liaison avec le négo-
ciateur (c'est encore ce que j'ai fait) ; il est vrai que vous
108 LETTRE
ajoutez, sans vous compromettre. Mais vous savez de
reste que ces formules de bureau n'ont absolument point
de sens, et signifient au fond : Dites et ne dites pas, faites
et ne faites pas. D'ailleurs, Sa Majesté n'était nullement
compromise dans aucune supposition possible, et moi-
même je ne Tétais point comme Ministre. A la rigueur,
je pouvais l'être personnellement, car on était maître
sans doute de m'emprisonner ou même de m'étrangler à
Paris ; mais tout cela, sauf l'intérêt de bonté, ne fait rien
du tout à Sa Majesté.
Il y a une expression dans votre lettre, Monsieur le
Chevalier, qui vous a paru sûrement très simple, mais
qui m'inspire à moi les réflexions les plus profondes et
les plus tristes. Ce qui peut arriver de plus heureux pour
vous, me dites-vous, c'est que, etc.
Je suis charmé de savoir ce qui peut m'arriver déplus
heureux, mais vousm'obligerezbeaucoup de m'apprendre
ce qui pourrait m'arriver de malheureux. Entrez, je vous
prie, avec vous-même dans cette triste analyse, examinez
l'un après l'autre tous les côtés par où il est possible de
blesser et de punir un homme. Vous verrez que tout est
fait et qu'il n'y a plus moyen de tuer un cadavre ni de
frapper sur le rien. Il me vient même une idée extrava-
gante dont je veux vous faire part. Si je trahissais S. M.
(belle supposition comme vous voyez), quel est le tribu-
nal qui me jugerait? Je n'en vois aucun de compétent.
Je ne tiens plus au monde que par mes enfants, et à
mes fonctions que par la conscience. Tous les autres
liens sont coupés. Je crois que nous aurons tous vécu
avant que ce grand tremblement de terre ait cessé. Je
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI . 4 09
suis bien sûr au moins que je serai hors de combat avant
l'époque du repos. J'arriverai donc insensiblement au
moment où je ne serai plus bon à personne, et je mourrai
sans état et sans patrie, sans avoir même connu tous mes
enfants. Je ne vois dans l'avenir aucune supposition heu-
reuse, aucune amélioration possible sur la ligne où je
suis placé. Servez-vous donc de moi tant qu'il vous plaira,
je ne révoque aucune parole; mais ne me grondez ni me
menacez jamais, car cela me rend malade.
Mais ceci, Monsieur le Chevalier, me ramène toujours
au soupçon trop légitime que je pourrais bien n'être
point fait du tout pour le service de S. M. J'ai passable-
ment réussi dans ce pays ; mais qu'est-ce que cela prouve?
J'ai réussi de même auprès des hommes de toutes les
couleurs avec qui la Révolution m'a confronté ; jamais
avec nos Princes, du moins comme je l'aurais voulu.
Elevé dans le fond d'une petite province, livré de bonne
heure à des études graves et épineuses, vivant au milieu
de ma famille, de mes livres et de mes amis, membre
d'ailleurs d'un ordre fort peu agréé, peut-être n'étais-je
bon que pour la vie patriarcale où j'ai trouvé autant de
bonheur qu'un homme en peut goûter sur la terre. La
Révolution en a ordonné autrement. Après quelques
expériences malheureuses, je m'étais arrangé pour ter-
miner paisiblement ma carrière en Sardaigne: me regar-
dant comme mort, ce pays me plaisait assez comme
tombeau. Point du tout, il a fallu venir représenter sur
ce grand théâtre. Le Roi sait avec quelle répugnance je
suis venu. Il était clair qu'on allait me martyriser dans
le temps présent, en me promettant locum refrigerii dans
\ \ 0 LETTRE
un temps fabuleux ; jamais je n'ai demandé que le genre
de secours qui dépendait du Roi, pour vivre aujourd'hui
d'une manière tolérable ; toujours je me suis moqué de
demain. Je ne suis pas assez sot pour ignorer mon âge et
l'art d'évaluer les probabilités. De savoir si S. M. ne m'a
point traité avec trop de rigueur, c'est une question ré-
servée à Elle. Personne ne juge le Roi, mais je suis bien
le maître de me juger moi-même. Une fois que la tête
est échauffée et le cœur ulcéré, on se donne tous les jours
des torls, et je suis prêt à me reconnaître tous ceux que
vous voudrez. Un homme qui se croit humilié ne vaut
rien, il est toujours aigre, toujours fatigant; et comment
ne déplairais-je pas à S. M. puisque je me déplais à moi-
même? Telles sont les réflexions qui m'agitent et que je
soumets de nouveau au profond discernement de S. M.
Jugera-t-elle à propos de me rappeler ? J'admirerai en
cela sa sagesse et ne me plaindrai nullement, comme je
ne me suis jamais plaint par le passé, hors de mes lettres.
Voudra-t-elle au contraire employer toujours mes ser-
vices? Elle peut compter jusqu'à la fin sur la même fidé-
lité et sur le même zèle, quel que soit d'ailleurs le
mécontentement que je me suis bien gardé de cacher.
Tout ce que je crains c'est d'être employé par humanité.
Il n'y a rien que je ne préfère à ce malheur. Maintenant
que vous en savez autant que moi, je suis tranquille. Il
me suffît de vous ajouter que si j'avais eu connaissance,
à l'époque où je me suis décidé, de la singulière décou-
verte que je vous ai fait connaître, jamais je n'aurais tenté
de faire ce voyage ; mais je l'ignorais absolument comme
vous l'avez vu par la date des lettres. Cette découverte
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. \\\
au reste me paraît une pure curiosité qui ne sortira ja-
mais du portefeuille qui la recèle, à moins qu'il ne soit
permis de s'en amuser, époque dont je crois n'ignorer que
la date.
261
Au Même
Saint-Pétersbourg, mai 1808.
Où je me trompe fort, ou l'entreprise qui vous a si
fort alarmé est du nombre de ces choses qui paraissent
grandes de loin à l'œil de l'imagination, mais qui sont
très petites lorsque la raison vient à les examiner de
près. A la vérité le succès n'était pas probable ; mais
le danger était nul : ainsi pourquoi ne pas essayer ?
J'avoue cependant que, si au lieu de me blâmer en gé-
néral, vous me montriez un inconvénient que je n'ai ni
aperçu ni prévu, je n'aurais rien à dire ; mais vous ne
m'indiquez rien de tel. Vous voyez, Monsieur le Che-
valier, l'état des choses ; les trônes mêmes semblent coa-
lisés avec celui qui les veut détruire. Ce que nous voyons
ne s'est jamais vu , et peut-être ne se verra jamais.
Que faut-il faire dans de pareilles circonstances ? C'est
un terrible problème. Rien n'est plus commode, sans
doute, que de ne pas remuer, et d'attendre le résultat
de la guerre et de la bonne volonté de notre unique allié ;
mais ne nous y fions pas. Nous en savons assez pour con-
\ | 2 LETTRE
naître le danger que nous courons. Si M. le Marquis de
Saint-Marsan avait été admis à Paris en 4 802, il aurait
rempli les vues de S. M. qui le désirait. Si Tannée der-
nière, nous avions pu, M. le Duc de Serra-Capriola et moi,
être admis à Tilsitt, pour dire nos raisons, certainement
nous y serions allés. Si donc j'avais pu pénétrer seul
jusque ce terrible homme, je ne savais y voir aucun
inconvénient, et je me suis décidé sur un raisonnement
qui me paraît sans réplique: ou il m'appellera, et
dans ce cas, c'est certainement parce qu'il a conçu
quelque idée avantageuse, car il n'y a pas moyen de
croire qu'il me fasse faire 5 à 600 lieues pour me dire
qu'il n'a rien à me dire. Il est capable de tout excepté
d'une absurdité. Vous me parlez de négociation : faites
attention que je l'ai sévèrement exclue. 11 ne s'agissait
que d'une simple conversation dont il pouvait résulter
beaucoup d'avantages et nul inconvénient. La chose, au
reste, n'ayant pu avoir lieu, je me borne à désirer que
S. M. ne regrette jamais que je n'aie pu partir. Il me
semble que j'avais tout prévu.
Après tout, Monsieur le Chevalier, j'en reviens tou-
jours à ce que je vous ai souvent dit. Je me défie beau-
coup de moi-même et je n'ai jamais cru posséder les
qualités nécessaires pour contenter S. M. dans ce poste.
Je suis venu avec une extrême répugnance, et jamais je
n'ai été tranquille un seul instant. La confiance est né-
cessaire dans un moment aussi difficile. Je puis vous
assurer que le chagrin de me retirer sera mille fois
moindre pour moi que celui d'embarrasser Sa Majesté ;
ainsi je suis toujours prêt à me retirer sans fracas et
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 44 3
sans murmure, au premier signal que vous me ferez,
d'autant plus que je n'ai jamais pu me guérir du soup-
çon d'être odieux.
J'ose espérer que S. M., de son côté, n'accompagnerait
cette détermination d'aucune circonstance capable de
me la rendre plus désagréable, puisque je n'ai point de-
mandé cette place, que je l'ai toujours redoutée, et que
d'ailleurs je me crois sûr de n'avoir aucunement démé-
rité.
262
Au Même.
Saint-Pétersbourg, mai 1808.
Vous aurez une idée du Ministère actuel, si je vous
dis que le Ministre des Affaires étrangères (qui l'est
aussi du Commerce) a fait imprimer dans la gazette de
Saint-Pétersbourg un ukase portant règlement pour le
commerce entre la Russie et l'île de Gothland. Imaginez
l'effet que produira à Stokholm l'ineffable ridicule
d'une telle loi. Je vous assure, Monsieur le Chevalier,
que nos affaires ici vont très mal et de toutes les ma-
nières. Voilà la division du Général Barclay de Tolly
qui arrive de Vitebsk pour se rendre en Finlande. Qui
jamais à ouï dire que l'Empereur de Russie, pour ren-
forcer une armée qui est aux portes de la capitale, doit
appeler des soldats de 4200 verstes ? L'armée se fond
t. xi. 8
\ \ h LETTRE
en Finlande et en Turquie : c'est ce que veut Bonaparte.
L'Autriche seule peut lui donner quelques alarmes par
les efforts admirables qu'elles a faits pour se remettre,
et par son attitude imposante, dont vous êtes sans
doute informé. La vitalité de cet Empire est véritable-
ment admirable ; mais la force physique ne peut se
passer de la force morale; tant que vous verrez l'Autri-
che tremblante et sans confiance dans ses propres for-
ces, tant que vous entendrez ses Princes et ses Géné-
raux dire : « Nous ne sommes pas en état de faire la
guerre », il est clair qu'en effet on ne saurait la faire. Il
n'est pas douteux que si les grandes puissances s'enten-
daient, on pourrait résister et se sauver; mais comment
s'entendre ? Où est le patriotisme ? Où est le génie? Où
sont les nobles déterminations ? Le fameux proverbe :
Quos Jupiter vull perdere, prius dementat, est vrai des
nations comme des individus. En attendant, Napoléon
avance à pas de géant. Avec les calices et les encen-
soirs d'Espagne, il aura, si on le laisse faire, un sur-
croît de force avec lequel il découpera l'Autriche et en
fera quatre ou cinq petites souverainetés dans la Ligue
Rhénane. Je doute que cette œuvre l'occupe plus de six
mois. Je crois la nation Espagnole (même abandonnée
par ses maîtres) très capable d'un mouvement qui occu-
perait au moins beaucoup Napoléon, et donnerait un
beau champ aux entreprises du Nord. Mais vous nous
verrez regarder l'exécution de l'Espagne, comme elle nous
regardait il y a deux ans, et tout ira de même jusqu'à
ce qu'une maladie, un poignard, ou un grand homme
vienne enfin changer la scène. Je dis changer, car la
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. \\$
tragédie ne finirait pas. Les successeurs d'Alexandre
ensanglantaient beaucoup le monde ; mais je crois que
nous ferions pire après la mort de Bonaparte.
En attendant, c'est une consolation de savoir que la
Révolution dure toujours. Napoléon établit partout des
Royaumes, comme Robespierre établissait partout des
Républiques. L'un ne sera pas plus stable que l'autre ;
mais tous les yeux sont encore fermés et c'est là le
mal, car les choses ne peuvent changer sans que les
hommes changent. Si j'avais l'honneur de parler à S. M.,
j'en dirais davantage.
263
Au Même.
Saint-Pétersbourg, mai 1808.
Monsieur le Chevalier,
Dans une lettre du 25 avril dernier écrite à M. Rolle,
j'ai eu l'honneur de vous donner les nouvelles, comme on
peut les donner par la poste. La prise de Sveaborg est
une des merveilles de cette époque. C'est un véritable
Gibraltar rendu sans coup férir. On ne manque pas de
dire dans le public que cette forteresse a coûté cent et
même deux cent mille ducats, et quelques plaisants amers
ont dit que pour ce haut fait d'armes, il aurait fallu don-
ner le grand cordon de Saint Wladimir à M. Goloubtzof
\ \ 6 LETTIŒ
(trésorier de l'Empire). Qui sait cependant si le Gouver-
neur, M. de Cronstedt, n'a pas perdu la tête ? 11 y avait
dans la forteresse beaucoup de Finois et même beaucoup
de Finoises. C'était déjà une grande faute. Il a admis
deux fois des parlementaires dans la place ; seconde
faute capitale. On ne sait comment ces gens ont intrigué
pour obtenir de cet homme la capitulation qui a livré la
place. Elle portait que si les secours n'arrivaient pas le
21 août, etc.. Là-dessus on dit que le Gouverneur avait
cru stipuler à jeu sûr parce qu'il n'était pas probable que
les glaces tinssent encore à cette époque. Mais il n'y a rien
de si connu et de sifréquentque les exemples ducontraire;
et comment veut-on qu'un officier suédois les ignore?
D'ailleurs il y a une observation décisive contre lui, à ce
qui me semble du moins. S'il a fait son devoir, pourquoi
ne se rend-il pas auprès du Roi? Les uns disent qu'il vient
ici ; d'autres, qu'il se retire sur les terres de sa femme en
Finlande, mais personne ne dit qu'il retourne en Suède.
Je vous ai fait savoir dans la même lettre la prise de
l'île de Gottland. Cette expédition imaginée par l'amiral
Tchitchagof a été blâmée par le bon sens universel, qui
en a vu le résultat. En effet, l'Empereur, instruit par une
autre voie (probablement le Ministre des guerres), s'était
déterminé à rappeler les \ h ou \ 8 ,000 hommes qui avaient
pris possession de l'île ; mais c'était trop tard. Le cour-
rier arrivé dans le port de Window y a reçu la nouvelle
que les Suédois, avec cinq vaisseaux de ligne et 5,000
hommes de débarquement, étaient venus reprendre l'île
et faire prisonniers les Russes sans la moindre résistance.
Qui sait comment les choses se sont passées ? Le Roi de
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \\ 7
Suède, qui est excessivement irrité, aura peut-être mis
dans la chose un peu de Fourches Caudines. On ignore
encore les détails.
L'Amiral, qui avait déjà un parti terrible contre lui,
achève de se perdre dans l'esprit public par cette opéra-
tion militairement ridicule. Araktcheief, que je vous ai
suffisamment fait connaître, en profitera sans doute pour
le renverser. Il a dit, à ce qu'on m'assure, que l'un ou
Vautre devait disparaître, et je crois qu'à la fin, malgré
l'inexplicable empire du Ministre de la Marine sur l'esprit
de S. M. L, celui des Guerres finira par l'emporter. En
attendant, je continue d'être fort bien, même sur le pied
de l'amitié chez cet inexplicable Amiral. Sa femme est
Anglaise; elle a de l'esprit, du sens, de l'instruction, de
la morale surtout, et c'est une excellente épouse comme
toutes les Anglaises, quand elles s'en mêlent. Comme il
l'aime éperdument, je lui fais ma cour avec assez d'assi-
duité. Elle reçoit les mercredis. C'est une assemblée gé-
nérale où tout le monde va, même ceux qui voudraient
étrangler son mari. Mais j'y soupe de plus tous les di-
manches ; c'est le jour de la Bible, où les Anglaises ne
reçoivent que les parents ou les amis: souvent je me suis
trouvé tête à tête lorsque le Ministre est absent. Elle a
l'air d'une colombe, et je ne connais rien de si fin, de
si décidé et de si difficile à saisir.
C'est dans sa maison seule (excepté les grands diners
diplomatiques) où je me trouve à table avec l'Ambassa-
deur de France. Il me parle poliment et sans affectation.
Je lui réponds de même ; je ne le flatte ni ne lui manque.
Un Secrétaire de son ambassade, ayant été présenté il y
\ \ 8 LETTRE
a un mois à peu près, je ne reçus point les billets ordi-
naires, de manière que je pris cela pour une déclaration
de guerre ; mais c'était un oubli, ou les maximes ont
changé, car je viens de recevoir son billet avec le nou-
veau titre de Duc de Vicence, à l'occasion d'une autre
présentation. J'ai rendu le billet comme de raison, mais
je ne vais point faire de visite proprement dite, et il ne
m'invite pas à dîner : voilà où nous en sommes. Il ne
me paraît pas au reste que son Maître cherche à me faire
de la peine, car rien ne lui serait plus aisé à cette époque
d'asservissement.
Je reviens à la guerre.
Les Russes, en s'emparant de la Finlande, sont allés
en avant à leur manière, et ils ont fait une pointe telle
qu'ils ont remporté un avantage dans un endroit où
peut-être des hommes ne se sont jamais battus, entre
Tornéo et Uleaborg ; mais bientôt la chance a tourné,
le Général Bulatof a été battu du côté de Polava, lui-
même a été blessé à mort et fait prisonnier : on assure
qu'il a péri. Bientôt on a parlé d'un second échec, qui
paraît certain quoiqu'on étouffe cette nouvelle, et Ton t
assure que les Russes ont reculé jusqu'à Wasa. Cette
guerre est maudite sous tous les rapports, elle est im-
morale, elle est avilissante : les Russes la font à contre-
cœur. J'en suis inconsolable.
Nous n'avons pas moins assisté le 27 avril (9 mai) au
Te Deum chanté pour la prise de Sveaborg et la conquête
définitive de toute la Finlande. Ensuite il y eut une grande
parade militaire autour de la statue de Pierre Ier, par un
vent froid et violent qui tourmenta beaucoup tout le
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 4 49
monde, surtout les dames. La pauvre Impératrice ré-
gnante était là, et fixait tous les yeux : on aurait bien pu,
à ce qui me semble, l'exempter de ce martyre. Pendant
la longue cérémonie, sa fille se mourait d'une dentition
pénible accompagnée de convulsions. La nuit du 29 au 30
fut très mauvaise ; à cinq heures du matin, on alla ré-
veiller l'Empereur; à sept heures, l'enfant qui était dans
les bras de sa mère se jeta sur son épaule et ne remua
plus. L'Impératrice crut que l'enfant se reposait; un ins-
tant après, elle porta la main sur la tête de la petite,
qu'elle sentit couverte d'une sueur froide. — Ah! ma
chère Lise, tu me quittes ! Elle était morte.
Quoique le cadavre fut assez défiguré, l'auguste mère
ne l'a presque pas quitté jusqu'au moment des obsèques,
et la nuit même qui les a précédées, 'elle l'a passée tout
entière à côté de ces tristes restes. Le matin à 8 heures,
elle était à genoux et presque prosternée au pied du lit.
Elle savait que c'était le moment : sans se laisser avertir,
elle se leva et partit comme un trait.
Est-ce fatalité? Est-ce étourderie, ou hasard, ou tout
ce que vous voudrez ? Une voiture contenant deux char-
mantes petites filles se trouva sur le chemin du convoi ;
et la mère de ces enfants s'est trouvée comme les autres
autour de la chapelle ardente. Il aurait mieux valu que
tout cela ne fût pas arrivé.
Vous ne sauriez croire combien ce malheureux évé-
nement a donné de cœurs à l'Impératrice ou échauffé
ceux qui lui appartenaient déjà. Elle est bien malheu-
reuse et bien aimable.
Le chirurgien de l'Empereur (un Anglais nommé
\20 LETTRE
Wiley) le consolait en lui disant qu'il était jeune ainsi
que l'Impératrice, et qu'il devait espérer d'autres en-
fants. L'Empereur répondit: Non, mon cher ami, Dieu
naime pas mes enfants. Quel bonheur s'il avait tenu ce
discours à quelque tête vénérable, blanche en dehors,
et sage en dedans !
J'ai l'honneur de vous faire part de Tordre qui a dé-
pouillé ici tous les Français de l'ancien régime de la
cocarde blanche et de la croix de saint Louis. Caulain-
court s'était plaint à l'Ambassadeur d'Autriche d'avoir
vu M. le Comte de Blacas dans un grand dîner diplo-
matique donné par le Comte de Meerfeld. Il alla même
jusqu'à lui dire qu'il ne pouvait plus se trouver chez lui
si le Comte de Blacas s'y trouvait ; sur quoi l'Ambassa-
deur d'Autriche répondit bravement (à ce qu'il m'a dit)
que M. l'Ambassadeur de France était maître de se con-
duire comme il le jugerait convenable. Tout de suite
Caulaincourt a fait sa demande et avant qu'on eût pu
recevoir une réponse de Paris, ce qui a été remarqué,
l'ordre de quitter la cocarde fut donné. Par où vous voyez
qu'on s'est déterminé sur la simple réquisition du Duc
de Vicence. Un officier de police appela le Comte de
Blacas chez le Gouverneur militaire de la ville qui lui
communiqua l'ordre ; car le Comte de Roumantzof, qui
l'estime beaucoup, n'osa pas, au pied de la lettre, se char-
ger de cette commission. Le Comte de Blacas, de retour,
écrivit sur le champ au Comte de Roumantzof une lettre
extrêmement belle et énergique, et il y renferma sa co-
carde en lui disant qu'il la déposait entre les mains de
V Empereur jusqu'à ce que les vrais Français la vinssent
À. M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 121
reprendre etc., etc.. Quoique toute la lettre soit semée
de traits les plus forts, il n'a point déplu du tout ; car
malgré tout ce que nous voyons, on aime et lui, et sa
cause, et son Maître. Peu de jours après, l'ordre de quit-
ter la croix de saint Louis a paru de la manière que je
vous ai fait connaître, et M. de Meerfeld ayant déplu à
Paris, Napoléon a fait demander officiellement son rap-
pel à Vienne. La Cour, sans faire la moindre opposition,
a répondu qu'il était déjà rappelé. Il partira dans le mois
emmenant sa femme qui est fort avancée dans sa tardive
grossesse. 11 est assez peu aimé ici, et il doit beaucoup
à sa femme qui Test universellement. Il a beaucoup d'es-
prit et d'habileté, mais il ne peut inspirer la confiance.
J'ai par bonheur fort bien réussi auprès de lui, et nous
nous séparerons fort bons amis. Un jour, dans un bal,
un spectateur disait à un autre en lui montrant Madame
de Meerfeld : « Voyez-vous là-bas cette petite femme ? C'est
elle qui a perdu l'Europe. — Comment donc? — C'est que
c'est elle qui avec ses parents, ses amis, ses intrigues, et
toute son influence, est venue à bout de faire nommer et
envoyer ici l'Ambassadeur qui a rompu la coalition. »
Ce n'était peut-être pas si mal dit. Une autre femme bien
plus jeune et plus belle, chez qui le lord Gower allait
beaucoup, a peut-être fait encore plus de mal. Mais le
monde est ainsi fait, et personne ne doit s'en étonner.
Immédiatement après l'ordre de quitter la Cocarde et
la Croix, le Comte de Blacas a demandé ses passe-ports;
mais en même temps il a reçu des dépêches de son Maître
qui renouvellent l'ordre de tenir ferme tant qu'il sera
possible, et Madame la Duchesse d'Angoulême lui manis-
\22 LETTRE
feste le même désir. Il part donc pour Mitau prêt à reve-
nir, peut-être dans deux mois. Mais je doute, s'il revient,
que Bonaparte le laisse tranquille. Je ne saurais vous
dire pourquoi S. M. Louis XVIII tient si fort à cette ré-
sidence. Peut-être croit-il, avec tout le monde, que l'état
actuel est forcé, et qu'il faut s'attendre à un grand chan-
gement dans cette Cour. Peut-être a-t-il des raisons
particulières que nous ne connaissons pas.
Notre cher ami le Duc est devenu simple particulier.
11 tenait toute prête une Note par laquelle il déclarait se
démettre de ses fonctions, et au moment où il reçut celle
du Ministre qui lui interdisait ta Cour, il envoya la sienne
de manière qu'elles avaient l'air de s'être croisées. En-
suite il fit part au Corps diplomatique, par une lettre
circulaire, qu'il avait cessé ses fonctions. Chacun s'est
empressé de lui répondre de la manière la plus flatteuse :
je vous envoie ma réponse. L'Empereur lui a fait écrire
une lettre particulière, laquelle le déclare parfaitement
libre de demeurer à Saint-Pétersbourg tant qu'il voudra;
mais la lettre est écrite sottement Je ne sais ce qu'or-
donnera son Maître 5 s'il venait à supprimer ses appoin-
tements, il serait à terre. Il vend sa maison de campagne
et son hôtel en ville. Il gagnera beaucoup à la vente de
ces objets ; cependant c'est un triste spectacle.
Je ne sais quand la Maison de France partira : le mo-
ment dépend de la frégate que doit envoyer le Roi de
Suède.
Le refus fait ici d'une frégate est une dureté (pour ne
rien dire de plus) dont l'Amiral ne se disculpera jamais.
Le Comte de Roumantzof ayant assuré le Comte de Bla-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSÏ. 4 23
cas que les nouveaux événements ne pouvaient nuire à
la continuation du subside, ce dernier en a demandé
l'assurance par écrit, vu que la frégate pour partir ayant
été refusée après une parole d'honneur donnée par S.M.I.,
une simple parole ne pouvait le rassurer contre une op-
position du Ministre des finances, semblable à celle du
Ministre de la marine. Rien de plus sincère comme vous
voyez. — On a donné l'assurance par écrit.
Ce qui s'est passé en Espagne nous doit dégoûter à
jamais de l'art des conjectures. Qui jamais aurait pu
prévoir cet inconcevable spectacle? Des hommes du pre-
mier rang, des Grands d'Espagne amenant en France
entre les mains de Bonaparte une branche entière des
Bourbons ! Il y a de quoi pétrifier. Et ces Princes qui se
livrent ainsi pourraient aller au Mexique avec cinquante
vaisseaux de ligne pour y régner sur \ 2 ou \ h millions
d'hommes, habitant le plus beau pays de l'univers ! L'En-
voyé d'Espagne parle sur ces grands événements avec
beaucoup de raison et comme un bon Espagnol. C'est dom-
mage qu'il se soit annoncé en arrivant comme une créa-
ture du Prince de la Paix, ce début lui a fait tort. Du
reste il est très instruit et très bon à entendre, surtout
sur l'Amérique qu'il connaît parfaitement.
Pendant que j'écrivais cette lettre, on m'a assuré que
le Gouverneur de Sveaborg n'a point de torts : que la
garnison manquait totalement de vivres, et que depuis
plusieurs jours, elle était réduite à la demi-ration. Dans
ce cas, on pourrait donner tort à S. M. Suédoise, mais
Elle se défendra en disant qu'Elle ne pouvait pas croire
à la guerre. En effet, il paraît qu'Elle y a cru très tard ;
124 LETTRE
de manière qu'il est très possible qu'Elle n'ait pas fait
approvisionner la place. Au surplus, il faut toujours at-
tendre le parti que prendra M. de Cronstedt.
Les Russes, en s'emparant de l'île de Gottland, ont été
fort aidés par un Ministre du saint Evangile qui a con-
seillé et prêché la soumission et la non-résistance. Je ne
sais ce qui s'est passé entre lui et les Russes : ce qu'il y a
de sûr, c'est que les Suédois en arrivant l'ontfait pendre.
264
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 28 mai (9 Juin) 1808).
Monsieur le Chevalier,
Après vous avoir exposé dans un détail suffisant les
motifs qui m'avaient déterminé à tenter quelque chose
auprès de Napoléon, il m'a paru que ces motifs, reposant
essentiellement sur l'extrême danger de notre situation,
il y en avait peut-être à montrer ce tableau dans son
entier. Le tout se trouvant d'ailleurs mêlé avec une foule
de choses qui me sont particulières, j'ai jugé à propos
d'en faire un numéro particulier et de le soumettre ab-
solument à votre prudence et à votre amitié! Gardez-le,
si vous voulez, comme une lettre confidentielle, ou com-
muniquez le si vous le jugez à-propos : vous en êtes
absolument le maître.
A M. LE CHEVALIER DE KOSST. 125
A la distance où nous sommes, une correspondance
est quelque chose de bien singulier. Tousjles objets se
voyant de part et d'autre sous des formes si différentes,
les jugements différent nécessairement dans la même
proportion. Pendant que vous m'adressez des querelles
de Cagliari, je suis ici environné de gens qui me conseil-
lent tout ce qui serait nécessaire pour n'en plus entendre.
Un Ministre étranger me dit à brûle-pourpoint dans
une assemblée. « Est-ce que votre Roi n'a pas un mor-
ceau de terre à vous donner dans sa Sardaigne ? » Un
personnage marquant, qui s'intéresse à moi, me dit à la
Cour: « Vous n'avez que votre Roi dans la tête, pensez
un peu à vous. » Tous me conseillent, à présent que tout
est fini, d'être père et mari et de songer à un établisse-
ment. Je pourrais vous nommer vingt Français, Hollan-
dais, etc., qui ont perdu biens et patrie par la même
raison qui me les a fait perdre, et qui ont retrouvé l'un
et l'autre dans ce pays. Mon fils et mon frère sont des
exemples qui dispensent de tous les autres. Vous me con-
naissez assez, j'espère, pour croire que dans les choses
qui intéressent l'honneur et la conscience, je ne me dé-
terminerai jamais par ces sortes de spéculations ; mais
il est vrai cependant que lorsque des preuves de mécon-
tentement m'arrivent au moment où je sacrifie de nou-
veau dans la plus calme délibération, Y état, c'est-à-dire
tout, je ne puis m'empêcher de rire de la bizarrerie des
choses humaines. Peu de jours avant l'arrivée de votre
numéro du 15 février, un des hommes qui s'intéressent
le plus à moi, et qui porte un des premiers noms de son
pays, médisait encore : « Donnez-nous seulement laper-
4 26 LETTBE
mission d'agir, nous parlerons tous à la fois, toutes les
voix arriveront ensemble à l'Empereur. » On est allé jus-
qu'à nommer d'avance l'établissement qui pourrait me
convenir. A tout cela je n'ai répondu que ce que je
répondrai toujours : Tant qiïily aura une Maison de Sa-
voie et qu'elle voudra employer mes services, je ne chan-
gerai jamais. Je ne prétends point me pavaner de ces
sentiments, je crois au contraire que celui qui se vante
d'un mérite l'efface ; mais du moment où je ne suis pas
agréé, ces sentiments deviennent une pure folie. Parlez,
je me retire et tout est dit. Quand un prêtre dit la messe,
quand un militaire défend une redoute, quand un ma-
gistrat décide du tien et du mien, etc., il importe fort
peu de savoir le degré de faveur dont il jouit; il n'en est
pas de même d'un Ministre : plaire, si je ne me trompe,
est pour lui, non un bonheur, mais un devoir.
Soyez persuadé, Monsieur le Chevalier, que le Roi
s'est totalement trompé sur moi, jamais je ne vous l'aurai
assez dit, et jamais il ne sera possible à ma franchise de
vous détailler toutes les conséquences de cette erreur.
Le système de soupçon, de crainte, d'humiliation, de
proscription même, adopté à mon égard, ne s'accorde pas
avec un poste aussi lumineux que celui où l'on m'a placé.
Il fallait me donner plus de marques extérieures de con-
fiance. Que suis-je dans ce moment ? En vérité je n'en
sais rien. C'est un théorème inébranlable de la Révolu-
tion que tout habitant des départements réunis demeure
Français s'il n'est émigré. Or à l'époque où les émigrés
furent effacés en masse, à la charge de rentrer, de prêter
serment, etc., moi je demandai d'être effacé comme
A M* LE CHEVALIER DE HOSSI.
étranger, ri ayant jamais été Français, ne Vêtant pas, et ne
voulant pas iêtre, et ne pouvant même rentrer en France
que pour y haïr le Gouvernement qui m'avait dépouillé; là-
dessus je fus rayé purement et simplement, sans obliga-
tion de rentrer ou de prêter serment (chose qui demeure
à jamais inexplicable) et cependant, je fus maintenu dans
tous les droits de citoyen Français, ce qui fit croire bon-
nement à votre prédécesseur que j'avais demandé d'être
fait citoyen Français. En même temps je m'étais tourné
du côté de S. M., et je lui demandais, puisqu'il ne lui
restait plus que la Sardaigne, d'être fait gentilhomme
Sarde : cette demande ne réussit pas. Je ne puis prêter,
comme tant d'autres qui ont vu venir la tempête, le ser-
ment Russe puisque j'ai l'honneur d'être encore au ser-
vice du Roi. Je suis donc Français de par le Roi, allié
sur ce point avec la loi Française ; et qui empêche Napo-
léon de m'appeler en France, comme mon prédécesseur,
et même d'exiger de l'Empereur qu'il ne me reconnaisse
plus? Il est bien le maître! A tout cela sans doute il n'y
a plus de remède; mais vous voyez quel être je suis et
comment j'ai été protégé et adopté par mon Souverain !
Jusque dans ses grâces même, il y a toujours eu un côté
mortifiant (pour ne rien dire de plus) très aisé à sentir;
c'est ce qui m'a fait perdre vingt fois le courage, et m'a en-
gagé à prier si souvent S. M. de ne pas se laisser gêner par
sa bonté, et de me congédier. Je puis sans doute m'être
échauffé la tête et avoir écrit des choses trop fortes, et je
serai toujours le premier à l'avouer; mais, dans le prin-
cipe, la raison et la politique sont pour moi. Vous direz
ce qui vous plaira comme Ministre, mais vous savez bien
\ 28 LETTRE
que ce qui me nuit auprès de S. M. est invincible (homme,
femme, maxime ou tout ce qui* vous plaira, qu'importe?)
C'est à vous de voir si un tel homme est bien celui qui
convient à S. M.
Je ne me suis pas trop flatté que S. M. agrée jamais
mon projet de voyage en Piémont ; mais celui de me
cacher quelque temps en province me paraît tout à fait
plausible. Toute ma famille a ses peines, ses embarras,
ses besoins, qu'on n'est pas tenu d'articuler. Il m'impor-
terait beaucoup d'avoir par devers moi une petite somme
disponible. Une expérience de six ans me détrompe ab-
solument de la possibilité de remplacer jamais celle que
j'ai consumée en arrivant ici. Il faudrait être le dernier
des hommes pour songer à faire une demande à S. M.
Qu'y a-t-il de plus simple que de me retirer quelque
temps en province dans la terre d'une maison amie ? Je
suis pressé très amicalement sur ce point, et vous savez
qu'en peu de temps j'aurai accumulé aisément 3 ou 4,000
roubles. Ma présence devient-elle nécessaire ici , il ne
faut que le temps de la poste pour me faire accourir.
Cette idée me semble raisonnable ; cependant je vous ai
dit que je la soumettais encore sans discussion au juge-
ment de S. M., si Elle me retient dans ce poste. Ainsi je
suis en règle.
Je vous prie, Monsieur le Chevalier, de bien assurer
S. M. que dans la demande que je fais de m'éloigner de
la capitale pendant quelque temps, il n'y a ni caprice ni
bouderie. C'est l'absolue nécessité qui m'y force ; quel
ennui, GrandDieu ! que celui d'ennuyer ! Mais je ne sais
qu'y faire, sur mon honneur.
AU COMTE SïODOUM! E.
129
265
j- Au Comte Rodolphe.
29 mai 1808.
J'ai reçu avec un extrême plaisir, mon très cher en-
fant, votre lettre de Saint-Michel, du i Ornai. Je com-
mençais à m'impatienter ; car vous savez que celui qui
demeure trouve toujours le temps plus long que celui qui
court le monde. Vous avez pris le hon parti que je vous
ai toujours recommandé, celui d'écrire quatre lignes
par jour, où vous pouvez et quand vous pouvez, en at-
tendant le bon plaisir d'un courrier. Mais il faut mettre
la date du jour où vous terminez, ou en mettre deux. Je
suis bien aise que vous ayez tout de suite été mis en ac-
tivité, et j'espère que cette campagne vous sera fort utile. ^
Vous faites la guerre dans un pays extrêmement diffi-
cile, et vous avez d'excellentes cartes sous la main ; pro-
fitez-en pour vous faire un œil géographique : c'est là tout
le militaire. Je ne parle pas de la valeur, celui qui n'en
a pas doit filer ; mais vous ne sauriez croire combien je
suis entiché de ce coup d'œil géographique, et même to-
pographique ; ou je me trompe fort, ou c'est lui qui fait
les généraux. J'aime fort que vous n'ayez peur de rien,
quand il le faut ; mais j'ai peur qu'il n'y ait de la témé-
rité stérile à nager en Finlande avant la naissance des
feuilles. Vous ferez bien, au reste, de vous exercer à la
natation lorsque l'occasion s'en présentera. — J'ai bien
ri du dialogue entre les deux militaires, et j'ai trouve
T. XT. 9
I 30 LKTTR73
assez plaisant que vous ayez été V Ambassadeur de cette
affaire; j'espère que les choses se calmeront. La pauvre
Marquise se mourait de peur que la collision de ces deux
têtes ne produisît quelque fâcheuse tempête ; mais je vois
que le jeune homme s'y est fort bien pris. D'ailleurs, il
est aisé au supérieur d'être philosophe.
Je n'ai pas besoin de vous dire combien je désire vous
revoir, puisque vous ne pouvez revenir que par une rai-
son heureuse pour vous ; mais, dans ce moment, je n'ose
me livrer à aucune espérance. L'heure n'est pas bonne.
Vous saurez, mon cher ami, que j'ai pris le parti d'aller
passer quinze jours ou trois semaines à la campagne,
pour y vivre en parfaite solitude et jouir à mon aise de
ma mauvaise humeur. C'est le Comte de Tzernicheff qui
m'a déterminé. Ainsi, si vous arrivez ici, ne soyez pas
surpris de ne pas me trouver ; tout de suite je serai en
ville. C'est un saut, comme vous savez: ma petite ville-
gialura ne gêne point le cours des lettres.
Point de nouvelles politiques, excepté que le Roi d'Es-
pagne a cédé ce royaume à l'Empereur de France, ce qu'on
ne saurait trop approuver; car pourquoi verser du sang
inutilement ? Céder est toujours mieux. Je vous recom-
mande de toutes mes forces l'orthographe, mon cher
enfant. Ceci n'est pas pédanterie paternelle: la connais-
sance du latin me rend ces fautes inexplicables. Bien
entendu que si jamais vous gagnez des batailles, je n'en
parle plus, car le Maréchal de Villars et cent autres ne
savaient pas écrire ; je parle, en attendant. Adieu, mon
cher enfant ; vous savez si je m'occupe uniquement de
vous. Vale, Rodolphule mi suavissime.
A M. LE CHEVALIER DK ROSST.
266
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 2(14) juin 1808.
Je ne sais plus que vous dire de la guerre de Suède.
Les Anglais sont enfin entrés dans la Baltique avec
seize vaisseaux de ligne, et tout l'accompagnement or-
dinaire; mais on n'entend parler encore d'aucun fait
d'armes. En Finlande on paraît en repos, du moins nous
n'avons pas la moindre nouvelle militaire depuis plus de
vingt jours ; mais nous savons qu'il y a beaucoup de
divisions et de mécontentements dans l'armée. Quoiqu'il
soit prouvé que le Général Buxhovden ne fait que du
mal, il est toujours en place, j'ignore par quel sorti-
lège
Cette guerre ne pouvant se faire qu'avec de l'or, le
Gouvernement est obligé de l'acheter à tout prix, ce qui
contribue prodigieusement à la chute des billets. Du mo-
ment qu'une nation, qui a du papier monnaie, ne peut
plus payer à bureau ouvert, elle est en état de banque-
route. La force et l'esprit public peuvent encore lui
permettre de faire contenance pendant quelque temps ;
mais à la fin il faut qu'elle y passe ; la détresse est
extrême et a rendu l'Empereur intraitable sur toutes les
affaires d'argent, de manière que, quoique j'aie eu le bon-
heur de décider le personnage que je vous ai nommé à
4 32 LETTRE
faire son affaire de celle des vaisseaux, et à la proposer
avec tous les arrangements que j'ai indiqués comme plus
propres à la faire réussir, je n'ose point du tout compter
sur le succès.
11 est inutile, je pense, de vous parler de la sensation
qu'ont fait ici les dernières nouvelles reçues d'Espagne
ou plutôt de Bayonne: à la vue de pareils événements,
on demeure muet. L'Envoyé d'Espagne venait de rece-
voir ses nouvelles lettres de créance, avec une lettre
autographe du Roi Charles IV, qui faisait part de son
abdication à S. M. I. — Il avait même déjà demandé au-
dience pour présenter ces deux pièces, lorsqu'il a reçu
la nouvelle de tout ce qui s'était passé. Depuis le renver-
sement de l'Empire romain, on n'a rien vu d'égal à ce
qui se passe aujourd'hui dans le monde.
Toutes les races royales sont attaquées à la fois : en
verrons-nous réellement de nouvelles? Je ne crois pas ;
ce sont les familles qui régnent, ce ne sont pas les indi-
vidus. Observez bien l'histoire, Monsieur le Chevalier ;
vous verrez qu'un Souverain est une plante dont per-
sonne n'a jamais vu la graine. Le premier qu'on voit à
la tête d'une race est toujours un homme distingué de
quelque manière, et souvent même demi-mythologique.
Mais jamais on n'a vu un simple particulier, pas même
César, pas même Thamasp-Kouli-Kan, devenir Souve-
rain et produire une dynastie. La souveraineté ne s'est
jamais formée brusquement: elle croit en silence. Crescit
occulto velut arbor œvo, et, dès qu'elle se montre, on la
reconnaît à des caractères assez marqués. Aujourd'hui
je vois bien un individu visiblement revêtu d'une mis-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 33
sion extraordinaire ; mais, je vous le repète, il ne s'agit
point d'individus, il s'agit de familles. Napoléon peut
être incontestablement sacré sans que sa famille le soit,
et Louis XVIII peut être incontestablement retranche
sans que sa famille le soit : d'ailleurs le bien le moins
prévu naît souvent des maux les plus terribles. Par
exemple, il peut être très utile qu'une branche des Bour-
bons soit amenée en France et y séjourne. Il peut être
utile et infiniment utile que des Princes de cette famille
s'y marient mal, dans le sens vulgaire du mot ; mais c'est
un sujet inépuisable : je me borne à dire que je ne vois
pas le moindre symptôme de nouvelles familles souve-
raines, et qu'il y a même une infinité de signes con-
traires.
L'Impératrice Elisabeth est àTsarskoe-Selo, non pour
y dissiper, mais pour y promener sa tristesse. Elle était,
l'autre jour, seule avec la princesse Amélie, sa sœur, dans
les jardins d'une maison de campagne où je vais beau-
coup, à sept heures du matin ! Les uns étaient au lit dans
la maison, et les autres se gardèrent bien de sortir.
Pauvre femme ! Elle excite bien justement une compas-
sion universelle.
Le pauvre Ambassadeur de Suède est toujours à Re-
vel: il devient infiniment probable qu'il a déplu et que
son Maître le laisse là pour lui témoigner son déplaisir.
Le génie excessivement doux et prudent de ce Ministre
convient peu à celui de son Maître, qui aurait voulu, si
je ne me trompe, un éclat dans cette circonstance. Vous
n'avez peut-être pas oublié ce que j'eus l'honneur de
vous mander dans le temps :r qu'il était sur k point* de se
4 34 LETTRE
déclarer prisonnier, etc. C'était l'avis qui lui avait été
donné par une bonne tête, et il paraissait l'avoir agréé ;
mais ensuite, comme on le laissa partir tranquillement
pour Revel, après l'avoir accablé de compliments, il n'a
pas cru devoir faire un éclat. D'autres disent qu'il est
accusé par le Roi de n'avoir pas averti assez tôt du
danger.
S. M. Suédoise a flétri tous les officiers qui ont capi-
tulé à Sveaborg : on ajoute et leurs familles; mais je
crois que c'est une caricature inventée pour critiquer.
Une famille, dont un membre est dégradé, n'a pas besoin
qu'on prononce rien contre elle.
\
267
Au Même.
Septembre 1808.
Monsieur le Chevalier,
Je m'entretenais l'autre jour avec le Comte Alexandre
Soltikof, Ministre-adjoint des Affaires étrangères, au
sujet de quelques déserteurs Piémontais dont les inté-
rêts ent exigé mon intervention, lorsque ce Ministre fit
dériver insensiblement la conversation sur le Piémont.
Il me fit beaucoup de questions sur ce pays auxquelles
je satisfis sur le champ, mais d'une manière succincte.
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. W>
Revenu chez moi, il me vint en tète que peut-être cette
conversation avait quelque but, de manière qu'ayant eu
occasion d'écrire de nouveau à M. le Comte de Soltikof
pour un autre objet, je crus devoir ajouter en Post
Scriptum: « V. E. mè fit Vautre jour quelques questions
géographiques; si elle désirait de plus grands détails sur
ce sujet, il ne lui en coûterait quune demi-heure de son
temps. »
Deux ou trois jours après, je fus de nouveau appelé,
et à peine j'étais assis : « Vous avez cru, me dit-il, que
j'avais quelque vue. » — « Mais oui, en vérité. Monsieur
le Comte, je l'ai cru. » Et en même temps je tirai de ma
poche une carte géographique que j'étalai sur la ta-
ble. Tout de suite il y jeta les yeux, et la conversation
commença comme s'il n'y avait eu aucune autre
affaire sur le tapis, et comme si nous en étions à Tan-
née \ 804. Je lui montrai les confins de ce beau pays, je
lui parlai de ses forteresses, de ses productions, de sa
population relative, double de celle de la France dans
ses beaux jours, etc. Il me dit: « Ce pays contenait trois
millions d'hommes. » Je ne crus pas commettre un grand
crime en lui disant]: Oui. Ce discours nous conduisit à
parler de l'indemnisation de S. M., de sa situation, de
la guerre actuelle, et du Grand fléau de l'univers. Tout
cela fut traité amplement, mais je ne vous le répète
point ici : il suffit de me rapporter à la pièce ci-jointe.
Toutes les fois que j'ai de ces conversations politiques,
ma coutume est de les fixer sur le papier et de les en-
voyer au Ministre, tantôt sous la forme de Notes régu-
lières, tantôt sous celle de simples lettres. Plusieurs
4 36 l,KTTf» lî
raisons m'ont engagé dans ce cas à choisir celle d'une
lettre, et même d'une lettre familière.
Je pense, comme je l'ai dit dans cette lettre, que l'Em-
pereur de Russie a fait ce qu'il devait en faisant la paix.
Sans généraux, sans pain, sans argent, que pouvait-il
faire? — Ce qu'il a fait. — Son tort, ou son erreur pour
parler plus respectueusement, fut de quitter son Palais.
Mais, sur ce point, c'est aux autres Souverains à le con-
damner s'ils le jugent à propos ; moi, je ne m'en mêle
pas.
Lorsque le Ministre m'annonça que nous étions aban-
donnés, je lui répondis que «je n'avais aucune plainte
à faire contre S. M. /. , mais que je plaignais infiniment
l'Empereur de Russie obligé d'abandonner ses alliés ».
Ensuite je me suis tu, et l'on m'a fait sentir que ma ré-
serve était fort agréée. Cependant, Monsieur le Cheva-
lier, s'il ne faut pas faire du tapage inutilement, il ne
faut pas non plus qu'on nous prenne pour des simpli-
ciotti. De manière qu'ayant trouvé l'occasion de renou-
veler les protestations et les sentiments que j'ai tou-
jours manifestés, je l'ai saisie avec empressement. Les
paroles volent, les ministres changent, ils ne savent ce
qui a été dit et écrit, il est bon de rafraîchir certaines
idées. Au reste, il m'est impossible de deviner celle qui a
passé dans la tête du Comte Soltikof lorsqu'il m'a re-
mis sur ce chapitre, et je n'aurais pu faire à ce sujet que
des questions déplacées : peut-être il ne voulait que
s'instruire lui-même.
Lorsque vous recevrez cette lettre, l'Europe aura re-
tenti de la trop fameuse entrevue d'Erfurt. Il n'y a eu,
A M. LE CHEVALIIU; I) K ROSSI. 1 \\7
je puis vous le certifier, dans toute la Russie, qu'une
voix contre ce voyage. L'Impératrice-mère a fait l'im-
possible pour l'empêcher. Le Grand-Duc même s'y est
opposé ; mais personne n'a fait plus d'efforts que la
Grande-Duchesse Marie (Weimar). L'Empereur est de-
meuré inébranlable; c'était un engagement conditionnel,
pris à Tilsitt. Il a dit : « Je lui ai donné ma parole quand
il était heureux, je ne puis la retirer aujourd'hui quil
est dans le malheur ». Par où vous voyez, Monsieur le
Chevalier, combien S. M. I. tient à sa parole, et quelle
idée Elle se forme des affaires d'Espagne. Je crois pou-
voir vous donner comme certain que l'Empereur a
donné sa parole d'honneur à son Auguste mère qu'il
n'attaquerait jamais. l'Autriche; cependant je sais aussi,
à n'en pas douter, qu'on fait des dispositions pour faire
marcher des troupes sur la frontière Autrichienne.
Sans doute il sera question des plus grands objets dans
cette entrevue; n'ayant plus de moyens de communi-
quer directement avec vous, j'ai fait savoir à M, le Che-
valier de Ganières ce que les gens sensés pensaient ici
sur les suites probables de ce voyage. La Pologne, la
Prusse, l'Autriche, la Turquie sont mises sur le tapis ;
mais ce qui est douloureux par-dessus tout, c'est que
ce voyage est par-dessus tout une conjuration contre
l'immortelle Espagne, et une sanction des malheurs de
l'Europe. Encore une fois, je me tais sur les voyages aux
armées. Le feu de la jeunesse, la séduction de la gloire
militaire, la plus brillante de toutes, les illusions de
l'espérance, et d'autres circonstances encore doivent
être prises en considération. Mais cette entrevue, grand
138 LETTRE
Dieu ! cette entrevue dont le premier et infaillible effet
sera d'achever la Russie dans l'opinion, quel mauvais
génie Ta conseillée ? Quelques bons Russes (même en
assez grand nombre) ont envisagé la chose du côté du
danger personnel de S. M. I.; s'il y en avait réellement,
je serais aussi inquiet qu'un autre, car toutes sortes de
raisons m'intéressent à sa personne Auguste. Mais nous
pouvons être tous bien trauquilles sur ce point : mettre
la main sur un Souverain légitime, pour se jeter sur les
bras une nation indignée, est un pas d'école qu'on ne
fait pas deux fois en une année. Le danger est tout au-
tre, mais il est bien grand.
N'aurez- vous point été surpris, de ce que sur votre
simple expression, faites sentir au ministère, etc., j'aie
tout de suite formé une demande régulière et directe ?
Dans ce cas, rappelez-vous ce que j'ai eu l'honneur de
vous dire si souvent, que tous ces termes de la diplo-
matie ordinaire, faites sentir, tâchez de découvrir, ob-
servez sans affectation, etc., sont à peu près nuls dans
ce pays. Il y a une barrière insurmontable entre le
Souverain et les Ministres étrangers ; il y en a une,
quoique moins haute, entre ceux-ci et le Ministre
des Affaires étrangères (et vous concevez que la pru-
dence dans ce moment la hausse de vingt pieds pour
moi) ; les insinuations, les tâtonnements sont presque
impossibles : dès qu'on veut quelque chose, il faut deman-
der audience par écrit, arriver, dire ce qu'on veut, ore
rotundo, et donner sa note. La langue Française dis-
pense du Drogman : sans quoi ce serait exactement
comme à Constantinople. Je vis bien quelque balance-
A M. LE COMTE DE SOLTIKOF. \ 39
ment dans vos expressions, mais je vis aussi que, dans
ce cas, il fallait ajouter ma volonté à la vôtre, autre-
ment j'aurais perdu cette carte pour S. M. L'interrup-
tion totale de la correspondance avec l'Angleterre (du
moins d'elle à nous) me laisse ignorer si S. M. a été
indemnisée à Londres. Je le souhaite et je l'espère.
268
A M. le Comte de Soltikof.
Saint-Pétersbourg, 18 (30) septembre 1808.
Monsieur le Comte,
Les conversations intéressantes gagnent souvent à
être fixées sur le papier. J'ai eu l'honneur de vous en-
tretenir hier du Piémont, de sa situation géographique,
de sa population et de ses avantages de tout genre.
Pour la perte de ce pays, la Maison de Savoie est
bien plus difficile à indemniser que toute autre ; car
il ne suffira dans aucun temps de lui dire : Prenez !
Elle n'acceptera jamais que ce qui lui appartient ou ce
qui lui sera cédé légitimement; en attendant, elle souf-
frira, pleine des plus justes espérances, dans une situa-
tion malheureuse à la vérité, mais qui ne manque pas
de grandeur. Avant tout, Elle a demaudé son bien qui
lui a été enlevé, non seulement sans raison, mais sans
140 LETT l\ li
prétexte. Que si les circonstances s'y opposaient cons-
tamment, je crois qu'elle aurait plus volontiers accepté
ses indemnisations sur les anciennes Républiques (Gênes
ou Venise) que sur tout autre pays, parce que les terres
de ces Républiques n'appartenaient réellement à personne
au moment où les gouvernements disparurent, et qu'au
moyen d'un petit nombre de précautions, S. M. le Roi
de Sardaigne aurait plus aisément accordé ses intérêts
avec sa délicatesse.
J'ai eu l'honneur de plus de dire à Votre Excellence
que Bonaparte, par la manière dont il a traité les alliés
et les amis de votre Auguste Maître, lui a manqué es-
sentiellement, et la chose me parait incontestable. Après
la justice, un Souverain n'a rien de plus cher que sa puis-
sance, et il ne fait jamais une figure plus sublime que
lorsqu'il est en état de protéger et d'exalter ses amis. Il
s'ensuit qu'en les écrasant (autant qu'il est en lui, j'en-
tends) le maître actuel de la France outrageait directement
S. M. Impériale. Votre Excellence se sera sans doute
aperçue que jamais il ne m'est échappé la plus légère
plainte sur le délaissement de S. M. et ce n'est point par
prudence que je me suis tu, c'est par conviction, car j'ai
toujours pensé que tout Souverain doit penser à lui
avant tout, que S. M. I. avait fait ce qu'elle devait à
Elle-même et à son peuple, et que toute plainte sur ce
point était injuste et déplacée ; mais ce n'est pas moins
un grand malheur, et tout mon ressentiment a dû se
tourner contre l'homme qui n'en aime aucun, et qui pu-
bliait brutalement dans l'univers l'impuissance momen-
tanée d'un grand Prince, en lui faisant de belles décla-
A M,,e CONSTANCE DE MÀISTBE. 441
rations de tendresse. En tout cela je ne mets nulle
passion : j'ai offert d'aller lui parler tranquillement, à
mes périls et risques ; il n'a pas voulu m'entendre : à la
bonne heure ! Que Votre Excellence me permette de lui
rappeler la petite anecdote si connue d'un Ministre-
Cardinal qui disait à un jeune abbé de qualité : M. l'Abbé,
pendant que je vivrai, vous ri aurez jamais un Evôché.
L'abbé lui répondit très respectueusement. Eh ! bien,
Monseigneur, j'attendrai. — La maison de Savoie fera
de même : elle attendra.
Si cette lettre n'est qu'un simple discours d'homme à
homme, elle ne peut être placée en des mains que j'es-
time plus que les vôtres, Monsieur le Comte ! S'il en
était autrement, j'ai toujours tâché de ne rien écrire que
je pusse avoir intérêt de cacher.
269
A Mlle Constance de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 24 octobre (5 novembre) 1808.
J'ai reçu avec un extrême plaisir, ma chère enfant, ta
dernière lettre non datée. Je l'ai trouvée pleine de bons
sentiments et de bonnes résolutions. Je suis entièrement
de ton avis: celui qui veut une chose en vient à bout;
mais la chose la plus difficile dans le monde, c'est de
vouloir. Personne ne peut savoir quelle est la force de
442 LETTRE
la volonté, même dans les arts. Je veux te conter l'his-
toire du célèbre Harrisson, de Londres. Il était, au com-
mencement du dernier siècle, jeune garçon charpentier
au fond d'une province, lorsque le Parlement proposa le
prix de \ 0,000 livres sterling (\ 0,000 louis) pour celui
qui inventerait une montre à équation pour le problême
des longitudes (si jamais j'ai l'honneur de te voir, je
t'expliquerai cela). Harrisson se dit à lui-même : « Je
veux gagner ce prix. » Il jeta la scie et le rabot, vint à
Londres, se fit garçon horloger, travailla quarante
ans, et gagna le prix. Qu'en dis-tu, ma chère Constance?
Cela s'appelle-t-il vouloir ?
J'aime le latin pour le moins autant que l'allemand ;
mais je persiste à croire que c'est un peu tard. A ton
âge, je savais Virgile et compagnie par cœur, et il y avait
alors environ cinq ans que je m'en mêlais. On a voulu
inventer des méthodes faciles, mais ce sont de pures illu-
sions. Il n'y a point de méthodes faciles pour apprendre
les choses difficiles. L'unique méthode est de fermer sa
porte, de faire dire qu'on n'y est pas, et de travailler.
Depuis qu'on s'est mis à nous apprendre, en France,
comment il fallait apprendre les langues mortes, per-
sonne ne les sait, et il est assez plaisant que ceux qui ne
les savent pas veuillent absolument prouver le vice des
méthodes employées par nous qui les savons. Voltaire a
dit, à ce que tu me dis (car, pour moi, je n'en sais rien :
jamais je ne l'ai tout lu, et il y a trente ans que je n'en
ai pas lu une ligne), que les femmes sont capables de
faire tout ce que font les hommes, etc.; c'est un compli-
ment fait à quelque jolie femme, ou bien c'est une des
A Mlle CONSTANCE DE MAISTRE. 4 43
cent mille et mille sottises qu'il a dites dans sa vie. La
vérité est précisément le contraire. Les femmes n'ont fait
aucun chef-d'œuvre dans aucun genre. Elles n'ont fait ni
l'Iliade, ni l'Énéide, ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre,
ni Athalie, ni Rodogune, ni le Misanthrope, ni Tartufe,
ni le Joueur, ni le Panthéon, ni l'église de Saint-Pierre,
ni la Vénus de jVIédicis, ni l'Apollon du Belvédère, ni le
Persée, ni le Livre des Principes, ni le Discours sur
l'Histoire universelle, ni Télémaque. Elles n'ont inventé
ni l'algèbre, ni les télescopes, ni les lunettes achroma-
tiques, ni la pompe à feu, ni le'métier à bas, etc. ; mais
elles font quelque chose de plus grand que tout cela :
c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus
excellent dans le monde : un honnête homme, et une
honnête femme. Si une demoiselle s'est laissé bien élever,
si elle est docile, modeste et pieuse, elle élève des en-
fants qui lui ressemblent, et c'est le plus grand chef-
d'œuvre du monde. Si elle ne se marie pas, son mérite
intrinsèque, qui est toujours le même, ne laisse pas aussi
que d'être utile autour d'elle d'une manière ou d'une
autre. Quant à la science, c'est une chose très dange-
reuse pour les femmes. On ne connaît presque pas de
femmes savantes qui n'aient été ou malheureuses ou
ridicules par la science. Elle les expose habituellement
au petit danger de déplaire aux hommes et aux femmes
(pas davantage !) : aux hommes, qui ne veulent pas être
égalés par les femmes, et aux femmes, qui ne veulent
pas être surpassées. La science, de sa nature, aime à
paraître $ car nous sommes tous orgueilleux. Or, voilà le
danger ; car la femme ne peut être savante impunément
\\f\ LETTRK
qu'à la charge de cacher ce qu'elle sait avec plus d'atten-
tion que l'autre sexe n'en met à le montrer. Sur ce point,
mon cher enfant, je ne te crois pas forte ; ta tête est vive,
ton caractère décidé : je ne te crois pas capable de te
mordre les lèvres lorsque tu es tentée de faire une petite
parade littéraire. Tu ne saurais croire combien je me
suis fait d'ennemis, jadis, pour avoir voulu en savoir
plus que mes bons Allobroges. J'étais cependant bien
réellement homme, puisque depuis j'ai épousé ta mère
Juge de ce qu'il en est d'une petite demoiselle qui s'avise
de monter sur le trépiea* pour rendre des oracles ! Une
coquette est plus aisée à marier qu'une savante; car
pour épouser une savante, il faut être sans orgueil, ce
qui est très rare ; au lieu que pour épouser la coquette,
il ne faut qu'être fou, ce qui est très commun. Le meil-
leur remède contre les inconvénients de la science chez
les femmes, c'est précisément le laconage (1), dont tu ris.
Il faut même y mettre de l'affectation avec toutes les
commères possibles. Le fameux Haller était un jour, à
Lausanne, assis à côté d'une respectable dame de Berne,
très bien apparentée, au demeurant cocasse du premier
ordre. La conversation tomba sur les gâteaux, article
principal de la constitution de ce pays. La dame lui dit
qu'elle savait faire quatorze espèces de gâteaux. Haller
lui en demanda le détail et l'explication. Il écouta pa-
tiemment jusqu'au bout, sans la moindre distraction, et
sans le moindre air de berner la Bernoise. La sènatrice
(t) Mot piémontais, qui signifie ravaudage.
A M,lc CONSTANCE DE MAISTRE. Mj
fut si enchantée de la science et de la courtoisie de Hal-
ler, qu'à la première élection elle mit en train tous ses
cousins, toute sa clique, toute son influence, et lui fit
avoir un emploi que jamais il n'aurait eu sans le beurre
et les œufs, et le sucre, et la pâte d'amande, etc.. Or
donc, ma très chère enfant, si Haller parlait de gâteaux,
pourquoi ne parlerais-tu pas de bas et déchaussons?
Pourquoi même n'en ferais-tu pas, pour avoir part à
quelque élection? Car les taconeuses influent beaucoup
sur les élections. Je connais ici une dame qui dépense
cinquante mille francs par an pour sa toilette, quoi-
qu'elle soit grand'mère, comme je pourrais être aussi
grand-père, si quelqu'un avait voulu m'aider. Elle est
fort aimable et m'aime beaucoup, n'en déplaise à ta mère,
de manière qu'il ne m'arrive jamais de passer six mois
sans la voir. Tout bien considéré, elle s'est mise à tri-
coter. Il est vrai que, dès qu'elle a fait un bas, elle le
jette par la fenêtre et s'amuse à le voir ramasser. Je lui
dis un jour que je serais bien flatté si elle avait la bonté
de me faire des bas ; sur quoi elle me demanda combien
j'en voulais. Je lui répliquai que je ne voulais point être
indiscret, et que je me contenterais d'un. Grands éclats
de rire, et j'ai sa parole d'honneur qu'elle me fera un bas.
Veux-tu que je te l'envoie, ma chère Constance ? Il t'ins-
pirera peut-être l'envie de tricoter, en attendant que ta
mère te passe cinquante mille francs pour ta toilette.
Au reste, j'avoue que, si vous êtes destinées l'une et
l'autre à ne pas vous marier, comme il paraît que la
Providence l'a décidé, l'instruction (je ne dis pas la
science) peut vous être plus utile qu'à d'autres ; mais il
t. xi. 10
^46 LETTRE
faut prendre toutes les précautions possibles pour qu'elle
ne vous nuise pas. Il faut surtout vous taire, et ne jamais
citer, jusqu'à ce que vous soyez duègnes.
Voilà, mon très cher enfant, une lettre toute de mo-
rale. J'espère qne mon petit sermon pourtant ne t'aura
pas fait bailler. Au premier jour, j'écrirai à ta mère.
Embrasse ma chère Adèle, et ne doute jamais du très
profond respect avec lequel je suis, pour la vie, ton bon
père.
Quand tu m'écris en allemand, tu fais fort bien de
m'écrireen lettres latines. Ces caractères tudesques n'ont
pu encore entrer dans mes yeux, ni, par malheur, la
prononciation dans mes oreilles.
270
A la Même.
Saint-Pétersbourg, 1808.
Tu me demandes donc, ma chère enfant, après avoir
lu mon sermon sur la science des femmes d'où vient
qu'elles sont condamnées à la médiocrité ? Tu me deman-
des en cela la raison d'une chose qui n'existe pas et que
je n'ai jamais dite. Les femmesjae sont nullement con-
damnées à la médiocrité ; elles peuvent même prétendre
au sublime, mais au sublime féminin. Chaque être doit se
tenir à sa place, et ne pas affecter d'autres perfections que
A M,,e CONSTANCE DE MAIST1Œ. ^ 47
celles qui lui appartiennent. Je possède ici un chien
nommé Biribi, qui fait notre joie ; si la fantaisie lui
prenait de se faire seller et brider pour me porter à la
campagne, je serais aussi peu content de lui que je le
serais du cheval anglais de ton frère, s'il imaginait de
sauter sur mes genoux ou de prendre le café avec moi.
L'erreur de certaines femmes est d'imaginer que, pour
être distinguées, elles doivent l'être à la manière des
hommes. Il n'y a rien de plus faux» C'est le chien et te
cheval. Permis aux poètes de dire :
Le donne son venu te in excellenza
Di ciascun arle ove hanno posto cura.
Je t'ai fait voir ce que cela vaut. Si une belle dame
m'avait demandé, il y a vingt ans: « Ne croyez-vous
pas, Monsieur, qu'une dame pourrait être un grand gé-
néral comme un homme ? », je n'aurais pas manqué de
lui répondre : « Sans doute, Madame. Si vous com-
mandiez une armée, l'ennemi se jetterait à vos ge-
noux, comme j'y suis moi-même ; personne n'oserait
tirer et vous entreriez dans la capitale ennemie au son
des violons et des tambourins. » Si elle m'avait dit :
« Qui m'empêche d'en savoir en astronomie autant que
Newton?», je lui aurais répondu tout aussi sincère-
ment : ce Rien du tout, ma divine beauté. Prenez le
télescope : les astres tiendront à grand honneur d'être
lorgnés par vos beaux yeux, et ils s'empresseront de
vous dire tous leurs secrets. » Voilà comment on parle
aux femmes, en vers et même en prose ; mais celle
qui prend cela pour argent comptant est bien sotte.
4 48 LETTRE
Comme ta te trompes, mon cher enfant, en me parlant
du mérite un peu vulgaire de faire des enfants ! Faire des
enfants, ce n'est que de la peine ; niais le grand hon-
neur est de faire des hommes, et c'est ce que les fem-
mes font mieux que nous. Crois-tu que j'aurais beau-
coup d'obligations à ta mère, si elle avait composé un
roman au lieu de faire ton frère? Mais faire ton frère,
ce n'est pas le mettre au monde et le poser dans son
berceau ; c'est en faire un brave jeune homme, qui croit
en Dieu et n'a pas peur du canon. Le mérite de la
femme est de régler sa maison, de rendre son mari heu-
reux, de le consoler, de l'encourager, et d'élever ses
enfants, c'est-à-dire de faire des hommes -, voilà le grand
accouchement, qui n'a pas été maudit comme l'autre.
Au reste, ma chère enfant, il ne faut rien exagérer : je
"crois que les femmes, en général, ne doivent point se
livrer à des connaissances qui contrarient leurs devoirs ;
mais je suis fort éloigné de croire qu'elles doivent être
parfaitement ignorantes. Je ne veux pas qu'elles croient
que Pékin est en France, ni qu'Alexandre le Grand de-
manda en mariage une fille de Louis XIV. La belle litté-
rature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffi-
sent pour donner aux femmes toute la culture dont elles
ont besoin.
Quand tu parles de l'éducation des femmes qui
éteint le génie, tu ne fais pas attention que ce n'est pas
l'éducation qui produit la faiblesse, mais que c'est la
faiblesse qui souffre cette éducation. S'il y avait un pays
d'amazones qui se procurassent une colonie de petits
garçons pour les élever comme on élève les femmes,
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. \ 49
bientôt les hommes prendraient la première place, et
donneraient le fouet aux amazones* En un mot, la femme
ne peut être supérieure que comme femme ; mais dès
qu'elle veut émuler l'homme, ce n'est qu'un singe.
Adieu , petit singe. Je t'aime presque autant que Biribi,
qui a cependant une réputation immense à Saint-Péters-
bourg.
Voilà M. la Tulipe qui rentre, et qui vous dit mille
tendresses.
271
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 30 octobre (11 novembre) 1808.
Monsieur le Chevalier,
Richelieu disait qu'il n'arrive jamais ni tout le bien
ni tout le mal qu'on attend. Nous éprouvons la vérité de
cette maxime à propos du voyage de S. M. L J'en ai
tremblé, la Russie en a tremblé, l'Europe en a tremblé.
Or, non seulement il est sûr que ce voyage n'a pas pro-
duit tout le mal qu'on en attendait, mais il pourrait fort
bien se faire qu'il ait produit un effet tout opposé.
D'abord il est incontestable que l'Empereur a résisté à
toutes les vues principales de Bonaparte. Il n'a voulu
entendre parler ni de la guerre contre l'Autriche, ni du
royaume de Pologne, ni du royaume de Thrace, ni de
beaucoup d'autres choses peut-être que j'ignore.
\ 50 LETTBE
Tout se réduit à ce qu'il paraît :
1° A des engagements éventuels en cas de guerre.
2° A l'envoi du Comte Nicolas Roumantzof à Londres,
pour faire au nom des deux puissances des propositions
de paix.
Quant au premier article, il a été stipulé, je crois, qu'en
cas de guerre avec l'Autriche, la Saxe serait alliée de la
France, et que la Russie enverrait aussi des troupes
pour en imposer. Quoi qu'il en soit, ces accords éventuels
ne gênent jamais, et par conséquent doivent peu effrayer.
On en fait ce qu'on veut. A l'égard du second article,
vous concevez du premier coup d'œil les deux vues de
Bonaparte. Il veut d'abord éblouir les conscrits en leur
montrant la paix au bout de la première marche ; et
2°, lorsque l'affaire aura manqué (comme il n'en doute
pas), il veut être en état de crier dans tous ses papiers:
« Vous voyez ! Les Anglais ne veulent pas la paix, je la
leur ai offerte de concert avec mon grand allié, etc.. » On
débite déjà la réponse du Cabinet anglais à la demande
des passe-ports ; mais elle ne peut être connue. On dit
seulement ce qui doit être suivant toutes les apparences:
« Si M. le Comte Roumantzof vient pour traiter de la
paix particulière avec son Souverain, il est le bien venu,
point de difficultés. S'il vient pour traiter de la paix gé-
nérale, il ne peut être reçu. » En effet, la proposition
seule est une absurdité politique au premier chef. Qui
peut seulement soupçonner que les Anglais veuillent, je
ne dis pas abandonner l'Espagne, mais lui donner seule-
ment le plus léger soupçon, la plus légère inquiétude ?
Ainsi cette belle ambassade n'est qu'une farce, et per-
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. I "H
sonne ne le sait mieux que celui qui la fait jouer. Reve-
nons à S. M. I. Elle n'avait vu Bonaparte que dans deux
moments très fâcheux pour Elle, après la bataille d'Aus-
terlitz et après celle deFriedland. Alors Elle était abattue,
vaincue (bien plus dans sa tête que sur le champ de
bataille). Elle n'avait vu Bonaparte que comme un
homme écrasant, qui la laissait à peine respirer. Aujour-
d'hui c'est tout autre chose. L'Empereur a vu Napoléon
tout à son aise, et, pendant dix-huit jours, il a pour ainsi
dire tourné autour de lui ; il a pu le juger par lui-même.
D'ailleurs il est arrivé à Erfurt bien préparé par tout ce
qu'il avait entendu ici de la part de sa mère, de sa sœur,
la Grande Duchesse de Weimar, etc. Je crois de plus
certain qu'il a appris à Kœnigsberg, de son bon ami, des
choses que ses Ministres ne lui avaient pas fait connaître.
Enfin il a trouvé à Erfurt son Ambassadeur à Paris, le
Comte Tolstoï, qui pouvait être pour lui instar omnium.
Ce Ministre s'est infiniment distingué à Paris, où il a
fort bien soutenu l'honneur de son Maître et de sa nation,
sans que jamais aucune cajolerie imaginable ait pu en
faire une dupe. Napoléon lui a joué le tour de le faire
manquer de chevaux sur la route, de manière qu'il
avait déjà travaillé le Maître pendant deux ou trois
jours, lorsque le serviteur furieux est arrivé; mais la
bonne cause n'y a rien perdu. Il y a eu des scènes
assez violentes. II a dit à son frère, le grand Maréchal,
que s'il rencontrait jamais le Comte de Roumantzof tête à
tête, il ne pourrait s'empêcher de lui donner un coup de
poing dans le visage, « de manière, a dit le Maréchal,
que j'ai évité autant qu'il m'a été possible qu'ils se
152 LETTRE
trouvassent ensemble. » Le Grand Maréchal est bien un
des plus misérables humains que vous puissiez connaître.
II s'entend en soupes et en sauces : du reste, il n'a pas
une idée. L'Empereur en pense certainement comme le
public. 11 le plaisante même dans l'occasion, il le lutine,
il lui fait des niches, et se moque de lui en termes assez
forts ; n'importe, il ne peut s'en passer, et cet homme
a une telle puissance d'habitude, il est devenu, par un
exercice de chaque minute, si profond dans la tactique
de l'intrigue, qu'il serait difficile d'avoir à la Cour un ami
plus utile, un ennemi plus dangereux. Lorsque l'Empe-
reur voyage, c'est toujours lui qui l'accompagne. Cette
fois tout est allé à merveille jusqu'à la Vistule ; mais là
l'Empereur a trouvé Son Excellence Grand cordon
de l'honneur à cinq pointes, Maréchal de l'Empire, ete.
L'Empereur, pour prendre dans sa calèche ce grand
personnage, a été obligé de déplacer le Comte Tolstoï, qui
a trotté jusqu'à Leipsick dans un chariot découvert où il
n'a guère été dorloté. On a ri ici de ce petit malheur qui
heureusement n'a pas eu de suite pour la santé du
voyageur. Vous n'avez pas idée des caresses qu'on a
faites à Erfurt au Grand Maréchal. On a été avec lui aux
petits soins. La salle des conférences était décorée d'une
superbe tenture des Gobelins. La veille du départ, le
général Duroc dit à Tolstoï : « Monsieur le Maréchal,
V Empereur me charge de vous présenter cette tapisserie
de sa part ; vous voudrez bien en décorer chez vous une
chambre qui s appellera la Chambre d'Erfurt; votre
Maître la verra quelquefois, et il se rappeler a celle-ci qui
a entendu de grands débats, et d'où cependant Von est sorti
A M. LE CHEVALIER DE HOSSI. \ 53
bons amis. » Vous connaissez du reste la compagnie
d'Erfurt, deux Empereurs et quatre Rois (l'un buonoy
e ïaltro cattivo, comme disait ce bon homme en parlant
de deux crucifix), vingt-quatre princes souverains et
d'autres princes de la troisième grandeur (quorum non
est numerus). Il y a eu des chasses et des fêtes de toute
espèce. Une de ces fêtes mérite d'être remarquée ; le
Prince régnant de Weimar a donné un déjeuner à Na-
poléon sur le champ de bataille d'Iéna, et dans un tem-
ple à la Victoire, bâti à grands frais. Ce Prince était
général au service du Roi humilié et presque anéanti sur
cette place. Voyez, je vous prie, ce que sont devenus ces
Princes Allemands ! Il y a eu suivant l'usage du moment
des échanges de Cordons. L'Empereur Alexandre a
donné Saint-Andréa Talleyrand, à Rerthier et àLannes
(avec des plaques de 35,000 roubles). Napoléon a donné
son Grand Honneur à Roumantzof, au Comte Pierre
Tolstoï; et, si je ne me trompe, au Grand Maréchal. Le
second ne pouvait refuser^ quoiqu'il en eût bonne envie;
car comment un sujet pourrait-il refuser un Ordre porté
par son Maître ? Cependant il a fait le ritrosetto; il a dit,
au lieu de remercier sur le champ, qu'il ne pouvait
accepter sans la permission de son Maître, il s'est fait
presque ordonner; enfin il a fait ce qu'il a pu. Après quoi
il s'en est allé, en maugréant, joindre sa femme à Vienne
où il l'avait constamment retenue, pour se rendre de là
à l'armée de Turquie auprès du Maréchal prince Prozo-
rowski. C'est lui sans contredit, qui a fait la bonne
figure en cette occasion. Mais croyez qu'il a laissé
nombre de pointes dans le cœur de son Maître, dont le
\ 54 LETTRE
plus grand visible désavantage, dans ce moment, est
d'avoir consenti à se charger des affaires de Napoléon,
en envoyant le Comte Nicolas de Rome à Londres. Les
amateurs des arts doivent désirer qu'il arrive, vu qu'il
nous procurera incessamment bon nombre de carica-
tures : mais tout cela ne passe pas le ridicule. Dès que
l'Empereur a résisté aux principaux projets, il me semble
aussi que les principales craintes doivent se dissiper.
Il y avait à Erfurt une table pour les Empereurs et
les Rois, une deuxième pour les Princes régnants, et
une troisième pour les autres Princes. On m'a donné
pour très sûr que le Prince Constantin se voyant placé à
la troisième allait se retirer, lorsqu'un geste de son au-
guste frère Ta retenu. Ce qu'il y a de sûr, c'est que son
couvert n'a point été mis à la première table : il y a paru
comme invité. Napoléon n'a invité aucun des quatre aides
de camp généraux qui dînent ici de droit avec l'Empe-
reur. Il a invité le Prince Alexandre Galitzin, procureur
général du Synode. C'est encore un homme (et même un
jeune homme) fort mince. Mais c'est aussi un enfant gâté
de l'habitude, il est toujours là. 11 se plaignait un jour à
l'Empereur de ce qu'il n'était jamais de ses voyages :
l'Empereur lui promit qu'il serait du premier, qui a été
celui d'Erfurt, et voilà comment le procureur général
du Synode a été à Erfurt. Napoléon a demandé ce que
c'était que ce Synode ? On lui a expliqué qu'après la
destruction du Patriarcat une assemblée d'Evêques avait
été substituée au Patriarche (précisément comme le corps
des Maréchaux de France représentait le Connétable) et
que l'Empereur avait dans ce collège un député laïque
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. \ 55
nommé Procureur général, qui le représentait là comme
protecteur de l'Eglise (c'est-à-dire maître absolu). Napo-
léon a fort approuvé l'abaissement du clergé, qu'il faut
toujours tenir, à ce qu'il dit, dans la dépendance; mais il
a un peu badiné sur le procureur général amené à Erfurt.
Il a dit: Est-ce votre confesseur peut-être. L'Empereur
a répondu : Sur ces sortes de choses, on ne rit pas. Les
aides de camp généraux ont reçu en présents de fort
belles armes, des pistolets et des sabres de la fabrique
de Versailles. Par eux surtout on a appris nombre d'anec-
dotes curieuses. Pourriez-vous croire, par exemple, ce
qui est cependant très sûr, que les soldats sous les
armes et même quelques officiers traitent Napoléon de
général. Le Prince Troubetzkoy, l'un de ces Messieurs,
assistait avec les autres à une grande cérémonie militaire
où l'on distribuait des récompenses. Napoléon demanda
à l'un des soldats candidats : Et toi, pourquoi demandes-
tu Vétoile, où Vas-tu méritée? Le soldat répondit : Géné-
ral, c est à tel endroit, où vous étiez bloqué. Le Prince
Troubetzkoy m'a dit qu'il avait entendu vingt bêtises
de ce genre.
On s'est dit à Erfurt beaucoup de choses que nous ne
savons pas, mais qui nous serons dites une fois, suivant
les apparences, au moins parles événements. Tenez dès
à présent pour très certain que les premiers serviteurs
de Napoléon ne peuvent pas le souffrir, et qu'ils ne
peuvent se souffrir mutuellement. Voici un fait particu-
lier qui m'a été donné comme également certain, et que
les circonstances rendent seules très probable. Tal-
leyrand, Berthier et Lannes ont dit au Grand Maréchal,
\ 56 LETTKE
ou lui ont fait entendre, qu'ils étaient passablement
ennuyés de leur cher Maître, et que si jamais il leur
convenait de faire demi-tour à droite, ils seraient bien
flattés de pouvoir passer sous le sceptre d'Alexandre. Un
illustre boudeur, de qui je tiens le fait, ricanait beaucoup
de ce qu'il appelait une des plus grandes mystifications
possibles. Je lui dis: a Mais, Monsieur le Comte, êtes-vous
bien sûr de ne pas vous mystifier vous-même? Qui vous
a dit que ces trois Messieurs ne parlaient pas sérieuse-
ment? — Allons donc, allons donc ! » Je n'en sais rien :
sûrement on a vu beaucoup de mécontentement, et les
idées qu'on a acquises là germeront un jour.
Le Prince Kourakin passe, comme vous l'aurez appris,
à l'Ambassade de Paris ; avant de partir, il a fait faire
son portrait en pied; c'est le centième, je crois, car Tune
de ses plus grandes jouissances est de multiplier sa
ressemblance. Dans cette dernière édition de lui-même
on voit sur sa table une liasse de papiers sur laquelle on
lit Tilsitt, et le Grand Cordon de la Légion d'Honneur
voltige sur les paperasses. L'Empereur lui a payé
4 50,000 roubles de dettes : il a \ 0,000 paysans !
J'oubliais de vous dire que Bonaparte, après s'être
rendu médiateur forcé entre la Turquie et la Russie, et
s'être engagé à donner la Valachie et la Moldavie à
l'Empereur, finit par laisser faire ce dernier sans s'en
mêler, il ne veut que brouiller et compromettre la
Russie avec l'Autriche, ce qui peut arriver très aisément
à cause de ces deux provinces ; car le nouveau Visir,
Mustapha Barinctar (porte-étendard), estime excellente
tête qui ne veut pas absolument entendre parler de cette
A M. LE CHEVALIER DE ROSSF. 457
cession, et l'Autriche de son côté y répugne excessive-
ment, de sorte que si une guerre éclate, ce sera par cette
raison ; mais il est permis de concevoir de meilleures
espérances. L'envoi du Prince de Schwartzenberg ici
est un bon signe ; celui du Comte de Stakelberg (le même
qui a résidé à Turin près de Sa Majesté) à Vienne, en
est un autre aussi. Je ne sais si le Cabinet de Vienne a
hien compris encore la manière de traiter avec celui-ci ;
l'essentiel est de n'avoir jamais l'air de forcer. Si vous
voulez qu'un Russe accepte une chose, il ne faut pas la
lui mettre dans la main, il faut la jeter à terre, la louer
sans la regarder et passer. Quand il est seul, il la ra-
masse. Quoi que son orgueil en puisse dire, il a la cons-
cience de son infériorité à l'égard des nations plus
avancées. Il suit de là que dès qu'on veut lui persuader
une chose trop vivement, il croit qu'on veut lui mettre
le pied sur la gorge et il résiste. J'ai toutes les raisons
de croire que l'Empereur a été envoyé à Erfurt par
l'Impératrice mère, qui a voulu à toute force l'empêcher
d'y aller.
Il y a des qualités qui semblent s'exclure et que
cependant on rencontre tous les jours réunies, telles
par exemple que l'indifférence et la jalousie, le faste et
l'avarice, la faiblesse et l'obstination. L'homme faible
sent très bien ce qu'il est, car la conscience est infail-
lible. Pour se faire donc illusion, et pour la faire aux
autres, il s'obstine de sang-froid et hors de propos. Il est
capable de résister à son père, à sa mère, à ses meilleurs
amis, à son Souverain, à Dieu même, je crois, s'il se pré-
sentait, et le lendemain il se laisse mener par son laquais.
I 58 LETTRE
L'inhumaine guerre de Suède continue toujours. A la
grande quantité de troupes qu'on y envoie, et encore
par quelque chose qui m'a été dit, on pourrait croire à
l'incroyable projet d'une invasion formelle de la Suède
par les îles d'Aland, dès que la gelée aura formé le plan-
cher. Cela s'appelle jouer 60,000 hommes et son honneur
à croix ou pile. J'attends de plus grands éclaircisse-
ments. En attendant, les Suédois ont gagné une véritable
bataille sur les Russes, en leur tuant, le \ 6 (28) octobre
dernier, le Prince Michel Dolgorouki, aide de camp
général, lieutenant-général à 27 ans, etc., etc.; c'est une
mort à la Turenne. Après une affaire où les Suédois
avaient été obligés de se retirer, on ne tirait plus. Un
courrier apporte un paquet au Général Toutchkof ; le
Prince Michel dit : // doit y avoir des lettres pour moi.
Il s'avance vers le courrier qui était éloigné de quelques
pas. A moitié chemin, un boulet parti d'un canon de
retraite unique, arrive et le partage en deux. 11 était
bon fils, bon frère, bon militaire, bon ami, et bon
Russe. C'est une grande perte, universellement sentie, et
c'est Caulaincourt qui a tué ce brave homme. Blessé par
l'inflexibilité du Prince Michel, il a voulu qu'on l'écar-
tàt. L'Empereur ne sachant que faire l'a envoyé en
Finlande, et pour éviter les objections, il lui fit donnera
dix heures du matin l'ordre de partir le soir.
Le Prince Michel Dolgorouki partit avec une extrême
répugnance, et il a été tué. L'Empereur est bien touché,
mais le Prince est mort. On apporte ses restes de Fin-
lande, pour les inhumer honorablement à côté de ceux
du Prince Pierre, son frère, mort de même à 27 ans, et
À M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 4 59
dont je vous ai beaucoup parlé dans le temps. Il y aura
donc deux fêtes dans la même semaine, les funérailles
du Prince Michel, et le bal que toute la Garde donne à
S. M. L pour son heureuse arrivée; il y aura danse,
souper de 400 couverts au moins, comédie, ballet. Le
dernier officier est taxé à cent roubles, et la fête en
coûtera soixante mille.
L'Eglise de Newski sera pleine comme la salle du bal .
Comédie, exécution, bal, enterrement, farce sottisière,
oraison funèbre, etc.! Pourvu qu'on s'agite, qu'on s'as-
semble et qu'on parle, tout est bon pour cet enfant qu'on
appelle homme, et qui n'a à l'égard du véritable enfant
que l'innocence de moins.
Ma situation est toujours la même. Caulaincourt me
regarde comme un animal curieux, et ne me dit rien. Je
le regarde comme un animal malfaisant, et je ne lui dis
rien. Un salut de part et d'autre lorsque nous nous
rencontrons n'est pas une grande dépense. Sa légation,
ses entours, me veulent plutôt du bien que du mal, mais
ce ne sont point eux qui décident, et je ne les vois pas
plus que leur chef. Le Général Pardo, envoyé del Rey
fantastico, comme on dit en Espagne, est bon à voir
pour ses rares connaissances, son bon esprit et sa bon-
homie même, mais vous sentez qu'on n'est amis que
jusqu'aux autels. Je ne vais pas chez lui, mais nous
avons quelquefois une certaine correspondance littéraire
et il m'appelle dans ses billets, mon respectable ami : ce
qui est fort drôle. Il allait de temps en temps chez le
Duc, et même il y a pleuré ; mais depuis qu'il a présenté
ses lettres de créance, je crois que toute correspondance
\ 60 LETTRE
sera rompue. Il pourrait encore tout raccommoder. Le
Duc de Mondragone est arrivé et a de même présenté
ses lettres de créance. Il s'intitule Envoyé de S. M. le
Roi des Deux-Siciles, et la Cour a eu encore la faiblesse
de lui passer ce titre. Au fond peu importe. L'Envoyé de
Hollande, M. Sixt, est un original dont il est superflu
que je vous entretienne. Il a dit lui-même à un person-
nage de son pays, de qui je le tiens, qu'une place de
^ 0,000 sequins valait bien la peine qu'on fil quelque chose.
Voilà le motif déterminant et Yallégcance de ces Mes-
sieurs. Mes liaisons sont toujours telles que je vous les
ai décrites, les meilleures et les plus solides que je puisse
désirer. Je ne sais pas trop comment Caulaincourt me
les pardonne et comment je n'ai point encore été l'objet
de quelque motion. J'évite autant que je puis de le cho-
quer et même de le rencontrer. Je ne cesse de lui adresser
dans mon cœur le vers si connu : Honorez-moi, Monsieur,
de voire indifférence. Mais sûrement je n'en suis pas là.
Qui sait ce qui me soutient? Peut-être le Maître, qui m'a
toujours honoré de beaucoup de bontés. La seule chose
que je sache, c'est que je suis sur mes pieds. Il y a même
trois ministères où je suis reçu, et où je puis parler assez
à mon aise, quoiqu'en style différent, les Affaires étran-
gères, la Marine et l'Intérieur.
L'Espagne continue d'être le sujet de toutes les atten-
tions, de toutes les admirations, et de toutes les conver-
sations ; le mois de mai 4 808 occupera beaucoup la
postérité : aujourd'hui on ne le voit pas encore bien
distinctement. Au moment où je vous écris, nous en
sommes ici aux victoires remportées dans les environs
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. I 01
de Vittoria, à la fin de septembre. La sagesse de ce
peuple est aussi remarquable que sa valeur : comme je
sais cependant que les idées nouvelles ont fait d'assez
grands progrès dans les hautes classes en Espagne, j'ai
regardé avec le microscope tous Jes actes publics de cette
grande époque ; deux seulement m'ont donné à penser.
Le premier est la proclamation de M. de Morlas à Cadix,
pour éviter les vengeances populaires ; il y est dit :
« Souvenez-vous que le Souverain même n'a pas droit de
punir un homme qui n'est pas légalement condamné. »
C'est en effet un dogme Européen que j'ai rencontré dans
toutes les têtes ; mais je me suis aperçu, il y a déjà bien
longtemps, qu'il y a dans la politique des choses vraies
et saintes qui cependant ne doivent reposer que dans la
conscience universelle, et qu'on pourrait aisément tour-
ner en mal si on les écrivait. En me supposant par im-
possible arbitre d'une question de ce genre, je ne
conseillerais ni au peuple d'écrire la maxime, ni au
Prince de s'en écarter.
Ma seconde animadversion roule sur l'ordre de suc-
cession décrété par l'assemblée générale des Cortès.
Passons sur une triste exclusion que je vous ai annoncée,
il y a bien longtemps. On peut la motiver en disant que
la plus déplorable nécessité est cependant une nécessité,
mais je vous avoue que je ne verrai jamais sans trembler
le droit attribué à une nation de troubler un ordre de
succession fixé par les lois fondamentales, par les usages
et par les traités. Pourquoi, par exemple, l'admission
du P rince héréditaire de Naples au préjudice de son
père ? Pourquoi celle de la Maison de Bavière au préju-
t. xi. \\
\ 62 LETTRE
dice de la Maison de Savoie ? — Mais peut-être nous
sommes mal informés. Je sais que S. M. Sicilienne a fait
protester publiquement de ses droits en Espagne. S. M.
ne serait -elle pas dans le cas de faire protester aussi
de quelque manière pour ses droits éventuels , en
conformité des traités d'Utrecht et d'Aix-la-Chapelle?
Surtout cela je ne décide rien.
On dit en ce moment qu'une haute et excellente dame
a sensiblement changé de ton et d'humeur, qu'elle a plus
d'action et d'influence ; qu'une belle dame, qui ne devrait
pas l'aimer, n'en parle que sur le ton de l'admiration,
qu'elle la nomme ange et divinité terrestre. On ajoute
que cette divinité commence à se tourmenter moins de
ce qu'elle a perdu, et que sa consolation existe déjà ; il
ne peut y avoir qu'une voix en Russie pour lui souhaiter
tout ce qu'elle mérite.
Je ne vois plus rien d'important à vous communiquer
par ce courrier : l'aspect des affaires est fort beau, grâce
à l'énorme faute commise contre l'Espagne, et au parti
qu'une excellente nation en a tiré. L'immobilité de l'Au-
triche et l'asservissement de la Russie sont tristes sans
doute, mais laissons faire au temps : l'inévitable force
des choses ramènera la guerre. Pendant qu'Attila est sur
pied, S. M. n'a ni espérance ni intérêt de rentrer dans
ses états : dès qu'il sera mort ou humilié, tous les droits
seront mis en avant, soit pour une restitution, soit pour
une compensation, et dans ce cas je crois vous avoir
passablement développé le bien et le mal, le pour et le
contre de toutes les suppositions.
A. M LE CHEVALIER DE ROSSI.
H3
272
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 10 (22) novembre 1808.
Monsieur le Chevalier,
Je fermai mon paquet avant de pouvoir vous faire
part du mariage de Son Altesse Impériale, Madame la
Grande-Duchesse Catherine, avec le Prince George, cadet
de la Maison de Holstein Oldenbourg. Aujourd'hui il ne
reste aucun doute sur ce mariage, quoiqu'il ne soit point
officiellement notifié. La naissance de l'Epoux ne saurait
être plus respectable puisqu'il est Holstein comme l'Em-
pereur. Sous les autres rapports le mariage est inégal,
mais il n'en est pas moins sage et digne de la Princesse
qui n'a pas moins de sagesse que d'amabilité. En premier
lieu, toute Princesse dont la famille jouit de la terrible
amitié de Bonaparte fait fort bien de se marier même un
peu au-dessous de ses espérances légitimes ; car qui sait
toutes les idées qui peuvent passer dans cette rare tête?
D'ailleurs, Madame la Grande-Duchesse doit avoir l'es-
prit frappé du malheureux sort de ses sœurs aînées,
mariées en pays étrangers et mortes à la fleur do leur
âge. Il n'est pas étonnant que son premier vœu soit de
ne pas abandonner ses parents et sa chère Russie, car le
Prince s'établit ici et vous jugez bien qu'il y jouira du
4 64 LETTRE
sort le plus brillant. Enfin je crois que la Princesse, qui
possède un cœur digne de son rang, se soucie fort peu
d'entrer dans la Ligue du Rhin, en épousant quelque
Prince soumis à la grande domination. Voilà ce que
j'imagine, et je ne crois pas me tromper. Rien n'égale la
bonté et les grâces de Madame la Grande-Duchesse. Si
j'étais peintre, je vous enverrais un de ses yeux, vous
verriez combien la bonne nature y a renfermé d'esprit
et de bonté. A l'égard du Prince, les demoiselles de ce
pays ne le trouvent pas assez aimable pour son auguste
Epouse; mais comme il est difficile de l'être assez pour
elle, on pourrait être de l'avis des demoiselles sans
manquer de respect au Prince. Dans deux ou trois con-
versations que j'ai eu l'honneur d'avoir avec lui, il m'a
paru plein de sens et d'instruction. Il s'est déjà fait con-
naître dans son Gouvernement général de Revel, il
s'applique de toutes ses forces à la langue Russe, et l'on
voit réellement qu'il se fait une affaire capitale de réussir
dans sa nouvelle patrie. Quel sort que le sien comparé à
celui de tant de Princes ! A ce prix, il est bien heureux
d'être cadet. Avant-hier il y eut cour et gala à l'occasion
de la naissance de Son Altesse Impériale Monseigneur le
Grand-Duc Michel. Gaulaincourt, venant de recevoir la
nouvelle de la mort de son père, n'y parut point. En cela
le hasard le servit bien, car les nouvelles d'Espagne
faisaient chuchoter tout le monde, et je crois même que
la Légation française s'en est aperçue. Nous n'avons
cependant (j'entends le public) rien d'officiel, mais en
réunissant plusieurs circonstances, et surtout en écou-
tant le silence, il me paraît infiniment probable que du \ 8
A M. LE CHEVALIER DE R0SS1. \ 65
au 22 octobre, les Espagnols ont dû remporter quelque
avantage signalé. Les gens sages s'abstiennent, comme
vous sentez, de traiter ce cbapître d'une manière pu-
blique, mais chacun ayant ses confidents et ses petits
comités, dans le fait on ne parle pas d'autre chose. Ja-
mais nation n'a donné un plus grand spectacle au monde.
Je ne puis vous cacher que dans ce moment les Ministres
opposés à la puissance dominante sont à peu près passés
sous silence, mais je trouve qu'il faut peu s'inquiéter de
ces démonstrations extérieures qui sont tout simplement
les suites d'un système adopté, et dont le Souverain ne
doit compte à personne. Qui mieux que lui connaît sa
situation, et ce qui convient le plus au moment présent?
La politique a ses règles et ses formules extérieures, qui
n'ont rien de commun avec les sentiments intérieurs.
Jamais je ne pourrai obtenir de moi de croire que notre
bon Empereur, qui ne voudrait pas faire pleurer un
enfant sans raison, soit réellement l'ami d'un homme
capable, si sa passion le lui demandait, d'exterminer un
peuple entier comme un homme, et un homme comme
une mouche. Mais, encore une fois, s'il a jugé à propos,
en considérant surtout les talents militaires dont il peut
disposer dans ce moment, de prendre conseil du temps,
pourquoi ne nous recommanderions-nous pas aussi à la
même protection? En attendant les changements que
nous en espérons, je me montre aussi peu que les cir-
constances le permettent. Je vous avoue même que si je
pouvais, sans commettre une indécence et sans avoir
l'air de quitter la partie, m' abstenir de la Cour, je m'en
abstiendrais : mais la chose n'est pas possible. Heureu-
466 LETTRE
sèment les galas et les fêtes de Cour sont ici assez rares
pour qu'en y paraissant on n'ait l'air de braver per-
sonne.
A propos vous avez lu le fameux discours du 25 oc-
tobre. Je ne veux point l'envisager politiquement (une
autre fois nous en parlerons sous ce rapport) ; je ne
l'envisage ici que du côté du style. Quelle bouffissure ! On
croit entendre un acteur jouant l'Empereur : jamais vous
n'avez rien lu de moins souverain. J'ai eu l'honneur de
vous le dire constamment: avec toute sa puissance , cet
homme ri entend rien à la souveraineté. Vous avez vu
d'ailleurs comme il est discret avec ses amis. Si vous
lisez le Moniteur, vous en aurez vu d'autres exemples. —
Allez, allez, mon cher, vous arriverez.
273
Ait Même.
Saint-Pétersbourg, 16 (28) décembre 1808.
Monsieur le Chevalier,
Si mon numéro treize vous est parvenu, vous aurez
compris de reste qu'il était destiné à la poste, et par
conséquent écrit pour être lu. Le fond cependant en est
vrai, et je n'ai rien à rétracter. Je pourrais seulement
vous dire plus rondement que le Prince d'Oldenbourg
n'est pas aimable,; mais il est bien sensé, et il fait un
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 67
coup de grande politique. Il a vu que les circonstances
rendaient difficile le mariage de la Grande-Duchesse
Catherine, il a profité du moment et il s'est mis sur les
rangs, offrant de s'établir en Russie. Le Prince a con-
senti avec empressement. Il attrape une femme vérita-
blement charmante, une dot immense et un grand état ;
et si jamais la ligne masculine vient à défaillir dans la
branche aînée de sa famille, rien ne l'empêche, comme
rien n'empêchera ses enfants, d'aller régner chez eux.
Ainsi je crois qu'il a fort bien calculé. Le mariage est
déclaré dans ce moment, et, suivant les coutumes du pays,
les deux promis (c'est le mot reçu) ne se quittent plus
de tout le jour. Les Russes au reste ne sont pas fort
admirateurs de ce mariage, et j'ai entendu dans le grand
monde des lazzis assez forts sur ce point.
Ma situation est toujours ici un grand phénomène,
jouissant toujours de ma qualité et de tous mes droits
de Ministre, sans être inquiété par les Français, et sans
employer à leur égard d'autre précaution que celle de ne
pas les insulter, ce qui serait une folie très inutile.
L'Ambassadeur de France ne me parle pas, généralement
parlant, et l'occasion d'ailleurs s'en présente peu, car
j'évite autant qu'il est possible de me trouver dans les
maisons qu'il fréquente. Une circonstance assez plaisante
c'est que la Princesse Wissemsky, belle-mère du Duc,
a donné à plein collier dans la France. On l'appelait en
badinant la belle-mère du Corps diplomatique, parce que
le Duc y traînait les Ministres qui venaient assez com-
munément y passer les soirées. J'étais un des plus as-
sidus. Aujourd'hui que Caulaincourt et compagnie se
4 68 LETTUE
sont emparés de cet hôtel, le Duc a été forcé de déguer-
pir, et tous les gens de son système l'ont suivi. Il a
ouvert sa maison le soir, et il a toujours beaucoup de
monde-.
Je n'ai point rompu du tout avec les Ministres des
Princeslégitimes, serviteurs delaFrance. Jevois, quoique
rarement, le Baron de Blumm envoyé de Danemark, le
Chevalier de Bray envoyé de Bavière, et le Comte d'Emi-
siedel envoyé de Saxe. Ce dernier surtout ne fait au-
cune difficulté : l'opinion fait en sa faveur la même
exception qu'elle fait en faveur de son Maître. Cette
Maison de Saxe est sacrée, même pour Bonaparte.
Personne ne lui en veut. Quant à Monsieur le Duc de
Mondragone, Ministre de Joseph Bonaparte jusque sur
la frontière, et de là Ministre de Murât, je ne le vois
point du tout. Il choque ici universellement; il s'aperçoit
lui-même combien son rôle, surtout de lapart d'unhomme
de son nom, est révoltant, et combien la faveur dont jouit
ici le Duc répand de défaveur sur lui (Mondragone).
Mais le Ministre le plus singulier dans ce moment, et
qui forme véritablement un spectacle à lui seul, c'est le
Général Pardo, Ministre d'Espagne; du côté des talents,
c'est un homme des plus marquants, il en réunit même
qui s'excluent ordinairement, car il est excellent mili-
taire, et savant de premier ordre. Avant son arrivée,
j'en demandai des nouvelles à son digne prédécesseur le
Comte de Norona, qui me répondit : « Vous pouvez vous
y fier pour le grec » (en effet, il est grand helléniste). En
arrivant, il débuta par une faute grave en refusant de
faire la visite d'étiquette au Duc, ce qui déplut univer-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 4 60
sellement. Créature du Prince de la Paix , il avait
apporté des lettres de créance de Charles IV ; mais avant
de les présenter il apprit avec nous les événements
d'Aranjuez et il reçut d'autres lettres de Ferdinand VII :
puis, d'abord, d'autres de Joseph-Napoléon. Une dame
de ce pays, qui a beaucoup d'esprit (la Comtesse de
Strogonof), disait sur ce sujet qu'à la place du Général
Pardo elle aurait présenté les trois lettres de créance en
priant de vouloir bien choisir celle qui serait la plus
agréable.
Malheureusement il n'a pas été aussi sage ; il a pré-
senté les dernières, ce qui a été regardé comme une
apostasie formelle. Malgré cette faute, il intéresse beau-
coup de gens par ses connaissances et son caractère, qui
n'est pas du tout mauvais. Le Baron de Binder, chargé
d'affaires d'Autriche, qui était lié avec lui à Berlin, le
reconnaît toujours pour ami et le fréquente assidûment.
Comment s'est-il laissé tomber dans cette trappe? Je ne
saurais trop vous le dire. Il a tergiversé, attendu, en
quoi il a très mal fait ; puis il s'est trouvé si bien enve-
loppé par l'Ambassadeur de France et par une foule de
petites circonstances sans nom, qu'il ne lui a pas été
possible de reculer. Dans les compagnies où nous nous
trouvons ensemble, il me recherche ; il est même revenu
chez moi, quoique je n'aie plus été chez lui depuis la
première visite qui était de règle. Il a cherché à voir
le Duc et il a pleuré chez lui. Lorsque nous nous ren-
controns, nous commençons par Homère ; mais nous
finissons toujours par l'Espagne. Il est aussi Espagnol
que le Général Castanos. Quelquefois je m'amuse à lui
4 70 LETTRE
montrer les doutes que j'ai, et même ceux que je n'ai
pas sur les succès de cette sainte insurrection (pour le
coup l'expression est juste). Alors il s'échauffe, il s'étonne
que je puisse douter, et me prouve par toutes sortes de
raisons morales, politiques et militaires, que les Espa-
gnols doivent l'emporter. Qui l'entendrait, devinerait
peu qu'il entend le Ministre de Don Joseph-Napoléon.
Voilà encore un beau chapitre des contradictions hu-
maines !
Le jour de la fête du Grand-Duc Michel, 8 (20) no-
vembre, il y eut cour et gala.
L'Empereur me passa à peu près sous silence, comme
j'ai eu l'honneur de vous le dire : en présence des maîtres
il n'ose pas être poli; mais l'Impératrice m'honora d'une
fort jolie conversation : Comment vous portez-vous,
Monsieur le Comte ? Il y a longtemps que je ne vous ai
pas vu. Qu'avez-vous fait cet été? etc., etc Puis
tout à coup : Comment se porte le Duc? — Très bien,
Madame ; cette année la goutte lui a fait grâce de sa
visite ordinaire. — Ah ! J'en suis charmée, cest un digne
homme. Et la voilà qui m'entreprend un bel éloge du
Duc, auquel je répondis fort bien, comme vous sentez,
et vous noterez que j'étais à côté deMondragone, qui en
perdit la parole à ce que je crois, car l'Empereur étant
venu à lui, d'abord il ne sut au pied de la lettre ce
qu'il disait.
Peu de jours après, au bal donné à S. M. I. par la
Garde (bal extravagant et même scandaleux dont je
vous ai parlé, qui a coûté 60,000 roubles, et qui n'a
abouti qu'à glacer et ennuyer beaucoup de monde),
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. M\
l'Impératrice régnante s'approcha de moi à son tour, et
finit comme sa belle-mère par me demander des nou-
velles du Duc. Elle me dit avec sa douce voix angélique:
Il vit beaucoup chez lui dans ce moment. — Madame,
il n'y sera jamais seul, il a de nombreux amis. — Sans
doute, cest la plus belle et la plus douce consolation quil
puisse désirer dans les circonstances où il se trouve, etc.
— Tout cela, Elle me le disait à côté de Pardo. Ces
deux conversations ont fait grande sensation à Saint-
Pétersbourg.
Nous attendons Leurs Majestés Prussiennes pour le
22 (3 janvier). Je vous fais grâce des mille et un discours
que l'ont tient sur la beauté et les grâces de la Reine,
sur l'hommage que leur rend l'Empereur, etc., pour en
venir à ce qu'il y a de sérieux dans cette affaire. Je ne
doute pas que S. M. la Reine ne soit le premier mobile
du voyage. De savoir ensuite si quelque influence étran-
gère n'a point déterminé la Reine à déterminer le Roi,
c'est une autre question. En tout cas, je ne crois pas
qu'on eût droit de blâmer celui qui aurait conçu cette
idée. Au reste la reconnaissance est belle et bonne, mais
je ne vois pas, et personne ne verra, comment il est
nécessaire de venir de Kœnigsberg à Pétersbourg, pour
témoigner sa reconnaissance à un ami qu'on a vu il y a
deux ou trois mois. Jugez d'ailleurs comme le cœur
tendre qui palpite aujourd'hui à Rurgos croira à cette
reconnaissance ! Il soupçonnera ce que tout homme
d'état soupçonne: qu'une aimable Souveraine inviperita,
comme elle a toutes les raisons possibles de l'être, et
connaissant peut-être ses forces, vient les essayer pour
\ 72 LETTRE
convertir un homme. Le seul soupçon, qui est inévitable
sur ce point, suffira pour rendre ce voyage excessivement
désagréable à Napoléon, et déjà son Ambassadeur ici ne
s'en est pas gêné : il a témoigné sa désapprobation de la
manière la plus explicite et la moins cachée. S'il n'a pas
empêché le voyage, comme il l'aurait certainement
pu, c'est par la raison que je vous ai dite. Les pré-
paratifs pour recevoir ces hôtes augustes sont im-
menses et excèdent déjà deux millions de roubles ;
tout cela est fort désapprouvé. Les spectacles militaires
seront pompeux : l'Empereur a rassemblé dans cette
résidence 30,000 hommes, que je plaindrai beaucoup le
6 janvier, jour de la bénédiction des eaux, opération
spirituelle et spirituelle opération, que j'ai eu l'honneur
de vous décrire amplement. Nous verrons ce qui résul-
tera de ce voyage. Dans l'histoire encore plus que dans
la fable, Mars est mené aux lisières par une autre divi-
nité un peu moins féroce ; souvent il en résulte de grands
maux, mais il faut être juste aussi : souvent il arrive
tout le contraire. Voici qui vous étonnera beaucoup : la
favorite est furieuse du voyage dont je vous parle ; mais
par des renseignements que je crois sûrs, la femme en
est fort contente. Il me paraît que cette joie ne peut
être que politique, c'est-à-dire que l'incomparable Dame
ayant pris son parti sur un certain point, ne voit plus
dans l'événement en question qu'un moyen d'arracher
le Maître à un parti qu'elle abhorre. Mais ce Maître pa-
raît encore bien attaché à ce parti, du moins par système.
Nous avions tous infiniment redouté le voyage d'Erfurt
par des raisons que l'événement a montrées ensuite
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 73
comme mal fondées ; mais peut-être que personne n'a vu
le véritable danger et le véritable malheur, les mauvais
conseils, et l'envie d'imiter. — Je l'entends d'ici. —
Commandez vous-même, laisser bavarder les Ministres, etc.
Au fond, Monsieur le Chevalier, je dis Ministres, mais
où sont les Ministres? Où sont les têtes dans tous les
genres. C'est là dans ce moment la plaie profonde de la
Russie. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que le principal inté-
ressé, qui sonde très bien cette plaie, et qui appuie toute
sa politique sur la disette du génie, ne redoute rien tant
que le génie, et ne veut ni le chercher absent, ni le souf-
frir présent. Un Ministre des plus distingués, et qui
n'est plus en place, me demandait un jour un nom pour
cette maladie ! Je lui proposai spiritophobie, qu'il accepta
en riant.
C'est pendant un accès de cette terrible maladie qu'on
a pris une résolution qui vous fera horreur ; celle de
l'invasion définitive, et de la destruction de la Suède.
Les Français partent de Dan tzick, abordent enDanemarck
au nombre de \ 5,000, et pénétrent en Suède par le Sund .
Les Russes de leur côté traverseront la Baltique par les
iles d'Aland : voilà le projet soumis à l'examen de
quatre Généraux. Tous quatre ont été contraires : cepen-
dant on n'en persiste pas moins, car un grand Prince
doit régner par lui-même, cela vient d'Erfurt. Reste à
savoir si le succès est possible. Quelques personnes sen-
sées à qui j'en ai parlé tiennent pour la négative, et
veulent que toute cette entreprise ne soit qu'un épou-
vantail pour forcer le Roi de Suède à faire la paix. Ce
sentiment est soutenu par de bonnes raisons. Le passage
\ 74 ** LETTRE
sur Aland n'est pas praticable une fois en dix ans (j'en-
tends pour l'artillerie), les Anglais sont dans le Cattégat ;
mais qui sait si le froid de cette année ne sera pas tel
qu'il le faut pour rendre possible ce nouveau crime?
Qui sait si les glaces permettront aux Anglais d'agir
dans le Sund et dans les deux Belts? Qui sait ? Rappelez-
vous la conquête de la Hollande sur les glaces : tout est
possible. Les deux grands promoteurs de cette expédition
sont l'Ambassadeur de France et le Ministre de Dane-
mark. Je comprends fort bien le premier, il n'y a rien
de plus clair ; mais qui pourrait comprendre l'inconce-
vable aveuglement de S. M. L qui cherche à amener les
Français à Stockholm, c'est-à-dire à Pétersbourg ?
Quand à S. M. le Roi de Danemark, c'est un autre
aveuglement qui ne peut être expliqué que par la pas-
sion, qui explique tout. Je crains beaucoup aussi que de
ce côté il n'y ait une personnalité.
L'Empereur n'aime pas le Roi de Suède. Il y a des
oppositions de caractère entre ces deux Princes. Il y a
peut-être d'autres choses.
Parmi les erreurs du cœur humain, celle-ci surtout
est remarquable : quand un homme sait qu'il a choqué
grièvement l'opinion, au lieu de rétrograder il s'obstine.
Je crains fort que nous n'en soyons là. L'Empereur sait
qu'il déplaît universellement, et il a à ses côtés des con-
seillers qui lui disent qiïil doit braver V opinion! Funeste
conseil dont les suites sont incalculables! Quelqu'un
même qui jouit de sa familiarité lui a fait la confidence
qu'on V accusait de manquer de caractère. Cette confi-
dence est la plus grande bêtise ou le plus grand crime
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 75
qu'on puisse commettre. Elle suffît pour rendre inva-
riables les plans les plus désastreux.
Ajoutez à cela, Monsieur le Chevalier, le mépris de sa
propre nation qui est enfoncé dans le cœur de S. M.
Impériale, et vous verrez qu'il n'est guère possible
d'imaginer un état de choses plus périlleux.
Pour en sortir, beaucoup de gens ne voient que le
remède asiatique. J'en ai pâli plus d'une fois ; j'ai cru
que nous y touchions, des personnes qui avaient encore
plus de moyens que moi d'être instruites le croyaient
aussi ; mais j'aurais dû croire un oracle qui ne m'a ja-
mais trompé, et toutes les fois que je lui en ai parlé il
s'est mis à rire, et m'a constamment dit : N'en croyez
n'en, cest impossible. La raison, qu'il ne m'a pas dite,
mais que j'ai parfaitement devinée, n'est pas honorable
pour lesRusses. Il ne les croit pas capables de commettre
un crime pour l'état, mais seulement pour leurs intérêts
individuels. Il ne pardonne pas à sa nation le crime
inutile du \\ mars 4 8(M, car il sait, ce que je ne sais
que depuis quelque temps et ce que S. M. ignore peut-
être encore, que le premier auteur du complot avait
proposé de faire déclarer l'état de démence (il aurait pu
dire rage) et d'agir légalement, si ce mot peut paraître
au milieu de ces horreurs. De parricides polissons s'em-
parèrent du projet et l'exécutèrent à leur manière. Il
m'ajouta une phrase qui me fit grande impression de la
part d'un homme qui assurément n'est pas dévot : Ce règne
est maudit, il a commence , etc. Il n'a que trop raison.
Au surplus, en adoptant l'observation dont je vous faisais
part tout à l'heure, je ne voudrais jurer de rien, car les
\ 76 LETTRE
levées forcées, les impôts et d'antres circonstances
encore pourraient bien amener les choses aux intérêts
personnels. Pour moi, Monsieur le Chevalier, sans trop
particulariser mes prophéties, je ne doute pas un mo-
ment que l'invasion de la Finlande, et tout ce qui se
prépare encore de ce côté, ne soit la source d'une grande
catastrophe pour la Russie. On dit quelquefois que les
usurpations réussissent : il n'y a rien de si faux. Voyez
comment les hautes parties co-partageantes se sont trou-
vées du partage de la Pologne, comment la France s'est
trouvée de la protection donnée à l'insurrection améri-
caine, et le bel oiseau qu'elle a rapporté de Corse lorsqu'il
lui plut de conquérir cette magnifique île ! Vous verrez
ce que le Tyrol coûtera à la Bavière, etc. Gardons ce
qui est à nous, ou n'acceptons que ce qui nous est
donné.
Ceci me rappelle le fameux discours tenu par Bona-
parte à son Sénat, le 28 octobre dernier. Il y disait
entre autres belles choses : quil s était déterminé, de con-
cert avec son grand ami, à faire quelques sacrifices. Il
m'est venu en pensée que ces mots pouvaient fort bien
se rapporter aux puissances dépossédées, et m'expliquer
la question qui me fut faite par M. le Comte Soltikof
et dont j'ai eu l'honneur de vous faire part. Quoi qu'il
en soit, je crois avoir répondu comme je le devais.
La Maison de Savoie ne s'est jamais enrichie des
dépouilles de personne, et ne veut pas, je pense, com-
mencer aujourd'hui. Si elle peut s'arranger avec des
Souverains légitimes, c'est autre chose.
Je crois être sûr qu'il est arrivé nouvellement un
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. ^1 77
Colonel hanovrien porteur d'une lettre d'Angleterre, et
qu'on lui a dit pour toute répouse qu'il pouvait porter la
lettre à Paris, vu qu'on ne traitait aucune question que
de concert avec la France. Le parti est pris, on n'en
démordra pas. J'ignore si cette obstination déterminera
l'Angleterre, justement impatientée, à quelque mesure
plus vigoureuse, ou si elle persistera dans son système
de modération, qui a mérité les louanges de tout le
monde. Tout a un terme. Le Prince Alexandre Kourakin,
nouvel Ambassadeur à Paris, est tout à fait mal avec
le Comte Nicolas Roumantzof, Ministre des Affaires
étrangères, qui s'y est rendu après les conférences d'Er-
furt. Quoique le premier ne soit pas un génie, et qu'il
ait même quelques ridicules de grandeur qui ne font
mal à personne, il n'a pas moins un sens droit et un
cœur russe. Quand il a vu les choses de près, il a été
totalement dégrisé, au lieu que le Comte Roumantzof,
qui est l'auteur du nouveau système, demeure intrépide
et va son train ; de manière que le Prince et lui écrivent
blanc et noir à l'Empereur, par le même courrier. Je
crois au reste que cette ambassade amènera inévitable-
ment le Prince Kourakin au poste de Chancelier de
l'Empire. Pour mon compte, j'en serai charmé. J'ai eu
l'honneur de vous raconter quelques anecdotes d'Erfurt
qui auront intéressé S. M. En voici deux encore qui ont
bien leur prix. Le Comte Pierre Tolstoï, alors Ambas-
sadeur, dit au Comte Nicolas, son frère, grand Maréchal
de la Cour, dont je vous ai beaucoup parlé : Faites en
sorte que je ne me trouve pas à portée du Comte Rou-
mantzof, car je serais très capable de lui donner un coup
t. xi. \2
\ 78 LETTRE
de poing sur le visage. — Et dans une autre occasion : —
Ecoutez, mon frère : l'Empereur fait bâtir beaucoup
d'Eglises; conseillez-lui d'en faire bâtir une à Notre-Dame
del Soccorso d'Espagne, car si elle ne se déclare pas pour
lui, son Empire est perdu.
Combien cette Espagne nous agite ! Tous les honnêtes
gens du monde en sont malades. On nous avait débité
ici des victoires imaginaires, racontées avec tant de dé-
tails par des lettres anglaises, que tout le monde était
persuadé. Mais il s'est trouvé en fin de compte que ces
lettres étaient des manœuvres de banque, fort communes
dans tous les pays commerçants. Aujourd'hui nous con-
naissons l'entrée de Napoléon en Espagne, et nous avons
lu ses dix premiers bulletins. J'entends bien qu'il n'y faut
pas croire, mais à ne considérer que les dates et les lieux,
ils sont inquiétauts. J'ai entendu des militaires soutenir,
la carte à la main, que les Généraux espagnols ont déjà
fait de grandes fautes. Cependant je suspends mon juge-
ment. S'il y a un salut actuel, il est là. Dans ce moment,
nos yeux doivent se tourner principalement sur l'Autri-
che. Je commence par vous dire que je ne cache nullement
ses dangers qui sont immenses ; son système défensif et
expectant, s'il est permis de s'exprimer ainsi, est double-
ment périlleux; d'abord parce qu'il use l'enthousiasme
des peuples et qu'il les accoutume à se défier d'eux-
mêmes, et en second lieu parce que ce système ruine
l'Autriche. L'état militaire moderne est tout à fait forcé.
Nous avons le dénombrement des troupes romaines sous
Auguste: elles égalent à peine celles de l'Empereur
François II. Qu'arrivera-t-il donc si l'on vient encore à
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. d 79
forcer un état forcé, comme il arrive aujourd'hui dans
ce grand et beau pays. Il arrivera ce qui arrive toujours
en pareil cas , qu'on tombe au moment où il faudrait
marcher. Si Bonaparte revenait vainqueur d'Espagne,
sa réputation, son ombre seule, renverserait l'Autriche.
Voilà le mauvais côté, voici le bon. Rien n'est plus
douteux que la victoire sur l'Espagne. 11 y a même des
raisons particulières, les moins connues quoique les
meilleures, qui m'entraînent invinciblement à croire
qu'il doit sortir quelque chose d'extraordinaire de ce
pays. Or si le mauvais génie de Bonaparte s'endort un
moment, le monde est renversé en sens contraire et
l'Autriche est à la tête de tout, parce qu'alors les trésors
de l'Angleterre devenus libres seront à son service, et
qu'ainsi elle ne manquera de rien puisque tout le reste
est prêt. Rien ne nous était plus contraire que cette
Cour. Elle nous a donné mille preuves terribles de ses
intentions à notre égard, et c'est moi-même qui ai dé-
couvert la dernière et la plus décisive, puisque j'ai su à
n'en pas douter qu'aux conférences de Lunéville, un
plénipotentiaire français ayant dit: faudra ensuite
placer le Roi de Sardaigne, l'un des plénipotentiaires
autrichiens répondit: Et quelle nécessité y a-t-il qiïil y ait
un Roi de Sardaigue? Mais voyez, Monsieur le Chevalier,
les inconcevables vicissitudes de la politique ! Les
femmes, qui font la moitié des affaires de ce monde, ont
changé notre position du blanc au noir. Une femme
livrait une grande Cour aux influences subalternes sou-
doyées par la France. Un mariage heureux pour tout le
monde a mis à sa place une excellente Princesse, rendue
-I 80 LETTRE
plus excellente encore s'il est possible, par l'excellent
conseil qui est à ses côtés. Rien ne touche Sa Majesté
de plus près, rien donc n'est plus propre à fondre l'an-
cienne glace et à produire de nouveaux sentiments.
Vienne est devenu pour nous la vraie place des négo-
ciations. Quels que soient mes préjugés d'homme, ils
n'ont point influé sur ma conduite ministérielle. J'ai
attaché beaucoup d'importance à me tenir parfaitement
bien avec la Légation autrichienne, et je crois que j'y ai
réussi. Nous pouvons tirer grand parti de la position
actuelle des choses, d'autant plus qu'il y a sûrement ici
une vue, et là probablement une autre vue, laquelle,
quand même on la supposerait altérée par un léger al-
liage d'égoïsme éventuel, ne laisserait pas dans ce mo-
ment de favoriser puissamment la première, et de jeter
beaucoup d'huile sur tous les ressorts d'une négociation.
C'est ce qui me fait croire que Sa Majesté pourrait fort
bien s'aboucher sérieusement avec une puissance devenue
beaucoup plus abordable, et convenir conditionnellement
de certaines choses, quand ce ne serait que verbalement.
L'Italie, dans ce moment, est devenue extrêmement
souple et se prête à beaucoup de projets. Il faudrait seu-
lement en exclure tout démembrement quelconque du
Piémont ; car il vaudrait mieux, sans comparaison, que
le trône changeât de place. Les Etats de S. M. formaient
un tout, dont la perfection résultait de l'ensemble et du
juste rapport des parties. Mais comme tout Etat, ainsi
que toute chose humaine a ses inconvénients, il arrivait
chez nous que la Maison régnante était plus grande que
ses Etats.
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 4 84
Si donc une couronne royale posée sur le Piémont
débordait sensiblement, quelle apparence de morceler
les anciens Etats de S. M. et de mettre sa nouvelle pos-
session en contraste avec un grand nom ? Ou rien, ou
davantage. Si Ton diminue de moitié le diamètre d'un
tuyau, un homme sans études croira qu'il en sortira la
moitié moins d'eau, et cependant il en sortira quatre fois
moins. Il arrive quelque chose de semblable en poli-
tique. Un Etat peut être constitué de manière que si l'on
en retranche un quart, le Souverain au lieu d'être d'un
quart plus faible, le soit quatre fois. J'entre dans ces
détails parce que j'ai vu que ces idées de morcellement
et de possession partielle se sont quelquefois présentées
à l'esprit. S. M. doit se tenir ferme, et ne jamais perdre
de vue que tout ce que nous voyons n'est qu'une scène
de théâtre, une tragédie, au pied de la lettre. Les Em-
pereurs, les Rois, les Princes, leurs confidents et confi-
dentes ne sont que des masques, et rien n'est réel,
excepté les crimes.
Vous me direz peut-être, Monsieur le Chevalier, que
toutes les pensées que je vous présente sont connues
de S. M., peut-être même qu'elle en a d'autres. A la
bonne heure : mais je pense que tout Ministre est tenu
d'exposer ce qui lui semble vrai et utile. Il appartient
ensuite à S. M. de cribler le grain.
182
LETTRE
274
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 18 (30) décembre 1808.
Nous fumes étrangement désappointés et attristés, il y
a deux mois, lorsque nous vîmes la capitulation accordée
aux Français en Portugal ; les fanfares dont toute l'An-
gleterre avait retenti pour ces deux escarmouches de
Zambucica et de Vimeira prêtaient réellement au ridi-
cule ; lorsque les Anglais voient deux ou trois mille
cadavres étendus super aridam, ils croient d'abord que
c'est la bataille de Cannes. Sur mer, c'est autre chose :
ils ne trouvent grand que ce qui est grand.
Maintenant je suis excessivement curieux de savoir
ce que feront ces Anglais en Espagne. Les Espagnols se
montrent fidèles jusqu'au scrupule à l'engagement qu'ils
ont pris de ne jamais donner de bataille ; ils se rendent
et paraissent même abandonner la capitale pour faire la
même guerre qu'ils firent jadis aux Maures. Or, les
Anglais consentiront-ils à se diviser en petits corps , à
s'amalgamer avec les Espagnols, si différents de religion,
de langue, de moeurs, de préjugés, à s'enfoncer avec eux
dans les défilés de la Sierra Morena, et à faire avec eux
et sous leurs ordres, et pendant un temps dont on ne
prévoit pas la fin, une guerre de Miquelets? Cela peut
être, mais j'en doute. Ce qui n'est pas douteux, c'est que
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 83
l'aveugle ambition de Bonaparte ayant rompu l'union
politique entre la France et l'Espagne, union si utile à
la première puissance et si contraire à la Grande-Bre-
tagne, l'intérêt visible de celle-ci est d'écarter à jamais
la Maison de Bourbon, qui rétablirait sur le champ cette
union, et qui arracherait des mains de l' Angleterre la
superbe et inespérée conquête qu'elle vient de faire.
Cette idée est toute simple et ne porte aucune teinture
de blâme ; il est bien juste que chacun pense à ses
affaires et les fasse le mieux qu'il peut. The world to
the wise. Vous avez sans doute entendu Fox dire en
plein Parlement que jamais il ne s intéresserait pour une
Maison qui avait fait tant de mal à l'Angleterre. Au fond,
c'était une grande absurdité ; car ce n'était pas comme
Capet qu'un Boi de France était ennemi de l'Angleterre,
mais comme Boi d'un peuple naturellement rival de son
voisin (car rival vient de rive). Littora littoribus contra-
ria! Mais le préjugé ne raisonne pas, et le préjugé na-
tional est le plus fort de tous ou au moins le second.
Jugez donc de ce qu'il en doit être à présent que le jugé
s'appuie sur un motif évident. Faites, s'il vous plaît, une
observation qui me semble frappante. La province d'Ara-
gon, avant de savoir la détermination des autres, et
pleine encore de souvenirs autrichiens, appelle l'Archiduc
Charles. Tout de suite les Anglais sont devant Trieste
et offrent de transporter le Prince. Le Cabinet de Vienne
est trop cauteleux pour accepter une proposition qui
pourrait avoir trois conséquences terribles :
Premièrement, rupture avec la France , et guerre
soudaine.
\ 84 LETTRE
Deuxièmement, scorno insupportable pour le Prince
si les provinces mises ou remises à l'unisson prenaient
toutes un autre parti, ce qui est arrivé en effet.
Troisièmement, guerre civile en Espagne si les pro-
vinces avaient persisté respectivement , et perte iné-
vitable de la Monarchie. Or, puisque ces conséquences,
très visibles pour les Anglais, ne les empêchaient pas
de faire cette démarche, jugez de l'envie qu'ils avaient
de transporter la couronne d'Espagne; et comment, je
vous prie, la chose pouvait-elle être autrement? Il suit
de là une chose assez bizarre et cependant incontestable,
cest que le meilleur ami du Roi doit aujourd'hui craindre
plus que tout au monde l'événement que S. M. doit dé-
sirer plus que tout au monde: je veux dire le rétablis-
sement de la Maison de Bourbon, qui emporterait la
résurrection subite de la Maison de Savoie. Certainement
celle de Bourbon ne saurait être ni placée plus sûrement
ni traitée plus honorablement qu'elle ne Test en Angle-
terre ; cependant je la croirais plus près de France si elle
était en Amérique. Au demeurant, vous savez que la po-
litique à cette époque est devenue purement hypothé-
tique. Un raisonnement est bon aujourd'hui et d'après
telles circonstances réelles ou présumées , mais une
bataille ou tout autre événement change tout en un clin
d'œil.
Ce qui piquerait extrêmement ma curiosité et ce que
l'interruption de toute correspondance ne m'a point en-
core permis de savoir, ce serait les termes où nous en
sommes à présent avec l'Angleterre, et quelles sont pré-
cisément ses intentions. Je vois, par d'anciennes lettres
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. \ 85
de Son Excellence M. le Comte de Front, qu'à l'époque
de la paix d'Amiens, le Ministère de Londres lui soutint
que S. M. avait renoncé à la garantie de l'Angleterre.
J'ai sous les yeux la note par laquelle ce Ministre réfuta
pleinement cette assertion. Je vois par d'autres lettres
la déclaration formelle, à lui faite et répétée, que si la
Russie n'agissait pas de concert, l'Angleterre ne pou-
vait rien pour S. M. Or, à présent qu'au lieu d'agir de
concert avec l'Anglererre, la Russie est devenue son en-
nemie, professe-t-on toujours les mêmes dogmes à
Londres ? Voilà ce que je voudrais savoir, pour donner
une base plus solide à mes raisonnements.
Il n'est pas vrai au reste que l'Angleterre même seule
ne puisse rien faire pour nous. Si elle avait voulu
abandonner Ceylan, à Amiens, le Roi n'aurait-il pas été
imdemnisé? Je fais toujours abstraction d'une opposition
formelle de la part du Dœmonium meridianum, qui me
paraît toujours invincible. Il faut qu'il soit adouci ou tué.
Ayant fini pour aujourd'hui sur la politique, je re-
prends quelques objets particuliers.
S. M. I. a jugé à propos d'ordonner~qu'il serait élevé
un monument public, en bronze ou en marbre, à la mé-
moire du Prince Pajorskoï, et d'une espèce de boucher
nommé Minin, qui, dans les premières années du
xviie siècle, sauvèrent la Russie du joug étranger d'une
manière véritablement merveilleuse.
Les plans pour ce monument ont afflué chez le Prince
Alexis Kourakin, Ministre de l'intérieur. Un beau matin
la Princesse, chez qui j'avais soupé la veille, m'envoya
un rouleau immense de ces plans, en me demandant
\ 86 LETTRE
mon avis par un billet. Je vis d'abord d'où venait la
commission, et où elle devait aboutir, mais je n'en fis
pas le moindre semblant. Après m'être mis en état de
répondre pertinemment, je fis passer à Madame la
Princesse un avis, dans le fond très motivé, mais dans
la forme entièrement destiné à une dame. Quelque
temps après, il y avait un dîner de 60 couverts chez le
Comte de Strogonof, le jour de sa fête. Le vieux Comte,
qui est président de l'Académie des beaux-arts, nous dit
après dîner : « Messieurs, S. M. I. a jugé à propos d'éle-
ver un tel monument, on lui a présenté une foule de pro-
jets, mais voilà celui qu Elle a préféré, et quElle vient de
ni adresser », et je vis sortir de son tiroir celui que
j'avais préféré. Ainsi S. M. saura, ad perpetuam reime-
moriam, que c'est son Ministre qui a décidé le choix du
monument pour MM. Pajorskoï et Minin, hommes fa-
meux, dont je n'ai su les noms que cette année.
Monsieur le Chevalier Rana, Major du génie, est le
premier Officier piémontais qui se voit forcé de quitter
le service Russe. Le Ministre des Guerres, que je vous ai
fait connaître, lui a envoyé un congé tout sec, sans
aucune gratification pour son retour. Ce digne officier se
trouve victime de la haine de Monsieur le Comte Arakt-
cheief pour les étrangers. Sans trop m'embarrasser de
la fougue de ce rude personnage, j'ai cru, en suivant
toujours le même plan de conduite, devoir faire une
démarche directe en faveur du Chevalier Rana (qui
l'ignore), auprès de S. M. L par la voie du Ministre des
Affaires étrangères, seul Ministre avec qui nous puis-
sions traiter.
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 4 87
Vous trouverez ci-joints, Monsieur le Chevalier, le
mémoire que j'ai présenté pour lui, et la lettre dont je
l'ai accompagné. Dans une conversation qui a suivi, j'ai
dit franchement à Monsieur le Comte Soltikof, après lui
avoir développé toute l'affaire, que je ne croyais conforme
ni à la grandeur ni à la bonté de S. M. L de laisser
partir un tel Officier sans aucun secours.
J'ai été parfaitement reçu, et j'ai tout lieu de m'at-
tendre à une gratification que j'ai fort bien demandée,
en disant que je ne la demandais pas. J'ai l'honneur de
vous adresser ces pièces, d'abord afin que S. M. soit
instruite de la conduite de ces Messieurs, qui est irré-
prochable sous tous les rapports, et encore afin qu'Elle
voie que j'ai conservé ici mon franc parler, et que l'in-
fluence du moment n'a point vicié mon style diplomatique
et confidentiel. Il est vrai que dans le monde" je ne me
permets aucune espèce de bavardage, mais je me permets
encore moins des révérences et des flatteries. Toute la
Légation française, le chef excepté, me traite avec une
politesse marquée. Quand à l'Ambassadeur, il me regarde
avec des yeux singuliers qui semblent avoir reçu des
ordres. Savary, plus féroce peut-être, ou du moins plus
fougueux, avait cependant un air moins antipathique; il
me montrait même un certain penchant ou quelque chose
qui ressemblait à cela. Lorsqu'il me faisait des politesses,
il avait pour moi l'air d'un tigre qui joue de la queue.
Je suis menacé d'un très grand malheur. Mon fils a
atteint et même passé l'âge de la conscription. Aux yeux
de la loi française si sage et si équitable, il est Français
ainsi que tout ce qui est né en France, ou dans un dé-
\ 88 LETTRE
partement réuni. On me mande qu'il sera certainement
appelé, ce qui m'importe fort peu : mais les pères et
inères sont responsables, et que deviendra ma femme
que je n'ai jamais pu tirer des griffes de ces Messieurs?
Je n'ai jamais rien éprouvé de si inquiétant. — Mais je
ne sais à quoi je pense de vous entretenir de pareilles
sornettes.
275
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 19 janvier 1809.
Monsieur le Chevalier,
Voici ce qu'on ajoute sur l'expédition de Finlande.
Celle qui doit avoir lieu sur les îles d'Aland ne s'étendra
pas plus loin et n'aura pas d'autre but que de s'emparer
de ces îles. On croit jouer à coup sûr, vu l'immense
supériorité des forces ; mais on pourrait bien se tromper.
La seconde, qui est la principale, partira d'un point
beaucoup plus élevé, et peu distant, à ce que j'imagine,
d'Àliaborg. Plusieurs personnes fort instruites croient
qu'elle n'est point destinée à la conquête de la Suède,
mais à une simple occupation de la Dalécarlie, qui for-
cerait, dit-on, le Roi à la paix en lui coupant les vivres.
On cite à ce sujet un exemple ancien, mais vous savez à
quel point on est trompé aujourd'hui par ces sortes de
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 4 89
raisonnements. Quant aux Français, des gens fort au
fait des choses m'assurent qu'ils s'en tiendront aux me-
naces, et que le débarquement de leur part est impos-
sible : je le souhaite de tout mon cœur. En attendant le
dénouement, il est impossible de se faire une idée des
maux que fait cette guerre. La Finlande est ruinée au
point que les pommes de terre même y sont portées
d'ici. On a demandé aux Isvochis (cochers publics) de
Saint-Pétersbourg, 8,000 chevaux pour le service de
cette armée de Finlande. Chaque cheval porte trois sacs
de trois puds chacun (la Pud égale 40 livres Françaises
à peu près), un de ces sacs est pour l'animal, et les deux
autres pour les hommes. La consommation de cette
armée exige par mois 600 sacs de farine de 9 puds cha-
cun. Les Isvochis se sont mutinés et plusieurs ont été
arrêtés; mais ensuite ils ont été relâchés sur les repré-
sentations de l'Isvochi de l'Empereur (celui qui le mène
en traîneau), qui a très bien su représenter les raisons
de ses collègues. Je ne sais quels changements on fera
aux premiers ordres, mais j'espère que vu les immenses
difficultés de l'entreprise, S. M. Suédoise échappera
encore à ce danger. On ne peut penser sans frémir à
l'immense destruction d'hommes occasionnée par cette
injuste guerre. Les dépenses sont sans doute un moindre
mal; cependant il est très grand dans un moment surtout
où toutes les ressources manquent à la fois. Le commerce
est à bas. Aucune manufacture ne va, excepté celle des
billets qui n'a plus de bornes, comme il arrive à tous les
états qui se ruinent, et qui n'ont plus que la funeste
ressource du papier monnaie. Je vois périr graduelle-
\ 90 LETTRE
ment le subside de S. M. à mon grand regret. Déjà la
moitié à peu près a disparu. Irons-nous jusqu'au zéro?
C'est ce que je crains beaucoup.
Le 26 décembre (v. s.) seconde fête de Noël, LL. MM.
le Roi et la Reine de Prusse sont arrivés dans cette
capitale. On leur a fait une réception magnifique et
pleine de toutes les délicatesses de l'amitié. Plus de
30,000 hommes étaient sous les armes. Les Chevaliers-
Gardes se sont divisés en deux corps, l'un est allé at-
tendre les augustes voyageurs à la porte de Peterhof,
l'autre a attendu à la porte du Palais. Le Roi de Prusse
est monté à cheval en entrant dans la ville, et il est
arrivé au Palais au milieu des Chevaliers-Gardes. L'Em-
pereur et le Grand-Duc étaient aussi à cheval. Ce dernier,
qui s'était réservé le haut commandement, fut très
aimable ce jour-là. 11 permit à la Cavalerie d'aller au
trot, ce qui est une grande affaire dans les froids aigus ;
il permit encore à l'infanterie d'avoir le manteau, et il
fit allumer sur la place du Palais de grands feux ou tout
le monde se chauffa alternativement. 11 n'y avait que
40 degrés de froid, ce qui n'est qu'un badinage. Comme
il faut cependant que le caractère se montre de temps en
temps, un pauvre diable de cocher de la Cour s'étant
trouvé hors de la place où il devait être, le Grand-Duc
le rossa à grands coups de plat de sabre, et bien sur la
livrée de l'Empereur, à la grande édification des nom-
breux spectateurs.
On avait demandé à un architecte italien nommé
Rusca, ce qu'il voulait pour mettre en état le Palais
destiné à LL. MM. Prussiennes, Il dit 40,000 roubles
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. \§\
en deux ou trois mois de travail. Quand on lui annonça
que l'ouvrage devait être fait et parfait en quelques
jours, il demanda 400,000 roubles qui furent alloués
sur le champ. Mille ouvriers ont travaillé sans relâche,
500 pendant le jour, et 500 de nuit. Les meubles, les
bronzes, les décorations de toute espèce ont été achetés
à foison comme s'il n'y avait point de meubles chez
l'Empereur de Russie. Les fêtes se succèdent rapidement :
bals, spectacles à l'Ermitage, concerts, etc. Caulaincourt,
comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, s'est peu
gêné pour désapprouver ce voyage ; depuis la date de ma
y dernière lettre, il s'est permis d'autres choses. Ma plume
se prête difficilement à vous rendre le discours qu'il a
tenu chez la Princesse Dolgorouki, mais il me paraît
absolument nécessaire de vous faire connaître ce mot. ïi
a donc dit sans façon : Il n'y a point de mystère à ce
voyage, la Reine de Prusse vient coucher avec 1 Empe-
reur. Voilà ce qu'il a dit, non pas comme vous sentez à
haute voix et à toute la compagnie, mais aux hommes
à qui il parlait : je ne sais pas assez le français pour
donner à une telle horreur le nom qu'elle mérite.
Ma situation dans ce pays est devenue une espèce de
spectacle. S. M. étant en guerre avec la France, comment
puis-je me soutenir ici ? La chose est si peu probable
que certaines personnes croient que j'ai cessé mes fonc-
tions, et j'ai reçu une lettre de Vienne dont l'adresse
portait bonnement: a ci-devant Ministre de S. M. Sarde».
Mon attachement au Duc de Serra-Capriola est connu.
Je le vois tous les jours, c'est une intimité de sept ans.
Je suis fort lié avec les plus grands ennemis du parti
\ 92 LETTRE
français : je vois beaucoup le Comte Strogonof et sa belle-
fille, la Princesse Galitzin-Waldemar mère de cette
dernière, le Comte Grégoire Orlof, etc., etc. Ces maisons
ont levé le masque au point qu'elles ne reçoivent pas
l'Ambassadeur de France. Je ne cache d'ailleurs nulle-
ment ma manière de penser (je ne m'abstiens que de
l'insulte qui est toujours une sottise), cependant cela ne
me nuit aucunement auprès de la Légation française.
Tous me font des politesses, quoique sans aucune avance
de ma part, pas même celle d'un billet de visite.
L'Ambassadeur naturellement ne peut pas me parler,
cependant il est arrivé l'autre jour une chose marquante.
J'avais manqué deux fois de suite à l'assemblée ordi-
naire du mercredi, chez le Ministre de la Marine. Cau-
laincourt, lui dit : Je ne vois pas le Comte de Maistre :
est-il malade ? Et il s'exprima en termes très honorables.
Ce diseours a paru extraordinaire, d'autant plus que
jamais je ne lui adresse la parole.
Le jour de l'an, à la Cour, M. Lesseps, l'un des prin-
cipaux membres de la Légation, s'approcha de moi et me
dit : « Monsieur le Comte, je vous souhaite de tout mon
cœur une heureuse année. » — Je lui répondis avec un
sourire triste: « Monsieur ! Je n'accepte point le compli-
ment ; il y a longtemps que je me suis arrangé pour ne
plus voir d'années heureuses. »
Une chose que je ne dois pas non plus vous laisser
ignorer, c'est que les Français et leurs alliés (ou esclaves,
comme il vous plaira) ne cherchent aucunement à me
faire de la peine à la Cour. Au contraire, ils me laissent
prendre l'alternative et semblent quelquefois me l'offrir.
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 4 93
J'en use librement, mais sans affectation. Croyez-vous,
Monsieur le Chevalier, que tous ces Messieurs se con-
duisissent ainsi à mon égard s'ils n'avaient point d'ins-
tructions? Pour moi j'en doute. Le Général Pardo a fait
un pas plus hardi que tous les autres : il me vint voir il
y a peu de temps. Je lui restituai la visite, j'arrivai par
hasard au moment où il venait d'apprendre la prise de
Madrid. «Eh! bien, lui dis-je, Monsieur le Général, point
de nouvelles ? » — Hélas ! me répondit-il, il n'y en a que
trop : Madrid est pris, et il me montra le Moniteur. Il
m'ajouta : // ny a plus moyen de vivre en Europe, je ni en
vais en Amérique. Comment trouvez-vous ce discours de
la part de l'Envoyé de Joseph? — Je lui répondis: Vous
avez bien raison, Monsieur le Général. Que voulez-vous
faire ici ? Quelques personnes qui vous connaissent au-
ront pitié de vous, mais tout le reste vous blâmera et se
moquera de vous. Tirez-vous de là et allez-vous-en en
Amérique.
Avouez que cela paraît fabuleux. Quel dommage que
cet homme se soit laissé entraîner à présenter les lettres
de créance de Joseph ! On disait précédemment dans
l'armée d'Espagne : « Quand Pardo a parlé, il n'y a plus
besoin de conseil de guerre. » Il appartient à une famille
qui a la Grandesse : il avait épousé la fille du dernier
Vice-Roi du Mexique, et le voilà qui donne à Joseph un
bras. Quo graves Galli melius périrent! Qu'est-ce que
l'homme? Qu'est-ce que l'homme? Et qu'est-ce que
l'homme?
Le Duc de Mondragone, autre phénomène du même
genre (Grand d'Espagne, Ambassadeur de Murât) n'a
t. xi. 43
4 94 LETTRE
pas d'abord fait plus d'attention à moi que je n'en faisais
à lui. Il ne m'a pas envoyé son billet : en un mot il me
traitait absolument sur le pied de guerre, et, quant à
moi , je ne le regardais pas seulement dans le monde. Mais
après quelque temps, il s'est mis à m'adresser la parole,
et le jour de l'an, il m'a envoyé son billet, que je lui ai
restitué.
Le Chevalier de Bray, Envoyé de Bavière, universel-
lement suspecté comme âme damnée de la France, me
fait toutes sortes d'avances et m'a prié à diner. Avec lui
je ne suis nullement gêné, puisqu'il représente une
puissance légitime ; mais la considération est la même,
car Bavière et France sont synonymes ; ce qui me fait
croire toujours plus qu'il y a à mon égard un système
général dicté par la France.
Quand je songe que Napoléon a tenu entre ses mains,
et que la plupart de ses Généraux ont acheté à Milan la
cinquième édition des Considérations de la France (que
je n'avouais pas à la vérité, mais que tout le monde
m'attribuait), qu'il a saisi une lettre de S. M. le Roi de
France qui me remerciait de ce livre, et me priait de le
faire circuler en France par tous les moyens possibles,
croyant aussi que j'en étais l'auteur j quand je pense
qu'à l'occasion de la fameuse loi de 4 802 sur les émi-
grés, et sur ma demande claire et précise d'être rayé de
la liste comme étranger : n'ayant jamais été Français, ne
Vêtant pas, et ne voulant jamais l'être, j'ai été rayé de la
liste des Emigrés, et autorisé à rentrer en France sans
obligation de prêter serment, et sans obligation de quitter
U service du Roi; quand j'ajoute à cela tout ce qui se
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. -1 95
passe à présent, je tombe dans un étonnement qui tient
de la stupeur. Je vous expose les faits, mais sans y rien
comprendre. Je ne doute pas au reste que la tentative
que j'ai faite l'année dernière pour lui parler en faveur
de S. M. ne lui ait été agréable. S'il en avait été autre-
ment, il me l'aurait assez fait sentir ici où il est Maître.
Il y a au reste, à l'égard de ce fameux personnage, deux
erreqrs dont il faut se garder également : Tune est de
croire sa puissance légitime et sa dynastie établie, ce
qui n'est propre qu'à décourager tout le monde, surtout
les Princes, et à établir dans le monde des principes
faux et dangereux ; l'autre est de le regarder comme un
aventurier coupable , auquel il n'est pas permis de
parler. Ces deux opinions sont également fausses, et la
dernière l'est peut-être plus que l'autre. Celui qui a dit
que la première qualité d'un Politique était de savoir
changer d'avis a dit une grande vérité. Le temps est un
grand élément dans la politique. Un usurpateur, qu'on
arrête aujourd'hui pour le pendre demain, ne peut être
comparé a un homme extraordinaire, qui possède les
trois quarts de l'Europe, qui s'est fait reconnaître par
tous les Souverains, qui a mêlé son sang à celui de trois
ou quatre Maisons souveraines, et qui a pris plus de
capitales en quinze ans, que les plus grands capitaines
n'ont pris de villes dans leur vie. Un tel homme sort des
rangs. C'est un grand et terrible instrument entre les
mains de la Providence, qui s'en sert pour renverser
ceci ou cela. Tout ce qu'elle a déplacé n'est pas proscrit.
3'avais l'honneur d'écrire l'année dernière à l'auguste
beau-frère de S. M. « Bonaparte vient de s'intituler En-
4 96 LETTRE
voyè de Dieu Jamais on n'a rien dit de plus vrai , il
est parti du ciel comme la foudre. » En effet, la foudre
en vient tout comme la rosée. Si donc on trouvait
quelque moyen d'adoucir cet homme, ou d'en tirer
quelque parti, on faisait très mal de laisser échapper
l'occasion.
Quant à ce que j'ai ouï dire si souvent : qu'on ne peut
être sûr de rien avec lui, quil est aisé de se compro-
mettre, etc., etc., ce sont d'assez pauvres raisons, mais
comme il ne s'agit pas de cela dans ce moment, je passe
à d'autres objets, ou pour mieux dire je reviens à celui
que je traitais tout à l'heure, en vous disant que, vérifi-
cation faite, j'ai vu que mon fils ayant commencé sa
dix-neuvième année, se trouve, depuis près d'un an, en
Savoie, sur le tableau de conscription. Il en coûte
aujourd'hui 4 0,000 francs pour remplacer un conscrit,
et les parents répondent. — On pourrait confisquer les
meubles de ma femme, et peut-être l'arrêter. Sa mère
est une vieille dame cacochyme qui peut manquer d'un
moment à l'autre.... Alors mes enfants perdraient la
dernière chemise de leur garde-robe. Si dans une situa-
tion aussi pénible l'intérêt général peut servir de conso-
lation, on m'en témoigne beaucoup de tout côté. Au
reste que puis-je faire ? Je ressemble à un homme
garrotté dans un magasin à poudre, où son ennemi
menace de mettre le feu à tout instant ; qu'a-t-il de
mieux à faire que de ne pas se tourmenter inutilement,
et d'attendre paisiblement le salut ou l'explosion. Ce qui
mérite ici l'attention de S. M., c'est la suspension des
décrets, qui sont impitoyables en France. Si mon fils
A M. LE CHEVALIER DE EOSSI. 4 97
était épargné, ce serait une merveille tout aussi grande
et tout aussi inexplicable que le décret de 4 803 qui me
concernait.
La conduite de l'Empereur à mon égard se ressent
tout à fait de l'état des choses. Il passe à la Cour à côté
de moi comme une goutte d'eau sur de la toile cirée. //
glisse. J'attrape obliquement : « Comment ça va-t-il? —
Très bien, Sire (c'est un grand mensonge). Qu'est-ce que
cela me fait? Je connais sa manière de penser. Les
Impératrices au contraire, n'ayant pas les mêmes raisons
de se gêner, sont extrêmement et visiblement bonnes à
mon égard. Avant-hier, au bal de S. M. l'Impératrice-
Mère, Elle me rencontra avant le souper, me parla et me
demanda de mes nouvelles, et ensuite : — Comment se
porte Monsieur votre fils ? — Votre Majesté Impériale
est trop bonne, etc., etc. — Comment n est-il pas ici? Je
serais bien aise de faire sa connaissance. — Madame, il
monte la garde chez Votre Majesté même. — Il me
semble qu'il joue toujours de malheur quand il y a des
plaisirs. — Madame, quand il y a des plaisirs ordi-
naires, il demeure volontiers chez lui, parce qu'il est
dans l'âge de l'instruction, mais il ne manquera jamais
volontairement une fête chez Votre Majesté Impériale.—
Je sais que ce sont vos sentiments, etc., etc. — Vous
voyez, Monsieur le Chevalier, que les choses se passent
assez bien.
Hier, premier jour de l'an, la Cour a successivement
reçu les nouveaux Ministres, cérémonie qui a offert de
grandes difficultés, dont on s'est fort mal tiré. L'Am-
bassadeur a refusé d'être présenté avec les autres. Il
4 98 LETTRE
était aisé de sortir d'embarras: les Envoyés extraordi-
naires ayant le droit d'être reçus dans le Cabinet, il n'y
avait qu'à nous recevoir tous en particulier. C'est ce
qu'on n'a pas su faire, de manière qu'ayant été convo-
qués tons à l'ordinaire, l'Ambassadeur de France fut
appelé seul, et ensuite LL. MM. Impériales sortirent
pour nous recevoir dans le salon. Ce qu'il y a de bon,
c'est que d'abord après devait avoir lieu le bal dans l'in-
térieur des appartements de l'Empereur, bal où nous ne
sommes point invités, non plus qu'aux assemblées ordi-
naires de l'Ermitage. Nous nous retirâmes donc à l'heure
du bal, et Caulaincourt resta, lui qui est de tout et par-
tout. Il faut dire à notre gloire que le Corps diploma-
tique fit assez mauvaise figure ; dans les règles, il aurait
fallu s'en aller mais qu'est-ce que le Corps diplomatique
en ce moment? Fort mauvaise compagnie, je vous as-
sure. On ne voit avec plaisir que le Ministre de Saxe
(le Comte d'Einsiedeln) et moi. Celui de Saxe est bien
Roi de nouvelle fabrique, mais son Maître est estimé
inler natos mulierum; personne ne lui en veut. Tout le
reste est serf. Que voulez-vous faire? Quant à moi, je
regarde tout cela comme une comédie. Tout ce qui se
fait par force et contre l'opinion publique ne touche
point l'honneur et laisse chômer à sa place.
Le 4er de ce mois (13) ont été célébrées les fiançailles
de Son Altesse Impériale Madame la Grande-Duchesse
Paulowna avec son A. S. M. le Prince Frédéric Georges
de Holstein-Oldenbourg. Cette fête a été belle et tou-
chante. Le Prince Epoux ferait bien de s'appeler Félix :
les plus grandes choses en politique ne se font pas par
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 499
délibération, elles se font comme on dit par hasard, et
les suites sont immenses. Le Prince d'Oldenbourg, en
venant créer les Princes Russes en Russie, ne sait peut-
être pas ce qu'il fait ; je serais bien en état de le lui
dire. C'est au demeurant un Prince sensé et instruit,
plein de bonnes vues et de bons sentiments. Sa femme
est charmante et plus que charmante, car elle est rai-
sonnable, spirituelle, et très instruite.
En entrant dans l'église, le jour de la cérémonie,
l'Ambassadeur de France fut heurté par un officier, ce
qui n'est pas surprenant dans une foule. Caulaincourt
se tournant dit à l'officier : « ,
je n'aime pas qu'on me heurte ainsi. » Si jamais la voix de
quelque laquais ivre est parvenue de loin jusqu'à
l'oreille de S. M., Elle peut remplir le vide que je laisse
ici comme Elle jugera convenable. Est-il possible ! Dans
l'église du Palais ! Au milieu de tout ce qu'il y a de
plus grand et déplus respectable ! A-t-on jamais entendu
rien d'égal?
Pour vous finir le chapitre de ce grand personnage,
vous saurez, Monsieur le Chevalier, que le jour de l'ar-
rivée de la Cour de Prusse, il a refusé d'illuminer son
hôtel, ce qui est une insulte bien caractérisée faite à
S. M. Impériale encore plus qu'à LL. MM. Prussiennes.
— Je croyais avoir fini sur lui, mais je me trompais.
Au bal paré qui eut lieu à la Cour le soir des fiançailles,
il déclara sa prétention de danser, comme Duc français,
avant les Princes Guillaume et Auguste de Prusse qui
ont accompagné les Souverains ; c'est une prétention
décidée de Napoléon qui a eu effet à Erfurt, où les Ducs
200 LETTRE
de sa création ont pris le pas sur tous les Princes du
sang Allemands qui se trouvaient là. Ici pourtant l'Em-
pereur a résisté et Caulaincourt a refusé de danser ; il a
joué négligemment avec l'Impératrice-mèrc, en disant
quil avait mal au pied.
Vous sentez bien, Monsieur le Chevalier, que lorsque
Caulaincourt se permet toutes ces insolences, il est bien
sûr des intentions de son Maître ; ainsi je ne voudrais
pas répondre que ce voyage n'eût des suites fâcheuses
pour la Cour de P russe.
Le jour où nous avons été présentés, la Reine m'a
parlé d'une manière assez naturelle. Il n'en a pas été de
même du Roi, qui n'a pu m'articuler une syllabe ; je
n'en suis pas surpris : voilà le second Souverain dont
l'embarras m'a fait méditer.
La Reine a trouvé dans son appartement une sultane
avec douze châles de Turquie. On parle aussi d'une robe
brodée en perles, mais je n'ai pas de certitude à cet
égard. Je ne puis douter que la Reine ne me connaisse,
car la Comtesse de Goltz, qui est retournée à Kœnigsberg
et qui est de sa société^ lui a lu quelques-unes de mes
lettres ; mais elle a évité toute conversation sous les yeux
de Caulaincourt, qui serait le premier à rire de cette
timidité s'il en était instruit.
Le 3 il y a eu bal et souper chez S. M. Tlmpératrice-
mère où le Corps diplomatique a été invité à l'ordinaire,
car Elle n'aime point ces fêtes de Divan où l'on n'invite
aucun chrétien. Rien n'égale la magnificence de ces as-
semblées, du souper surtout qui est une chose unique;
500 personnes (toutes des quatre premières classes) sont
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 20J
invitées. Le repas est servi sur un grand nombre de
tables rondes pouvant tenir \ 8 ou 20 personnes, et si
elles ne suffisent pas, sur d'autres tables longues dispo-
sées le long des murs. Une des tables rondes placée au
milieu du Salon est occupée par la Famille impériale,
les Dames du Portrait, les Maréchaux et les Ambassa-
deurs. Une autre, qui est tout près, Test parles Ministres
étrangers, leurs femmes et leurs filles, s'il y en a-, rien
de'plus beau que le service et l'illumination, tous les
fruits et toutes les fleurs se trouvent sur ces tables, car
l'été du soleil n'a que trois ou quatre mois; mais l'été
des poêles ne finit pas. On estime que ces soirées coûtent
à peu près 50,000 francs.
Les militaires sont les moins amusés dans cette cir-
constance, car on ne les laisse guère tranquilles. L'autre
jour l'Empereur et le Roi de Prusse exercèrent un régi-
ment d'infanterie dans le Manège du Palais. L'Empereur
faisait le Colonel et son hôte royal le Chef, et tous les
officiers de la garnison étaient spectateurs. Le 3, les
deux Monarques sont allés au Palais de laTauride où ils
ont exercé, dans la grande place des Casernes, le régi-
ment des Chevaliers-Gardes à pied et à cheval par douze
degrés de froid et sans manteaux. A sept heures du matin,
on était à cheval (j'entends le régiment). Après l'exercice,
l'Empereur, le Roi, les Princes et tous les officiers sont
montés chez le Colonel (le Général Deprevadowitch) où
ils ont tous déjeuné ensemble en bons camarades. On
prépare une fête superbe à la Tauride, où il y aura bal
masqué, souper et feu d'artifice. 600 personnes seront
invitées, et j'en rendrai compte. En attendant, le rouble
202 LETTRE
qui vaut intrinsèquement 3 francs de Piémont, ne vaut
dans ce moment que 35 sous de France, et la mesure
de farine qui valait deux roubles et demi, est montée à
dix-neuf.
276
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 3 (15) février 1809.
Permettez, Monsieur le Chevalier, que je vous renou-
velle mes instances les plus amicales pour que si jamais
vous appreniez le projet de me rappeler en Sardaigne,
vous ayez la bonté de parer le coup de toutes vos forces.
Ce serait au pied de la lettre jeter mon fils par la fenêtre.
Je serais obligé de me coucher à terre, de disputer, de
ne pas partir. Ce serait une désobéissance, une indécence
du premier ordre.
Dès que je me suis mis depuis longtemps entière-
ment entre les mains de S. M. pour ce qui concerne ma
personne , je crois que je suis en règle ; étendre la
proscription à ma famille serait trop, à ce que j'ose
croire. Quelque défavorablement disposé que puisse être
S. M. en ma faveur, il me semble, Monsieur le Cheva-
lier, qu'il ne vous sera pas difficile de la ramener à des
sentiments de bonté par deux considérations bien sim-
ples. La première c'est que tous mes torts sont de papier;
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 203
brûlez mes lettres, que rcste-t-il ? Bien. Le service du
Roi s'est toujours fait d'une manière irréprochable.
Ainsi tout se réduit à des piques, à des irritations bien
ou mal fondées. La seconde réflexion, c'est que dans
toutes les affaires d'orgueil et de point d'honneur, il ne
dépend de personne de se régler par l'opinion du Sou-
verain, quoiqu'on ne puisse imaginer rien d'aussi res-
pectable. Permettez que je vous propose un exemple bien
simple, celui d'un duelliste. Supposez que le Roi eût
l'extrême bonté d'entrer en discussion avec un de ses
sujets prêt à se battre pour une injure reçue, qu'il lui
dît : Vous êtes fou de croire qu'il dépende d'un autre
fou de vous priver de votre honneur, c'est moi qui suis
le grand juge de l'honneur, je vous tiens pour un homme
d'honneur, je vengerai d'une manière terrible l'outrage
qu'on vous a fait, etc.... Qu'y aurait-il de plus incon-
testablement vrai que ce discours ? Cependant il ne ferait
aucun effet, parce qu'il ne s'agirait dans cette affaire que
de l'opinion de l'offensé et de celle du public. C'est à
peu près la même chose pour moi, Monsieur le Che-
valier. Quand vous me dites : « Soyez persuadé que
vous êtes dans l'erreur ; que S. M. n'a aucune aversion
pour vous, etc », vous parlez d'or, et j'avoue même
que je ne puis, sans manquer à toutes les convenances,
contredire un homme comme vous sur un fait. Mais
hélas, Monsieur le Chevalier, ce n'est point du tout de
quoi il s'agit. Si je suis traité comme si cette aversion
existait, si je le pense, ou si d'autres le pensent, l'opinion
va son train, et la manière de voir de S. M., que per-
sonne ne respecte aussi profondément que moi, me
204 LETTRE
devient cependant parfaitement inutile. Présentez les
choses sous ce point de vue, et vous obtiendrez, j'espère,
de S. M. au moins qu'elle épargne ma famille dont la
perte serait la suite infaillible de mon rappel en Sardaigne.
Pour ce qui est de ma personne, rien ne m'occupe moins:
lorsque dans une Révolution où l'on a suivi le parti du
Souverain on finit par lui déplaire, c'est une véritable
mort qui rend indifférent à tout. Vous me direz sans
doute : Cest votre faute. Eh ! mon Dieu qui vous dit
que non?
Encore un mot sur les lettres, je vous en prie. Si les
miennes renferment, par ci par là, quelques traits qui
déplaisent à S. M., assurez-la, je vous prie, que je ne sais
pas moi-même que ces choses y sont. Je m'amuse quel-
quefois à voir ici les registres ou plutôt les matériaux
des registres. Ce sont d'épouvantables barbouillages
dont le pauvre secrétaire tirait des dépêches comme il
pouvait, pendant que le Ministre jouait dans le monde.
Moi, je n'ai pas de secrétaire, je ne puis écrire par la
poste, je ne puis envoyer de courrier ; lorsqu'un Mi-
nistre me fait la politesse de m'offrir une place dans sa
malle, je m'enferme chez moi et j'écris à perte d'haleine
dix, vingt, trente et quelquefois jusqu'à quarante pages,
à vous, Monsieur le Chevalier, et à d'autres dans l'occa-
sion, et sans que je puisse me permettre une correction.
Or, je suis sûr que S. M. ne trouvera nulle part un
homme pourvu ou affligé d'une imagination vive, qui
puisse écrire vingt pages de suite sans rature sur des
objets intéressants, et sans qu'il y ait rien à retrancher
de sa lettre ni rien à y ajouter. Moi-même, je suis le
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 205
premier à dire : Je voudrais ôter cette phrase, corriger
celle-là, en ajouter une autre qui m'a échappé, etc
Mais il n'y a pas moyen : il faut cacheter, et je ne sais si
S. M. a toujours daigné réfléchir à cette position parti-
culière.
Agréez, Monsieur le Chevalier, etc.
P. S. — En jetant les yeux sur mon registre d'expé-
dition, je vois une lettre du 30 octobre (M novembre)
envoyée par Rome, et qui par conséquent ne vous sera
pas parvenue. Je vois par la note qu'elle roulait sur la
parenté bizarre dont je vous fis part dans le temps ; je
crois donc devoir vous répéter la substance de cette
lettre autant que ma mémoire peut me la représenter.
N'ayant presque plus de correspondance avec ma
famille en Savoie, je n'ai su qu'après une longue attente
que la découverte avait été faite par un ancien ami
français, marié en Savoie, qui n'est pas capable de faire
la moindre imprudence. Cependant comme il y a trois
maisons au même degré et qu'il pourrait se trouver
quelque imprudent qui eût parlé, je crus dans le temps
devoir confier la chose à vous d'abord, et ensuite au
Comte de Blacas qui était alors ici. Au fond la chose ne
signifie rien quant à moi, mais, sur ces sortes de choses,
il faut être omnia tuta timens.
206
LETTRE
277
Au Même.
Saint-Pétersbourg 3 (15) février 1809).
Monsieur le Chevalier,
Pendant tout le séjour de LL. MM. le Roi et la
Reine de Prusse, qui a été de vingt jours, tous les
genres de plaisir se sont succédé sans relâche, et l'Em-
pereur n'a rien épargné de ce que l'amitié la plus ingé-
nieuse pouvait imaginer. Bals, spectacles, soupers, feux
d'artifice, manœuvres militaires, rien en un mot n'a été
omis, et je crois, à vous dire la vérité, qu'à la fin tout
le monde était las, et que les forces humaines étaient
à bout. Tant de plaisirs ont pensé finir d'une manière
si épouvantable que je ne puis y songer sans frémir. Il
y a ici de fort grands écfifices (les uns en pierre, les
autres en bois), de vastes halles qui servent à exercer
les soldats lorsque le mauvais temps ne permet pas de
les exercer en plein air. On les appelle Exercice-house.
Quoiqu'il y ait quatre poêles dans ces grandes salles,
cependant ils ne haussent la température extérieure que
de 5 degrés : ainsi quand on a 20 degrés dehors, le soldat
jouit de 15 dans ces Exercice-house ; mais le vent et la
neige de moins sont deux articles importants. Le 4 5
(27) du mois dernier, par un froid atroce, on devait
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 207
exercer le régiment des Gardes Ismaïlowski dans une
de ces halles bâties depuis peu de temps sur la route de
Poserhof. L'édifice était de bois, mais bâti de gros ma-
tériaux, en forme de murs bastionnés. L'exercice devait
avoir lieu à 9 heures du matin ; à 7 heures il croula de
fond en comble sous un poids énorme de neige glacée.
Deux heures plus tard, l'Empereur, le Grand-Duc son
frère, le Roi et les deux Princes de Prusse et toute leur
suite y auraient péri avec 1500 hommes; cela fait hor-
reur. Voici maintenant un trait caractéristique du carac-
tère de ce pays ; à peine on a parlé de cette petite
aventure, et dans aucune assemblée il ne m'est arrivé
d'en entendre dire un mot, à moins que je n'en aie parlé
le premier. Tel est ce peuple, et si le malheur était ar-
rivé, je suis persuadé que, passé le premier moment, on
n'aurait parlé que des fêtes du nouveau couronnement.
La Cour est partie le \ 8 (30) ; il y a eu de part et
d'autre de fort beaux présents, et quoique celle de
Prusse, dans les tristes circonstances où elle se trouve
n'ait pu égaler l'autre, elle a cependant fait les choses à
merveille. Les présents faits à la Reine sont magnifi-
ques. Elle a trouvé sur sa toilette six châles Turcs de la
plus grande beauté. On parle aussi d'une toilette d'or,
mais je n'ai pu avoir de certitude à ce sujet. Comme à la
mascarade du \ 3 (25) toutes les Dames devaient être
habillées à la Russe, l'Empereur a saisi cette occasion
pour présenter à la Reine une magnifique robe Russe
brodée en perles. On l'a d'abord évaluée à 150,000 rou-
bles, mais il y a dans ce pays un génie amplificateur
dont je me défie infiniment. Il a beaucoup été question
208 LETTRE
de la beauté de cette Souveraine, et véritablement elle
peut encore s'appeler belle, après neuf couches. Elle est
enceinte. On Ta beaucoup comparée à l'Impératrice ré-
gnante. La Reine est peut-être plus belle femme, mais
l'Impératrice est plus belle Souveraine. Entre nous, j'ai
trouvé la première habillée un peu hardiment. Elles ont
contracté une grande amitié. La Reine, dit-on, ne parle
de l'Impératrice qu'avec enthousiasme. Elle a raison.
Ni le Roi ni la Reine de Prusse n'ont cherché à me
parler. De mon côté, je n'ai point cherché du tout à voir
cette Cour, qui était de dix ou douze personnes. Ne
pouvant recevoir de visites, je n'aime pas en faire. D'ail-
leurs, vous sentez que dans ce moment il ne peut y avoir
rien de commun entre nous. Un de mes chagrins est
que S. M. ne soit pas rétablie pour offrir un subside à
S. M. Prussienne. Le point de finance était fixé il y a
longtemps entre les deux Souverains. La Prusse deman-
dait à la Russie M millions de roubles pour les avan-
ces de la dernière campagne. Avant de partir pour Er-
furt, l'Empereur avait signé pour 4 3. Je crois qu'on
aura un peu discuté sur la portion payable dans
le moment. On m'assure que le Roi a emporté 4 mil-
lions. Il a aussi beaucoup été question de politique ;
sans savoir précisément ce qui a été dit, je puis cepen-
dant vous assurer que la Prusse a beaucoup insisté
pour le repos ; c'est tout ce qu'elle a demandé. Du
reste sa vanité blessée ressemble un peu à la magnani-
mité. Elle a grande envie de prendre une revanche, et
je la crois bien résignée à confier ses places de Silésie à
son ancienne rivale.
A M. LE CTIEVALIER DE KOSSÏ. 209
Que fera l'Empereur de Russie si l'Autriche éclate,
comme il paraît assez certain ? Je vous ai mandé la belle
défense qu'il a faite à Erfurt ; cependant il a bien fallu
signer quelque chose éventuellement. Qu'est-ce que cette
chose? Voilà la question. Tout le monde convient
qu'on a stipulé pour le cas ou la Bavière ou la Saxe se-
raient attaquées. La Saxe n'embarrassera guère. Mais
comme le premier coup de pistolet, si la guerre recom-
mence, doit se tirer sur le royaume de M. deMongelas,
il y aura sûrement une réquisition, et dans ce cas, il fau-
dra dire oui ou non. Je penche à croire qu'il pourra y
avoir de belles démonstrations militaires, mais que l'Em-
pereur, supposé même qu'il se mette en mouvement, ne
prêtera pas le collet de bonne foi. Qui peut croire qu'un
Souverain légitime soit réellement ami de Napoléon?
Autant vaudrait soutenir que les pigeons aiment les
éperviers. Comment d'ailleurs, dans cette supposition,
me passerait-on mon style diplomatique ? Vous en avez
vu des échantillons. Extérieurement, à la vérité, je ne me
permets aucune bravade, rien ne serait plus déplacé;
mais dans mes rêves et dans le tête-à-tête, je n'ai jamais
changé de ton. Voici un autre signe que je vous propose.
Lorsque la loi sur les confiscations est arrivée, le gou-
vernement s'est bien gardé de manifester un avis, mais
nous n'avons pas vu moins clairement qu'il désapprou-
vait ceux qui voulaient rentrer, et qu'il approuvait fort
ceux qui sortaient. M. le Comte Araktcheief ayant pris
de travers l'affaire du pauvre Chevalier Rana, j'ai eu
une peine infinie à la raccommoder. Enfin j'ai obtenu
200 ducats, que l'Empereur m'a envoyés directement,
t. xi. \h
2\0 LETTBE
pour faire sentir que c'était une pure libéralité. Je suis
parvenu, non sans peine, à lui faire lire que j'étais inca-
pable de signer un mensonge ni même une simple exa-
gération, et il a compris à la fin que ce digne officier ne
se retirait ni par dégoût du service Russe, ni par
amour des Français. Enfin j'ai obtenu ces deux cents
ducats.
Il pourrait arriver telle combinaison politique qui
placerait les sujets du Roi dans le plus grand embarras :
car chaque souveraineté a ses prétentions, ce qui est bien
juste, et je n'en connais pas de plus jalouse que celle-ci.
Il n'y a qu'un service agréable et sans inconvénient,
Monsieur le Chevalier, c'est celui de son propre Souve-
rain, et malheur à tous ceux que la nécessité contraint
à en prendre un autre ! Qu'y avait-il de plus beau et de
plus agréable que la situation des sujets du Roi, deman-
dés par l'Empereur, et envoyés par le Roi ? Voyez ce
que tout cela est devenu. Cette époque est affreuse.
L'expédition sur les îles d'Aland aura lieu, suivant
les apparences, mais il paraît que celle sur la Suède, si
solennellement décrétée et arrêtée, n'aura pas lieu. Toute
puissance a des bornes: la saine politique enseigne de
demeurer toujours fort en deçà de ces bornes. C'est ce
qu'on n'a pas fait. Qu'est-il arrivé? Qu'on a dit non.
Deux généraux, Kamenski et Knorring ont refusé le
commandement. Je ne saurais pas trop vous dire jusqu'à
quel degré s'est étendue l'opposition. Je la crois générale,
mais plus ou moins silencieuse, des chefs en bas. Une
guerre contre la nature n'est pas raisonnable, mais si
l'on ajoute encore contre la conscience universelle, quel
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 2\\
nom donner à cette entreprise? Le militaire en général
abhorre cette guerre.
Le jour de la fête de la Tauride 7 (4 9), Caulaincourt
eut la prétention de convoquer tout le Corps diploma-
tique chez lui, et de partir en corps. M. de Binder,
Chargé d'affaires d'Autriche, s'y refusa, ajoutant fort à
propos que si l'on était parti de chez M. Wiggers, il n'y
aurait trouvé aucune difficulté (ce M. Wiggers est un
bon vieillard chargé ici des affaires des Villes Anséati-
ques depuis six mille ans). Caulaincourt se contenta
donc de mener ce qu'il appelle ses Ministres. A la fête
qu'il a donnée lui-même le 4 5 (27), chacun de ses Mi-
nistres était chargé de faire les honneurs d'une table. Il
y avait 400 couverts, et tout alla à merveille. Il y avait
sur la table de la Cour sept poires magnifiques, venues
d'une serre de Moscou, qui avaient coûté 700 roubles.
On a beaucoup parlé de ces poires dont l'histoire est
plaisante. Il y en avait dix dàns une serre de l'Empereur,
à Moscou. Le Grand Maréchal, toujours empressé de
faire sa cour, les offrit à l'Ambassadeur de France pour
sa fête. Pendant qu'il faisait cette offre, un drôle les vo-
lait à Moscou ; il a été pris et fait soldat, mais les poires
étaient vendues et portées à Saint-Pétersbourg. Trois
étaient pourries ; les sept autres ont été achetées à cent
roubles la pièce.
Toute la terre était à cette fête, excepté le Duc et
moi. A propos du Duc, son Maître lui a conservé ses
appointements comme s'il était en plein exercice, et il a
donné à son fils une commanderie de ^ 8,000 ducats
napolitains. Il faut convenir que s'il n'est pas reconnu
2\ 2 LETTRE
par cette Cour, il Test bien par la sienne. Il a loué son
hôtel à l'Ambassadeur d'Autriche pour 4 2,000 roubles.
Sa femme en a \ 2 ou 4 5 de revenu, Avec ces avantages,
il est fort bien et commence à payer ses dettes. On prend
beaucoup d'intérêt à lui et il est toujours le même dans
l'opinion,
Caulaincourt est d'une humeur épouvantable. Il appar-
tient au parti Talleyrand, qui a toujours beaucoup dé-
sapprouvé la guerre d'Espagne. Jugez ce qu'il en pense
dans ce moment. Malgré tous les bulletins dont on nous
assassine, il paraît cependant que la merveille s'opérera.
J'en juge plutôt sur des considérations morales que sur
des notions certaines, qu'on nous cache par tous les
moyens possibles.
Le moment est bien arrivé de parler aux Français,
car il y a bien des mécontents, et il faut aller à la racine.
Il m'est impossible de me figurer seulement le repos
tant qu'un certain homme sera à sa place. Nous surtout,
comment pourrions-nous exister ? C'est ce que je ne sais
pas comprendre.
Le 31 du mois dernier (42 courant) le Prince de
Schwarzenberg a eu ses audiences de présentation. On
en dit mille biens, mais il y a un grand mal dans tous
ces changements d'Ambassadeurs. Tout pays doit être
étudié, et celui-ci plus que tout autre. Ils partent toujours
au moment où ils pourraient être utiles, lorsqu'ils ont
achevé leurs études. L'Ambassadeur d'Autriche est revêtu
d'une mission bien importante. Nous verrons comment
tout cela tournera. Personne ici ne doute d'une nouvelle
explosion, et l'on en parle diversement. Il me semble
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 213
que tout dépendra en grande partie du quand et du com-
ment. Si l'Autriche, sans attendre que Napoléon ait eu
le temps de prendre ses mesures, s'élance sur la Bavière
et sur le Tyrol, si elle s'unit à la Prusse, brise l'asso-
ciation du Rhin, et se sert des Princes bien ou mal inten-
tionnés, suivant fart, il y a de très grandes espérances.
Mais si l'Autriche balance, si elle attend le premier coup,
et si elle commence en Italie, tout nous présage de
nouveaux malheurs. Espérons que tout ira bien. La
perspective est certainement belle, et les chances en
faveur de S. M. n'ont pas encore présenté d'aussi belles
apparences. Quand même nous serions trompés encore
une fois, il ne faudrait désespérer de rien. Je ne crois
pas que sans les Français nous puissions jamais nous
rétablir parfaitement, mais ils y viendront tôt ou tard.
Qui sait, Monsieur le Chevalier, si nous n'obtiendrons
pas une fois, en vertu de belles et bonnes signatures
légitimes, ce que des brigands nous promirent traîtreu-
sement il y a dix ans: — augmentation de territoire à
la paix générale ? La girouette politique a tout à fait
tourné pour nous ; de nouveaux liens se sont formés ;
nous n'éprouverons plus, suivant les apparences, cette
cruelle opposition qui nous étouffait en Italie ; les bar-
rières qui nous environnaient n'existent plus ; rien ne
s'oppose à un accroissement tout à fait conforme à la
nature. Encore une fois, qui sait? Aucune idée, je vous
l'avoue, ne me choque davantage que celle de la Maison
de Savoie rétablie seulement, après cette affreuse lutte,
dans le Piémont démantelé. Depuis des siècles les Alpes
sont accoutumées à porter la couronne de Savoie ; mon
2J4 LETTRE
imagination ne peut s'accoutumer à la voir reculer. Que
si on lui prépare dans la plaine une base plus vaste et
pius digne d'elle, à la bonne heure : ce sera une conso-
lation ; mais permettez-moi cependant de vous dire, en
ma qualité d'Allobrogc, que toute consolation suppose
un malheur.
278
Au Roi Victor-Emmanuel.
Saint-Pétersbourg, 10 (22) février 1809.
Sire,
Le 31 du mois dernier, M. le Prince de Schwarzen-
berg, Ambassadeur d'Autriche, a eu sa première audience
dans laquelle il a remis ses lettres de créance. Votre Ma-
jesté imagine assez aisément quel a été le sujet de la
conversation, quia été très longue, et pendant laquelle
Caulaincourt a envoyé deux ou trois messages au Palais
pour voir si Ton en finissait enfin. Une autre fois, j'aurai
l'honneur d'entrer dans de plus grands détails sur cette
audience. Le Prince paraît un homme d'un très grand
mérite et fait exprès pour cette mission. Il est bien in-
formé du caractère de la nation et de celui du Souverain,
mais il ne peut effacer les conventions d'Erfurt. Votre
Majesté a vu par mes dépêches et par celles de M. le
Chevalier Ganières que le Cabinet de Vienne ne parais-
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 2\o
sait pas avoir envisagé ces conférences d'Erfurt sous un
aspect aussi sinistre que nous les avions d'abord envi-
sagées ici. L'Empereur a sans doute résisté et même
violemment résisté à plusieurs demandes de Napoléon ;
mais il n'a pas moins fallu signer certaines conventions
éventuelles, et quoique personne ne les ait lues, nous
savons néanmoins à peu près ce qu'elles sont, et per-
sonne ne peut nier qu'elles ne soient d'une nature très
dangereuse. Un Officier français nommé Duponton qui a
déjà séjourné ici très longtemps, qui a inspecté les
ouvrages de Cronstadt et que l'Empereur a comblé de
présents, vient d'arriver de nouveau. Son Maître l'a
dépêché de Valladolid : il est chargé de demander où
est l'armée d'observation stipulée à Erfurt, et de de-
mander même à la voir. Déjà quelques corps se sont
ébranlés et marchent sur les frontières de la Gallicie.
Si Napoléon venait à souffrir quelque grand échec qui
l'empêchât d'être redoutable, peut-être que l'Empereur
échapperait à ses engagements. Je dis peut-être , Sire,
car il se fait une certaine chevalerie à sa mode, et je ne
voudrais répondre de rien, même dans cette supposition.
Si au contraire, comme il est très possible, le succès
couronnait encore les armes françaises , nul doute ,
Sire, que Napoléon n'entraînât l'Empereur de Russie
dans son tourbillon, et ne l'obligeât à combattre pour
la France. Sans être en état de prévoir exactement les
événements, ce qui me paraît impossible, on voit cepen-
dant en gros qu'ils peuvent être de nature à m'embar-
rasser beaucoup, ainsi que les autres sujets de Votre
Majesté qui sont ici au service Russe, et c'est ce qui me
24 6 LETTJIE
détermine principalement à prendre la liberté d'adresser
directement cette lettre à Votre Majesté.
Pour commencer par Messieurs les Officiers piémon-
tais, il peut se faire qu'ils se trouvent dans le cas de
demander leur démission ; cependant, Sire, avec un
homme tel qu'Araktcheief, je ne voudrais pas répondre
dé quelque violence diabolique. Il faudra se conduire
avec beaucoup de prudence. Votre Majesté ferait peut-
être une chose digne d'elle en recommandant ces Officiers
à S. M. l'Empereur d'Autriche, pour le cas où ils de-
vraient et pourraient quitter ce pays. Quatre ou cinq
Officiers sont un poids absolument imperceptible pour
une puissance telle que l'Autriche.
Quant à moi, Sire, j'ai cru qu'il était de mon devoir
d'instruire d'avance Votre Majesté du parti que j'ai pris.
Quand même la Russie combattrait l'Autriche , comme
étant, elle Russie, alliée de la France, je demeurerais
en place, car je n'ai pas le droit de mettre fin à une mis-
sion que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me confier,
sans en avoir reçu l'ordre exprès de sa part, dès qu'il ne
s'agit pas de l'un de ces cas où les règles diplomatiques
parlent toutes seules.
Mais s'il y avait des mouvements en Italie, si la guerre
se portait de ce côté, si le nom de Votre Majesté était
prononcé chez elle ou ailleurs, et si les armes autri-
chiennes agissaient ouvertement pour Elle , alors la
Russie serait censée combattre Votre Majesté, et je croi-
rais devoir suspendre officiellement mes fonctions sans
attendre que l'Ambassadeur de France me chassât par
une Note. Ensuite je quitterais le grand monde et je
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 217
vivrais tranquillement avec un petit nombre d'amis.
J'aurais sur ce point un beau modèle dans la personne
de M. le Duc de Serra-Capriola, qui est resté ici avec
l'approbation de son Maître et de tout le monde. Je n'ai
aucun moyen de voyager, et je ne saurais d'ailleurs où
aller. J'ai consumé ici tout ce que je possédais, ma
femme s'est trouvée réduite aux mêmes extrémités, de
manière que nous ne serions pas en état de faire 50
lieues pour nous rapprocher. Je me tranquilliserai donc
en attendant de nouveaux ordres de Votre Majesté;
mais je la supplie de ne pas croire que j'aie aucun atta-
chement particulier pour ce pays, malgré les bontés
qu'on m'y a fait éprouver. Mes habitudes et mes affec-
tions sont fort étrangères à Saint-Pétersbourg.
Il me serait au reste impossible d'exprimer à Votre
Majesté le profond regret que j'éprouve en voyant com-
bien je l'ai mécontentée dans cette mission. Mes fâcheux
pressentiments se sont trop vérifiés. Sans pouvoir pré-
voiries horribles tourments auxquels je serais condamné
dans ce pays, je prévoyais cependant en gros que j'au-
rais beaucoup à souffrir. Comme je n'ai jamais été
ambitieux, que je n'ai jamais demandé ni espéré cette
place, et que je ne suis ici que par obéissance, j'espère
que la Providence qui m'y a conduit malgré moi, m'en
tirera de quelque manière honorable que je ne puis
prévoir.
Peut-être que dans ce moment où j'ai l'honneur
d'écrire à Votre Majesté, je n'ai plus celui d'être son
Ministre ni peut-être même son sujet. N'importe, Sire,
il faut toujours agir et parler suivant les devoirs du
21 8 LETTRE
moment. Mon unique consolation, si Votre Majesté m'a
séparé d'elle, sera de penser que tous mes torts se ré-
duisent à des cris de douleur qui sont assez naturels à
l'homme et par conséquent dignes de compassion. Du
reste, Votre Majesté a été, j'ose le croire, bien servie ici,
ses sujets bien soutenus, et la dignité de son nom main-
tenue autant qu'il était possible; du moins je ne vois pas,
en m'examinant avec toute la sévérité possible, que j'aie
quelque chose à me rapprocher sous ce rapport. Quelles
que soient les déterminations de Votre Majesté, je ferai
jusqu'à mon dernier soupir les vœux les plus ardents
pour elle et pour son auguste Maison.
279
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 18 février (2 mars) 1809.
Monsieur le Chevalier,
Il y a quelque temps que M. Alopeus , ci-devant
Ministre en Suède, et comblé de faveurs à son retour,
s'est rendu h Abo. Bientôt après le Ministre des guerres
s'est rendu en Finlande, et enfin S. M. I. se propose de
faire le même voyage, et son départ aura lieu incessam-
ment. L'avis unanime est qu'il s'agit d'une révolution
en Suède, et que l'Empereur ne va que pour recevoir
A M. LE CflEVALIER DE BOSSI. 24 9
les députés qui viendront se présenter à lui en Finlande.
Dernièrement j'ai vu le Comte Paul de Strogonof,
revenu par congé de l'armée de Finlande. Il ne fit pas
difficulté de me dire, lorsque je lui parlai de cette inva-
sion qui paraissait chimérique : Qiïen effet elle Vêtait
militairement, mais que malheureusement cette guerre ne
pouvait se faire que par les moyens révolutionnaires, et
que cela était bien triste. Voilà qui est clair. D'ailleurs
M. Alopeus est évidemment un instrument révolution-
naire. Je vous ai fait connaître ce qu'il a fait à Stock-
holm et le singulier diplôme que ses services lui ont
mérité. Je demandai au Comte Paul de Strogonof, dans
cette même conversation, s'il y avait des germes de ré-
volution dans ce pays. Il me répondit : Qu'il y en avait,
que le peuple regardait le Roi comme une mauvaise tête,
qui attirait sur la nation tous les maux d'une guerre inter-
minable par son obstination à ne vouloir pas reconnaître
l'Empereur de France. Ces idées sont assez dans le
caractère du peuple, mais je ne saurais vous assurer si
en effet celui de Suède en est là, pour son malheur. Je
suis de même hors d'état de vous dire si S. M. Suédoise
a quelques torts (j'entends d'imprudence et d'obstina-
tion), car pour sa vertu et sa grandeur d'âme, qui pour-
rait en douter? On en parle fort diversement : M. Alopeus
en particulier s'exprime sur son compte avec beaucoup
de mépris. Il le peint comme le plus obstiné des hommes,
croyant que son opinion est la règle de la vérité, et
inaccessible à tout conseil. Mais quel juge que M. Alo-
peus ! Enfin, Monsieur le Chevalier, je n'en sais pas
davantage.
220 LETTRE
Ce qui paraît sûr, c'est que S. M. le Roi de Suède
vient de quitter ses Etats et de partir pour l'Angleterre.
Mais on explique ce voyage de deux manières diffé-
rentes. Les uns disent qu'il a abandonné la partie et
qu'il ne pense qu'à sauver sa personne ; les autres (et ce
sentiment me paraît infiniment plus probable) assurent
qu'il est parti pour aller, en Angleterre, hâter les secours
avec lesquels il compte agir au printemps, et qu'il a
laissé un conseil de régence fort bien organisé.
Que vous dirai-je, Monsieur le Chevalier, sur une
telle guerre? Il est impossible d'imaginer rien d'aussi
révoltant. Heureusement aucun sujet du Roi n'y a été
appelé. Voilà donc quatre guerres bien comptées sur les
bras de l'Empereur de Russie : Angleterre, Suède, Tur-
quie, et Perse. Bientôt, suivant les apparences, il aura
la cinquième, car vous verrez qu'il se trouvera conduit à
rompre avec l'Autriche. Il a déclaré à l'Ambassadeur qiïil
avait des engagements et qu'il les tiendrait. Cet Ambas-
sadeur est certainement un homme fait pour la circons-
tance, et la voix publique lui rend le témoignage le plus
honorable, mais il ne peut faire l'impossible, c'est-à-dire
persuader à l'Empereur qu'il s'est trompé, et qu'il de-
vrait agir autrement. Ah ! Monsieur le Chevalier, que le
temps est sombre ! Le mécontentement est arrivé à un
point qu'on ne peut décrire. La mesure de blé qui coû-
tait trois roubles et demi est montée à vingt-cinq. On
manque de tout. Je recevrais comme un bienfait trois
aunes de drap bleu pour me faire un frac. Qu'arrivera-
t-il au Printemps, lorsque nous serons pressés vivement
et sur la mer Noire, et sur la Caspienne, et sur la Bal-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 224
tique ? Rappelez-vous diverses choses que j'ai eu occa-
sion de vous dire précédemment. Je crains fort que le
mois de mai ne soit à jamais et tristement célèbre.
La nouvelle de la prise de la Corogna nous a pénétrés
de regret. A la vérité nous n'avons pas tardé à nous
apercevoir que les Français avaient beaucoup brodé les
circonstances , mais le mal ne laisse pas que d'être
considérable. Sur cela je ne puis m'empêcher de répéter
ce que je disais à l'occasion de la prise de Madrid : ou
les Français sont fous, ou les Espagnols manquent ab-
solument de forces. Comment des gens qui entendent la
guerre seraient-ils capables de courir des Pyrénées à la
Corogna, s'il y avait au delà de l'Ebre une armée capable
de s'avancer vers le Nord et leur couper la retraite ? Je
n'y vois rien : cependant je ne puis renoncer à l'espérance
que les Espagnols réussiront.
La guerre que va commencer l'Autriche ne me fait
pas moins palpiter le cœur. Quelle gloire d'un côté et
quel danger de l'autre ! Bonaparte l'a si bien mise à
découvert par ses victoires et ses traités de paix; il s'est
procuré de tels points d'appui, et sa rapidité ordinaire
contraste si fort avec le système de précaution et de len-
teur qui paraît aussi naturel à cette puissance, qu'on ne
saurait s'empêcher de concevoir de fortes craintes. D'un
autre côté, on assure que l'esprit public a totalement
changé en Autriche, que tout le monde veut la guerre,
que les Princes sont parfaitement d'accord, et que leurs
grands talents seront employés ; voilà bien des raisons
d'espérer. Voilà encore une de ces crises épouvantables
qui laissent à peine la force de respirer.
222
LETTRE
280
Au Même.
Saint-Pétersbourg, (13) avril 1809.
Monsieur le Chevalier,
Je me rappelle avoir eu l'honneur de vous dire dans
une de mes lettres, en vous parlant de la Suède: Elle
semble avoir contre elle une loi générale. La loi en effet
existait et vient de se montrer; la Suède est révolution-
née. Il n'y avait malheureusement qu'une voix contre
l'infortuné Monarque : tout son peuple sans exception
était contre lui, et ce qu'il y a de bien extraordinaire,
c'est que l'insurrection a commencé par l'armée ; celle
de Norvège a levé l'étendard par un manifeste. Le Roi,
sans doute au fait de la fermentation, avait fait embar-
quer de grandes richesses (les fonds même de la Banque,
à ce qu'on dit) sur une frégate prête à mettre à la voile.
Quatre généraux, MM. de Wachmeister, d'Alderentz,
Klankel, et un autre dont j'ignore le nom, se présentèrent
chez le Roi (13 mars,n. s.), et lui demandèrent, au nom
de la nation, si son intention était de partir : « De quoi
« vous avisez-vous, leur dit le Roi, de vous présenter
« chez moi en surtout? — Sire, répliqua Wachmeister,
« il ne s'agit pas de ces misères ; il s agit de savoir si
« Votre Majesté pense ou ne pense pas à quitter son
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 223
« pays? » Alors le Roi tira l'épée, mais tous se jetèrent
sur lui et le désarmèrent : de ce moment, il n'y eut plus
de Roi. Le fils fut installé sous la Régence du Duc de
Sudermanie.
J'ai eu l'honneur de vous faire connaître le projet
formé pour l'envahissement de la Suède, presque au
moment où il fut conçu ; je vous ai fait connaître depuis
l'opposition que l'opinion avait formée contre ce projet,
et enfin l'invincible détermination de S. M. L, plus forte
encore que l'opinion : en conséquence le Général en chef
Knorring s'empara des îles d'Aland ; le Général-major
Barclay de Tolly traversa le golfe à Wasa et se rendit à
Umea ; et le Général-major, aide-de-camp général, de
Schouwalof, pénétra jusqu'à Tornéo. Au même moment
4 3 (25) mars, l'Empereur se rendait à Abo, où il avait
été précédé par M. Alopeus, et par le Ministre des
guerres, Comte Aracktcheief. A Uméa et à Tornéo, les
Russes ne trouvèrent aucune résistance, les soldats jetè-
rent les armes en disant qu'ils ne voulaient plus de
guerre. Vis-à-vis d'Aland, un Officier russe, à la tête de
400 hommes de cavalerie, arriva sur la côte de Suède.
Chevaux et hommes étaient sur les dents, et on les aurait
mis en pièces avec la moitié de ce monde bien chaussée
et bien nourrie ; mais l'Officier manœuvra de manière à
se faire prendre pour l'avant-garde de l'armée, et sept
heures après son arrivée il était comme à Stockholm. Tout
de suite on parlementa : le Russe demanda des quartiers
qui lui furent accordés. Mais on ne tarda pas à décou-
vrir la vérité ; cependant il n'y eut point de combat, puis-
qu'on ne voulait plus de guerre. Au contraire les Suédois
224 LETTRE
envoyèrent des Députés à l'Empereur. 11 est heureux que
dans cette occasion les Russes aient osé trop peu, car
s'ils avaient marché en force sur Stockholm, ilsy seraient.
Mais du moment que les intentions des Suédois furent
connues, le Général Knorring rappela toutes les troupes
qui étaient passées en Suède. On m'assure qu'il le fit
sans autorisation de S. M. I., mais la chose est un peu
difficile à croire. L'Empereur n'ayant plus rien à faire
en Finlande est revenu dans sa capitale le Jeudi-saint
25 mars (6 avril). On a d'abord dit que le Roi de Suède
avait été tué, mais cette triste nouvelle ne s'est point
confirmée: aujourd'hui on dit qu'il n'a point été dé-
trôné, qu'on lui a seulement dicté des conditions, etc.
Tout cela à mon avis n'a pas de sens commun : un Roi
sur qui on a mis la main, un Roi profané n'existe plus
comme Roi, et celui qui lui demande son épée est aussi
coupable que celui qui le tue. Quel épouvantable sujet
de réflexion î Ce qui se passe dans ce moment rendrait à
jamais les hommes sages, si l'histoire et les exemples
servaient à quelque chose, ce que je n'ai jamais cru. Si
les Suédois étaient abandonnés à eux-mêmes, le résultat
unique serait la paix, et le renversement du renverse-
ment opéré en 1 779. Mais il faut regarder plus loin. Les
Russes en poussant à bout sans la détruire une nation
ennemie de la Russie, autant qu'amie de la France, for-
cent les Suédois à se jeter dans les bras de Napoléon.
La Suède devenant donc ainsi une dépendance et
presque une province de la France, Napoléon est inté-
ressé à la soutenir contre la Russie, qu'il veut, comme
vous sentez bien, étouffer en l'embrassant: c'est lui
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 225
d'ailleurs qui doit fournir les indemnisations en Pomé-
ranie. Laissons-le donc s'emparer de cette affaire, et ne
doutons pas qu'il ne la termine èquitablement. Les quatre
conditions imposées à la Suède sont : la cession for-
melle de la Finlande, la reconnaissance de l'Empereur
Napoléon, la déclaration de guerre aux Anglais, et la
confiscation de toutes les propriétés anglaises en Suède.
Vous observerez en passant, Monsieur le Chevalier, que
l'Empereur ne les a point confisquées chez lui. Nul doute
que la catastrophe de Suède ne soit la suite immédiate
de la guerre désespérée que la Russie lui a faite. Je sup-
prime toutes les réflexions : que pourrais-je vous dire
qui ne soit pas dans votre cœur? La vengeance n'est pas
loin, et je doute que dans ce cas elle arrive pede claudo.
Aucun sujet de S. M. n'a été employé à cette expédition
qui me pénètre de douleur. Les Généraux Barclay de
Tolly et Schouwalof, qui n'étaient encore que Majors-
généraux, ont été faits Généraux en chef, ce qui excite un
mécontentement terrible. Quoique l'Officier doive obéir
et qu'il ne soit pas plus coupable dans une guerre in-
juste que le fusil qu'il porte, cependant l'opinion pu-
blique en veut à ceux qui ont conseillé dans cette occa-
sion, et qui ont montré trop d'empressemeat ; il me
semble qu'elle n'a pas tort. Je ne vous dis rien de l'état
de l'Impératrice régnante: accoutumée à se vaincre, elle
prend beaucoup sur elle, cependant la tristesse perce.
Le désordre s'accroît ici de jour en jour, on manque
de tout ; on dit cependant que le changement arrivé en
Suède fera tomber le prix de certains articles, et vérita-
blement le sucre et le café ont diminué de prix : néan-
t. xi. \o
226 LETTBE
moins la cherté générale n'a point diminué, et le malaise
se soutient. Je puis vous assurer qu'en moins de sept
semaines, j'ai dépensé 2,000 roubles, avec l'impossibilité
de pouvoir en assigner cinq de dépenses de fantaisie.
Une des premières dames de ce pays me disait hier
qu'elle s'en va à Moscou pour vivre ; une bouteille de
vin de Champagne ou de Bordeaux coûte jusqu'à huit
roubles. Je ne bois chez moi que d'assez mauvaise bière
et à la fin du repas un petit verre de Porto comme nous
buvons les liqueurs. Dans les plus riches maisons même,
je bois avec une extrême prudence, car on commence à
sentir le frelatage ; je me sers aujourd'hui avec grand
avantage de la singularité de mon tempérament qui
exige si peu de boisson que je pourrais presque m'en
passer.
M. le Prince de Schwarzenberg continue à réussir
ici : j'éprouve de sa part beaucoup de politesses aux-
quelles je réponds comme je le dois. Il a loué un fort
bel hôtel , il achète de beaux chevaux, et cependant je
ne vois pas qu'il soit ce qu'on appelle planté : il s'attend
toujours à ce que la conversation d'Erfurt le fasse partir
subitement. On se rassura beaucoup dans le temps à
Vienne sur cette fameuse entrevue, et je me laissai même
rassurer jusqu'à un certain point ; mais peut-être que
nos premières terreurs n'étaient que trop fondées. Sûre-
ment la ruine du Roi de Suède a été décrétée là , et de
plus on a stipulé une diversion sur l'Autriche en cas de
rupture avec la France ; je crains bien qu'il ne tienne
religieusement sa parole.
Nous avons tous l'oreille au guet pour attendre le
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 227
premier coup de canon tiré en Autriche. Quel ami de
l'ordre pourrait voir sans palpitations agiter ce cornet
dont il doit sortir un dé qui ne porte que deux points
Mort ou Vie?
Au milieu de ces anxiétés, je ne vois pas sans plaisir le
bonheur de Napoléon compromis enfin avec la jeunesse.
Lorsque le Duc de Guise, à l'âge de 19 ans, frappa si
sensiblement Charles V à Metz, ce grand Empereur dit:
« On voit bien que la fortune est femme, elle naime que
les jeunes gens. » On recueillerait par milliers dans l'his-
toire ces fortunes déjeunes gens. Qui sait si quelqu'un
de ces braves Archiducs n'est pas destiné à quelque fa-
veur insigne? Nous verrons bientôt : il serait inutile de
se perdre en conjectures, qui se balancent de la manière
la plus fatigante pour l'esprit.
P. S. — Je lis dans l'instant le seul exemplaire qui
soit ici du manifeste de l'armée Suédoise. L'unique co-
piste que je possède étant appelé à la garde, je ne puis
envoyer cette pièce par ce courrier ce qui me fâche
beaucoup: elle ne contient rien d'insultant ni même de
léger contre S. M. Suédoise, seulement des plaintes
générales sur l'extrême détresse de la nation causée par
une fausse politique et l'indispensable nécessité d'un
changement. Lorsque S. M. lira cette pièce, je suis fort
surpris si elle ne lui trouve pas l'air d'un manifeste fait
par des jeunes gens dans une partie de cabaret : il y
règne un ton excessivement avantageux ; ils protestent
de ne vouloir pas céder un pouce de terrain, ils louent
à perte de vue le grand homme de Paris, mais sans
228 LETTRE
rompre avec leur allié le Roi oV Angleterre. Je ne puis voir
encore tous les détails, mais, en gros, S. M. I. s'est jeté
sur les bras une très fâcheuse affaire. Knorring est dis-
grâcié pour n'avoir pas marché sur Stockholm. Il répond:
Où était le pain? On lui réplique : vous en auriez trouvé
à Stockholm où nous avons des intelligences, et Knorring
dit : Vous ne m'en aviez rien dit. Voici ce qui est bien
fait : le Général en chef n'était pas du secret ; voilà ce
qui s'appelle de la prudence. Alopeus est retourné à
Stockholm : suivant ce qu'on écrira de Paris, je ne vou-
drais pas être à sa place.
Le Roi est toujours dans un château, appelé je crois
Gripsholm, où il est bien traité. On assure qu'il n'est
point déposé formellement et que la Régence n'est que
provisoire. Je vous ai dit ce que j'en pense.
281
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 1er (13) avril 1809.
Monsieur le Chevalier,
Monsieur le Comte Nicolas de Roumantzof, de retour
de Paris, arriva ici le \eT (4 3) de mars. Vous connaissez
parfaitement l'objet de son voyage, et vous savez aussi
ce qu'il a produit : ainsi tout est dit sur ce point. On l'a
comblé d'honneurs, de caresses, de présents, ce n'est pas
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 229
l'embarras. Le Prince Schwartzenberg Ta déjà vu quel-
quefois. Cet Ambassadeur est fort agréé ici, mais qui
sait s'il y pourra tenir ? La première fois qu'il a paru à
la Cour avec l'Ambassadeur de France, il lui céda le pas
sans difficulté, vu qu'il prétend seulement l'alternative
et que l'autre était plus ancien ; mais la seconde fois (la
seconde fête de Pâques, 20 mars, \ 0 avril), Caulaincourt
ayant déclaré qu'il ne céderait le pas en aucune occasion,
le Prince a répondu, que comme il ne voulait point com-
mettre d'indécence chez l'Empereur, il ne s'y rendrait
jamais que lorsqu'il saurait que M. de Caulaincourt n'y
vient pas ; en conséquence il a été malade. Rien n'est
plus désirable que de voir régner entre les Princes la
liberté et l'égalité qui sont si mauvaises parmi les sujets.
Malheureusement je les crois également chimériques de
part et d'autre et le Souverain légitime qui montera
sûrement un jour sur le trône de Napoléon ne sera pas
plus traitable que lui sur le pas.
La Suède et son malheureux Souverain attirent main-
tenant tous les regards. Ce qui m'étonne et m'irrite, c'est
que la pitié n'est ni grande ni générale envers le Roi.
On dit assez communément qu'un Souverain qui déplaît
généralement à son peuple a tort. Je ne sais si cette
maxime, en la supposant vraie, ne pourrait pas souffrir
des exceptions dans ces moments de factions et de partis
où tous les esprits sont ébranlés. D'ailleurs, quand il y
aurait des reproches fondés contre ce Prince, comment
peut-on s'en occuper dans ce moment où l'on ne doit
penser qu'à ses vertus et à ses malheurs ? Le digne Baron
de Steddingk m'a dit souvent qu'il ne connaissait pas
230 LETTRE
dliomme auquel Vèpithète de vertueux convînt plus par-
faitement. Maintenant nous allons voir un des spectacles
politiques les plus curieux qu'il soit possible d'imaginer.
Deux éléments agiront puissamment dans cette circons-
tance: la haine pour ia Russie, et l'inclination pour la
France, habitude enracinée qui n'a pu être effacée en
Suède par les torts et l'illégitimité du Gouvernement
actuel. Dans le manifeste de l'armée suédoise, que je vous
ai fait connaître, on lit un passage qui montre la volonté
de demeurer en paix avec l'Angleterre, et même de
maintenir l'alliance. Mais autant il pourrait être avanta-
geux à la Suède d'être entièrement dans les bras de
l'Angleterre, d'être possédée par elle et défendue par elle,
autant il serait fatal de vouloir tenir la balance entre les
deux nations. D'ailleurs cette vieille inclination dont je
vous parlais tout à l'heure décidera la chose, et je suis
persuadé que *** jouera un rôle dans cette affaire.
Les deux grandes nations rivales, la française et l'an-
glaise, ont un singulier privilège en Europe, qu'elles
doivent à leur snpériorité. C'est que ces deux nations
sont les seules qui fassent deux véritables partis, et qui
s'agrègent les autres hommes par l'opinion, comme s'il
s'agissait de deux religions. On dit cet homme est anglais,
cet homme est français, comme on dit il est catholique
ou protestant ; et par une conséquence naturelle à l'es-
prit de parti, il n'y a de part et d'autre ni justice ni
modération. Si vous dites à un Français qu'on travaille
mieux les instruments de mathématiques à Londres qu'à
Paris, il vous suspectera tout de suite, et les Anglais de
leur côté ne manqueront pas d'appeler Jacobins tous ceux
A M. LE CHEVALIER DE JKOSSI. 231
qui ne les aiment pas. Toujours par la même raison, dès
qu'un homme un peu connu dans le monde est suspect
ou odieux à Tune des nations, il devient tout de suite
cher à l'autre. Vous n'aurez pas besoin de regarder de
bien près pour voiries maux graves qui résultent de ce
préjugé. Souvent il est permis d'en rire, mais souvent
aussi rien n'est plus sérieux. Le personnage que je vous
ai nommé ayant été soupçonné par les Anglais, je veux
dire soupçonné de ne pas les aimer, il n'en faut pas
davantage pour le rendre précieux à l'autre parti, ou
pour le faire mettre en avant par sa propre nation qui
n'aime pas l'Angleterre. Voilà un beau champ ouvert à
la politique de part et d'autre. Si les Anglais ne peuvent
se maintenir en Suède, je pense qu'ils tâcheront au
moins de s'établir dans quelque île de la Baltique, autre-
ment leur croisière dans cette mer me paraîtrait bien
difficile et bien précaire. Ce qui me paraît inconcevable,
c'est que l'Empereur de Russie, par l'inconcevable guerre
qu'il a faite à son beau-frère, s'est fait à lui-même un
tort infini. Ayant amplement traité ce sujet dans mon
numéro précédent, portant la même date que celui-ci,
je n'aurai pas l'honneur de vous en dire davantage.
Ces Messieurs qui sont venus de Sardaigne m'ont dit
que l'Angleterre ne payait plus de subside à S. M. Dois-
je croire cette mauvaise nouvelle ? J'ai été encore plus
vivement affecté en voyant que dans le discours fait à
son Parlement, S. M. Britannique, en parlant de tous les
Princes, ses amis et alliés, dont elle se croit obligée de
défendre les intérêts, ne nomme point S. M. J'espère
que cet oubli n'est qu'apparent et extérieur. Au reste,
232 LETTRE
la Politique est, et sera toujours la même. Jamais elle ne
veut s'embarrasser. Heureusement le bien, tôt ou tard,
se fera de lui-même.
Vous savez, Monsieur le Chevalier, que mes idées sur
les affaires publiques ont toujours été assez noires, du
moins quant à la date de la régénération ; car pour ce
qui est de la régénération elle-même, j'y crois comme
aux mathématiques. Quand je veux me donner du cou-
rage et argumenter contre moi-même, je lis les relations
d'Autriche pleines de feu et d'espérance.
Nul espoir pour nous tant que Napoléon sera à sa
place, et nul salut que par la France: c'est ce que j'ai
toujours cru. Mais nous pourrions avoir tous raison ;
car on est bien autorisé à croire ou à espérer que les
Français las du joug le jetteront à terre ; alors il n'y
aura plus que des guerres ordinaires entre Princes, et ce
sera déjà un si grand pas, que tout le monde pourra
dormir tranquille.
Ma situation ici est toujours la même. Je n'approche
de la Cour que les jours de gala. Je porte jusqu'au scru-
pule la circonspection nécessaire pour ne choquer per-
sonne, j'évite autant qu'il est possible de me trouver
avec les Français; l'Ambassadeur ne me cherche pas, en
quoi il méfait grand plaisir, mais il me laisse tranquille
et c'est tout ce que je lui demande. Je crois vous avoir
mandé que le jour de Tan il m'avait envoyé un billet de
visite : tout bien considéré, je ne le rendis point, vu
que j'étais autorisé à croire qu'il y avait eu là une erreur
de laquais, et que le faible ne doit point faire d'avance
surtout contre la force toute seule. Les Envoyés de la
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. 233
Ligue du Rhin me traitent fort bien. Avec mes occupa-
tions intérieures et la bienveillance qu'on m'accorde ici
je passe le temps d'une manière sortable, malgré les dif-
ficultés et les peines toujours renaissantes qui résultent
de ma position et des circonstances terribles qui m'en-
vironnent.
Je voudrais bien pouvoir vous donner une pleine
assurance sur les véritables dispositions intérieures de
l'Empereur, mais, pour vous parler clair, je crois qu'il
n'est pas lui-même bien d'accord avec lui-même : il se
déterminera sur ce qui arrivera. Les premiers succès
des Autrichiens, qu'on peut regarder comme probables,
influeront sur les déterminations. Tout politique, comme
tout joueur, aime voir venir. Les troupes stipulées
marchent bien vers la frontière de l'Autriche, mais elles
viennent de loin : encore une fois, on ne peut rien dire
de certain ; mais il faut toujours supposer qu'il tiendra
parole à Napoléon, et agira en conséquence. Au reste,
Monsieur le Chevalier, nul être humain ne peut deviner,
ni même soupçonner les suites de cette première impul-
sion une fois donnée. Si l'on pouvait rire à la vue des
ruisseaux de sang qui vont couler sur les quatre parties
du monde, on rirait sans doute en lisant dans les deux
beaux discours officiels de Paris que la guerre est désor-
mais impossible. C'est malheureusement la fin de la
guerre dont on n'aperçoit pas la possibilité. Le Cardinal
de Richelieu s'était fait modestement représenter dans
son cabinet, debout sur le globe terrestre, avec la devise
Hoc stante cuncta moventur. Le plus hardi de tous les
plaisants écrivit au-dessous : Ergo cadente omnia quies-
234 LETTRE
cent. Substituez a la figure du Cardinal celle de Napo-
léon ; je ne crois pas que de votre vie vous ayez lu rien
d'aussi juste. Sans cette chute point de repos.
Au moment où j'ai l'honneur de vous écrire, je crois
que M. le Chevalier Rana est bien près de Turin. Sa
maladie bien constatée, et mes infatigables remontrances
ont arrangé cette affaire, mais je n'avais point encore
trouvé autant de difficultés. Les autres sujets du Roi
demeurent tristement tranquilles. Je ne vois pas que
leur délicatesse se trouve nullement compromise ; il ne
faudra, j'espère, que de la prudçnce : nulle souveraineté
n'aime les bouderies, ni les partis à la main, surtout de
la part des militaires. Il faut surtout se garder d'Arakt-
cheief, véritable Séjan, inexorable, intraitable, inabor-
dable.
La manufacture des billets va son train. L'hiver extrê-
mement prolongé a favorisé le traînage qui est ici une
véritable navigation. Il en a résulté 50,000 sacs de blé
pour cette capitale au delà de ce qu'on attendait. La
jeune Comtesse Orlof, fille unique et héritière du fameux
Comte Alexis, (encore demoiselle) a livré au gouverne-
ment pour un million de roubles de blé, à huit roubles
la mesure au lieu de 22 ou 24. Tout cela opère quelque
chose. C'est un beau présent et c'est un bien rare bon-
heur d'être en état de le faire. Cette pauvre demoiselle
qui a 23 ans, et qui est assez jolie, ne se presse point de
se marier, je ne sais pourquoi, et jamais son père ne l'a
gênée sur ce point. Dès qu'elle aura pris son parti, je ne
crois pas qu'on la fasse attendre.
Au premier jour, le mariage de la Grande-Duchesse
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 2.35
Catherine qui va faire de grands Princes russes au moyen
d'un petit Prince allemand. On dit qu'elle a beaucoup
de sang-froid et qu'elle sait très bien ce qu'elle fait.
Tout de suite on va donner à son époux un grand
Gouvernement, même, dit-on, celui de Moscou. Pour
moi, je n'ai rien à dire.
282
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 8(20) avril 1809.
Monsieur le Chevalier,
Ce que j'ai eu l'honneur de vous mander sur le
grand événement de Suède est vrai, à quelques petites
circonstances près qui auront été rectifiées par les ga-
zettes, ainsi je n'y reviens plus. C'est un grand malheur
et un exemple fatal pour les peuples : on continue tou-
jours à blâmer le Roi, à lui reprocher certains actes de
despotisme dans la manière de Paul Ier, et une obsti-
nation qui repoussait toute espèce de conseils. Nous
aurions peut-être aussi le droit de dire notre mot, à
cause de ce qui se passa il y a cinq ou six ans au sujet
du subside si légèrement promis et rétracté : mais je
suis bien persuadé que S. M. ne se le rappelle pas dans
ce moment.
236 LETTRE
L'Empereur, ami en général des idées d'égalité, vient
de statuer.
I. Que les places de Chambellans, et de Gentils-
hommes de la Chambre ne donneront plus de grade
dans l'état.
IT. Que ceux qui se trouvent actuellement en exer-
cice devront, dans le terme de deux mois, opter un ser-
vice quelconque, passé lequel terme, s'ils n'avaient pas
pris leur parti, ils ne seraient plus rien dans l'état.
Sous Paul Ier il n'y avait point de Gentilshommes de la
Chambre : l'Empereur Alexandre en a 70. Il y a de plus
/<0 Chambellans, plus ou moins. Plusieurs à la vérité,
surtout parmi les Chambellans, ont des places civiles ou
militaires, mais un plus grand nombre n'a que son
grade de Cour: il faut prendre un parti. En général
l'ukase déplaît fort, quoique l'esprit qui l'a dicté soit
essentiellement un esprit de justice. Au reste ces sortes
de lois ne sont jamais bien jugées que par l'effet, c'est-
à-dire par le temps.
S. M. I. obéissant encore à une idée moderne, a
voulu diminuer le nombre des fêtes ; elle s'est adressée
pour cela au métropolite Ambroise, homme fort mé-
diocre, et qui donnerait je crois les quatre Evangiles
pour un dîner chez l'Empereur. Ambroise n'y a vu au-
cune difficulté, et pour donner une preuve de son zèle,
il a commencé par les deux fêtes de saint Nicolas, saint,
comme vous savez, de la première distinction dans ce
pays. Le peuple à ce qu'on m'assure ne salue plus l'Ar-
chevêque.
Une ordonnance nouvelle veut que tous les dons, tou-
A M. LE CHEVALIER DE ROSST. 237
tes les offrandes faites aux églises dans tout l'Empire, et
qui sont considérables, soient mises sous la main du
Synode central, séant à Pétersbourg, pour y être em-
ployés en bonnes œuvres (et qui pourrait en douter ?).
On m'assure encore, en très bonne maison, qu'un fonds
préparé dans une paroisse voisine pour bâtir l'église
en pierre, a pris comme le reste le chemin de Péters-
bourg, par la raison que iéglise en bois était bien suffi-
sante.
Enfin, le jour de Pâques, la garnison a paradé tout le
matin sans que les soldats aient pu s'embrasser dans la
rue, aller à l'église, et s'enivrer, trois choses rigoureu-
ment nécessaires ce jour-là. Que de fautes, grand Dieu!
et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'elles procèdent
presque toutes de quelque bon principe gâté dans son
application ou dans son exécution. Si l'Empereur pou-
vait passer quelques soirées dans le monde, rien de
tout cela n'arriverait.
Plusieurs Russes sont infectés de la philosophie alle-
mande; un homme surtout, qui s'élève à tout et qui
n'aurait pu partir de plus bas puisqu'il est fils de prê-
tre (popewitch), M. Spéranski, est un grand partisan
de Kant, comme je m'en suis aperçu dans une conver-
sation : il influe beaucoup sur les affaires. Ces gens per-
dront l'Empereur comme ils en ont perdu tant d'autres.
Dans l'état actuel des esprits, la moindre commotion
causerait des maux incalculables : il y a déjà un mal
de fait, un mal immense, et qui peut-être est sans re-
mède; c'est la destruction de l'armée. Il y a bien des
machines bleues, mais il n'y a plus de soldats Russes.
238 LETTRE
L'opinion, qui fait tout, est morte. C'est une pitié d'en-
tendre parler sur ce point les grands personnages, les
vieux Seigneurs qui ont vu l'antique gloire. La manière
dont l'armée est conduite ne suppose pas la plus légère
connaissance du caractère national. On dirait que le
prince qui la tient dans sa main est arrivé hier du cen-
tre de l'Afrique. Un jour j'ai entendu sur ce point un
mot bien spirituel et bien terrible. Quelqu'un me
disait: « Est-il possible qu'un Empereur de Russie
veuille être caporal ? » Je répondis négligemment :
« Chacun a son goût, c'est le sien, il mourra ainsi. »
On me répliqua : « Dites, Monsieur : il en mourra, * II
faut en entendre bien d'autres, mais je ne puis m'y
habituer.
Les espérances au sujet de l'Autriche ont d'abord été
assez faibles ici, à cause de la distance et du défaut de
relations exactes ; d'ailleurs le passé décourageait sur
l'avenir ; aujourd'hui cependant que les pièces authen-
tiques nous sont parvenues, on ne peut s'empêcher de
remarquer l'incroyable changement qui s'est fait dans
les esprits. Depuis surtout qu'on a vu la pause de l'ar-
chiduc Charles, on ne dira plus qu'il ne veut pas la
guerre : l'opinion ayant changé, tout a changé. On ne
peut plus raisonner l'avenir par le passé. Au moment
où j'ai l'honneur de vous écrire, nous n'avons point en-
core connaissance des hostilités commencées, Dieu
veuille qu'on ne perde point de temps avec celui qui
n'en perd point. Je compte toujours infiniment sur les
Français : ils ont trop d'intelligence pour ne pas abhor-
rer ce qui se fait, et surtout la guerre d'Espagne, l'un
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 239
des plus grands forfaits politiques dont on ait connais-
sance. Il n'y a pas une maison qui ne soit en deuil (et
qui ne le mérite bien, il faut l'avouer), mais à la fin on
s'impatiente, et il ne faut qu'un instant. L'Espagne nous
a tenus dans des peines mortelles, et dans ce moment
même nous savons peu de chose. Le discours du Roi
d'Angleterre, la relation précédente du général An-
glais, et plus que tout cela encore cet immortel siège
de Saragosse, terminé sans que les Espagnols aient pu
venir au secours de la ville, tout cela, dis-je, n'était
pas rassurant. D'un autre côté on voit des choses qui
rassurent ; et certainement jamais V heureux Sylla n'a
fait une plus grande faute contre lui-même que de
commencer cette guerre. Un Espagnol, personnellement
connu de lui , crut devoir lui faire remettre dans le
temps un mémoire destiné à lui prouver qu'il ne fal-
lait pas jouer cette carte, qu'il rencontrerait bien plus
de difficultés qu'il ne se l'imaginait. Il s'en moqua.
C'est ce qui arrive à tous les hommes qui ont été gâtés
par le succès ; ils méprisent tous les autres et ne
croient qu'eux-mêmes, jusqu'au jour où ils s'aperçoivent,
mais trop tard pour eux, qu'il n'y a point de privilège
exclusif pour le bon sens, et qu'ils ne savaient pas tout
à fait tout. Je sens qu'il faut être sobre de prophéties
dans un moment où tout arrive en dépit des probabili-
tés. Il paraît cependant que Bonaparte est dans un em-
barras réel. Pourvu que ses ennemis ne s'accordent pas
avec ses amis pour l'en tirer.
Hier nous avons assisté à des obsèques remarqua-
bles dans l'église de saint Alexandre Newsky, qui est le
2J0 LETTRE
Panthéon Russe : celles de l'amiral Tchitchagof, père
de l'amiral ministre de la Marine. La destinée de ce
personnage est peut-être unique : malgré ses talents,
son excellent caractère, son désintéressement parfait,
la Cour n'avait fait nulle attention à lui jusqu'à 65 ans.
Tout à coup, à cette époque reculée de la vie, où ja-
mais homme n'a fait fortune, il fut connu, employé,
récompensé, célébré. Enfin, il obtint tout, argent et dis-
tinctions. Il avait les cinq premiers Ordres de l'Etat, et
surtout le grand cordon de saint Georges, distinction
unique de l'Empire depuis la mort d'Alexis Orlof. Ces
Ordres reposaient auprès du lit de parade, sur des cous-
sins de velours cramoisi, ornés de franges d'or. Le
poêle était de même, il n'est pas noir ici ; je ne sais
pourquoi. L'Amiral, et son frère qui est retiré du ser-
vice, suivirent le cercueil à pied, suivant l'usage, depuis
les dernières maisons de Wasili Ostrof jusqu'à l'église
de Newsky. Cette traite de près de trois milles d'Italie,
faite surtout dans la neige et la fange, est une terrible
corvée pour l'Ame et pour le corps. Le cercueil est cou-
vert dans le char, mais lorsqu'il est sur le lit de parade
on le découvre, et le corps paraît parfaitement décou-
vert jusqu'à la poitrine. C'est là où j'ai fait connais-
sance du vieil amiral, âgé de 86 ans, infirme, aveugle
depuis plusieurs années ; je ne l'avais jamais vu. Il
portait l'ancien habit de Catherine, qui a été vu avec
plaisir.
Vers la fin de la cérémonie, les enfants, les parents,
les amis, et les domestiques même viennent se proster-
ner sur les gradins du cercueil, puis ils baisent la maii*
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 244
du défunt, après quoi on replace le couvercle : on appelle
cela prendre congé ; c'est une lugubre et triste cérémonie.
L'Amiral-ministre tint contenance, quoiqu'il fût affecté
et qu'il pleurât même beaucoup ; mais son frère cadet
cria haut lorsqu'on ferma le cercueil.
Le buste de l'Amiral défunt est placé à l'Ermitage
avec ceux des Répnin, des Roumantzof, etc. Un jour, que
l'Amiral d'aujourd'hui s'y trouvait avec quelques des-
cendants de ces Messieurs, il leur dit en regardant les
bustes : Il faut avouer que nous ne vaudrons jamais nos
pères! Que sommes-nous en comparaison d'eux? Des bêtes.
Le diable d'homme sait bien que ce n'est pas comme
bête qu'on le critique.
La veille des obsèques, une grande dame me dit à
souper: — Vous verrez sans doute l'Amiral demain. —
Sans doute, Madame. — Oh! Je vous en prie, dites-lui
de ma part que je suis bien fâchée qu'il ne soit pas mort
au lieu de son père. — C'est la même qui lui disait un
jour, en riant de tout son cœur : « Mon cher Amiral, j'ai
dans la tête que vous serez pendu un jour. » Je ne sais où
cet homme a pris ses systèmes. Ce qui m'a souvent fait
soupçonner qu'ils sont dans sa bouche plus que dans son
cœur, c'est qu'il ne règle pas ses affections sur ses
systèmes, ce qui arrive néanmoins toujours aux hommes
persuadés.
T. XI.
■10
242
LETTRE
283
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 18 (30) avril 1809.
Je crains que cette lettre ne soit la dernière que j'aie
l'honneur de vous écrire. Avant-hier, au milieu des poli-
tesses les plus recherchées, les fonctions du Prince de
Schwarzenberg ont été suspendues. L'Empereur lui avait
dit il y a quelque temps: La postérité méjugera, et der-
nièrement un Chambellan du Roi de Suède, prisonnier
de guerre, lui ayant dit franchement, à ce qu'on assure :
Cest Votre Majesté qui a tout fait, il a répondu encore :
J'ai des preuves en mains sur lesquelles la postérité me
jugera. Il est bien vrai que les Souverains, en cela sem-
blables aux pères de famille, ont le malheur quelquefois
d'avoir des restrictions parce qu'ils ne peuvent pas dire
leurs raisons ; mais, dans ce cas, il faut être bien indul-
gent pour croire pleinement le père de famille sur sa
parole.
On fait mille contes sur la Suède, dont je vous fais
grâce parce qu'il n'y a rien de sûr, et parce que M. le
Comte de Front est mieux placé pour vous apprendre
la vérité. Je ne puis croire que les Suédois ne paient
pas cher cet attentat. Les Anglais feront probablement
quelque grand coup: il est a désirer qu'ils s'opposent à
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 243
ce que ce peuple tombe entre les mains de la France par
esprit de vengeance contre la Russie.
Guerre contre le Turc, guerre contre la Perse, guerre
contre la Suède, guerre contre l'Autriche : voilà l'état
de ce pays. Comment y tenir? La trésorerie est aux
abois.
Je voudrais vous'détailler ce que j'ai fait pour mettre
ù couvert l'honneur des sujets du Roi : mais qu'il me
suffise de vous dire que j'y ai pensé ; ce n'est pas un
petit chapitre.
On nous cache les nouvelles, mais nous .voyons en
gros un grand ébranlement. Dieu sait ce qui arrivera !
Il n'y a que deux suppositions favorables à faire : ou
Ronaparte reculera, ou il périra. Dans le premier cas,
ce qui pourrait arriver de plus malheureux à S. M.
serait d'être en contact avec lui. Sa couronne, comme
j'ai eu l'honneur de vous le dire , demeurerait en
l'air, et sa dignité serait compromise ; il faudrait inter-
poser une grande puissance, ad semper, car rien ne
tiendra. Dans le cas contraire, nos espérances seraient
immenses,- je prie S. M. de ne perdre de vue ni Gènes
d'un côté des Alpes, ni la Suisse de l'autre, outre ce qui
lui appartient de droit. Les titres ne font rien : Elle les a
tous puisqu'Elle est Roi ; le reste n'importe pas. Elle
pourrait être Doge, Avoyer héréditaire de Gênes et de
Suisse, comme Elle était Duc de Savoie et Comte de
Nice. C'est toujours la royauté sous différents noms, et
rien n'empêche d'amuser les oreilles de nouveaux
sujets. Qu'elle daigne faire chercher les papiers qui con-
cernent la Suisse.
244 LETTRE
Voilà la Martinique prise : c'est un grand coup. Vous
rappelez-vous mon Mémoire pour y établir le Roi de
France. J'entends bien qu'on n'en fera rien : -1° pour ne
pas le reconnaître , 2° pour ne pas perdre ce gage à la
paix. Mais je réponds : ]° qu'il ne serait nullement né-
cessaire de le reconnaître comme Roi de France en le
plaçant là, 2° que le contre-coup qui en résulterait
contre Ronaparte surpasserait en avantages tous les
gages possibles. Je finis tristement, sans savoir si, et
qudhd, je pourrai vous écrire.
284
Ait Même.
Saint-Pétersbourg, 19 avril (l«r mai) 1809.
Monsieur le Chevalier,
J'ai obtenu un délai, j'en profite.
Vendredi dernier 4 6(28), j'ai obtenu une audience de
M. le Comte Nicolas de Roumantzof. Je lui ai exposé,
dans les formes les plus délicates et les plus respectueuses
envers S. M. T., la situation des sujets du Roi qui se
trouvent au service de l'Empereur. J'ai protesté de leur
respect, de leur obéissance, de leur dévouement: néan-
moins j'ai rappelé les situations des choses lorsqu'ils
sont arrivés dans ce pays ; j'ai rappelé surtout leur
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 245
serment de sujet qui n'a point été anéanti par celui de
militaire, et j'ai déclaré l'espérance où j'étais que S. M. L,
guidée par ses sentiments ordinaires de grandeur d'âme
et de générosité, daignerait dans cette circonstance ne
pas les employer d'une manière contraire à leur cons-
cience et à leur honneur. .Passant ensuite à mon fils, je
lui ai fait voir que cette seule qualité exigeait de lui et
de moi une délicatesse particulière, et que j'espérais
n'ctre point désapprouvé de S. M. I. en lui demandant
pour mon fils une suspension de service illimitée (Cela
se fait ici en certaines circonstances ; on met l'officier
sur le pied de semestre, et cet état dure tant qu'il plait
à l'Empereur). — « C'est, lui dis-je, Monsieur le Comte,
c'est la dernière goutte de mon sang, c'est mon fils
unique, je n'ai rien de plus cher au monde, et je ne puis
en avoir d'autres, comme vous voyez : cependant je l'ai
exposé à tout pour le service de S. M. I.; une fois même,
contre mon inclination, en lui permettant de suivre
pendant quelque temps l'état général en Finlande. Mais
il y a des bornes à tout, Monsieur le Comte. Vous con-
naissez les principes, les liaisons, et les intérêts ; il n'y
a pas moyen qu'une guerre avec l'Autriche trouve mon
fils au service actuel de la Russie. » Il me dit en riant
beaucoup : « Mais, qu'est-ce que vous vous mettez donc
dans la tête ? // n'y aura nen, il n'y aura rien. » (C'était
sa phrase). — Oh! sans doute, Monsieur le Comte, il n'y
aura rien ; mais vous savez que souvent on est obligé
de faire des suppositions, vu qu'au moment où les événe-
ments arrivent, il n'est plus temps de parler, etc., etc. —
Il me traite à merveille, et me donne même des assu-
246 LETTRE
rances personnelles de la bienveillance de l'Empereur,
qui d'ailleurs peut se passer de preuves, puisque je suis
ici.
Hier \ 8 (30) je n'avais point encore de réponse. C'était
le jour du mariage de la Grandc-Dhchcssc ; je me trouvai
à l'église à côté du Comte de Roumantzof : il ne me dit
rien. Je commençai à mal augurer. Je dînai chez l'Ambrs-
sadeur d'Autriche. Il me dit : — Je sais que vous pouvez
vous trouver fort embarrassé ; si vous désirez que Mon-
sieur votre fils passe à notre service, je vous offre tout
de suite de le prendre avec son grade dans le régiment
de cavalerie dont je suis propriétaire. — Je fus très flatté
de cette proposition totalement spontanée de sa part, car
vous pensez bien, Monsieur le Chevalier, que je n'au-
rais jamais pris sur moi (à peine connu du Prince), de
lui faire une ouverture de celte espèce. Il a beaucoup
vu mon fils chez le Duc; ses aides-de-camp l'ont pris en
affection. Sa petite instruction, sa jeune réputation,
peut-être aussi ses malheurs ont intéressé. Il mit le
comble à ce procédé en m'ajoutant : — Bien entendu que
cette place ne sera qu'une station décente, et que si son
Maître le rappelait, il partirait au premier moment,
non seulement sans désapprobation, mais avec pleine
approbation.
En quittant le Prince, je me rendis au grand bal de
Cour : je rencontrai le Comte de Roumantzof . — L'affaire,
me dit-il, ne peut réussir : l'Empereur ne veut pas en
entendre parler. — Il me fit même entendre que la pro-
position lui avait déplu. — De sorte, lui dis-je, Monsieur
le Comte, qu'il faut absolument que.... — il me coupa la
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. 247
parole. — Il n'y aura rien, me dit-il, il n'y aura rien. —
Comment donc, Monsieur le Comte, il n'y aura rien? —
Non, il n'y aura rien, et quand même il y aurait quelque
chose pour le reste du genre humain, il ri y aurait rien
pour vous. — Et il s'éloigna sans attendre ma réplique.
Il est peut-être flatteur pour moi d'avoir obtenu, dans
l'espace de six heures, deux témoignages de considéra-
tion tels que je viens de vous les raconter de deux per-
sonnages aussi opposés de principes ; mais je n'en suis
pas moins dans le plus grand embarras. Le jeune homme
ne pensant qu'à se battre contre les Français, et animé
d'ailleurs par les offres de M. le Prince de Schwarzen-
berg, ne peut tenir en place; et moi-même, Monsieur le
Chevalier, qui ai regardé comme une espèce de flétris-
sure son entrée au service de Russie, quoiqu'il y soit
entré dans toutes les règles de l'honneur et de la ma-
nière la plus brillante, jugez de ce que je pense dans ce
moment, où j'apprends par des lettres d'Allemagne que
S. M. se rend sur le Continent ! Je suis donc décidé à
sauter le pas avec quelques précautions et toutes les
formes délicates qui dépendent de moi ; mais je déplai-
rai, et cette faveur secrète, qui me soutient, venant à
cesser, je serai suspendu. Les congés ne se donnant
qu'au mois d'octobre, suivant la loi générale, je suis per-
suadé que l'Empereur refusera de déroger et que mon
fils aura beaucoup à souffrir à sa place : cependant je
persisterai. Je plains aussi beaucoup les autres sujets du
Roi ; l'Empereur ne veut pas entendre parler de démis-
sion. Pendant ma dernière audience, le Comte de Rou-
mantzof, à propos des malheurs qui m'accablent, me dit
248 LETTRE
avec exclamation: Ah! Mon Dieu, Monsieur le Comte, y
a-t-il donc des hommes heureux en ce moment? — Sur
quoi je lui répondis rondement: Sans doute, Monsieur
le Comte, les coquins. — Il me répliqua avec une mer-
veilleuse philosophie : Pas même, Monsieur le Comte,
pas même ! Ils savent bien qu'il riy a point de stabilité
pour eux. Celte réponse m'a paru tout à fait remar-
quable. Mais revenons aux officiers piémontais. Toute
demande faite avec rassemblement déplait justement
dans la Monarchie, et si ce rassemblement est militaire,
c'est un véritable délit. Je ne sais trop comment on se
tirera de là, d'autant plus que lorsqu'ils verront la dé-
mission de mon fils, et celle de Galaté qui est aussi fort
impatienté, ils voudront en faire autant. Je les crois
cependant parfaitement en règle par la démarche offi-
cielle que j'ai faite. Je cours personnellement de grands
dangers ; car si j'étais renvoyé, comment m'en irai-je ?
Si je suis obligé de. quitter ma place, je roule dans un
abîme sans fond, et quand les officiers mêmes demande-
raient et obtiendraient leur congé, la distance des lieux
compliquerait la difficulté. Il n'y aurait que deux
moyens de se rendre en Allemagne ou en Italie; ou une
souscription (c'est-à-dire en bon français une quête,
qu'on m'a déjà proposée) ou une avance sur les fonds de
S. M. ; car une demande à l'Empereur serait le comble
du ridicule et de la gaucherie. Je prends sur moi d'as-
surer ces Messieurs que S. M. ne doute pas de leurs sen-
timents, et qu'elle est parfaitement satisfaite d'eux : une
lettre de sa part ferait meilleur effet, et peut-être aussi
qu'une autre lettre à S. M. L ne serait pas déplacée;
A M. LE CHEVALIER DE R0SS1. 249
mais sur ce point je n'ai qu'à me rapporter à ce que S. M.
jugera convenable dans sa sagesse. Vous serez sans
doute surpris de la manière de penser de S. M. T.; mais
partez toujours, Monsieur le Chevalier, d'un fait incon-
testable. Dès qu'il s'agit d'autorité et de gouvernement,
on ne persuade jamais la Souveraineté ; dites ce que vous
voudrez, elle croit ce qu'elle croit, c'est son droit ; de
manière que, sur ce point, les Souverains se doivent
une condescendance mutuelle. Si ceci était une critique,
je ne me la permettrais certainement pas ; mais je suis
persuadé que les gouvernements ne peuvent marcher
autrement. Il ne tiendrait qu'à moi de faire un beau
Mémoire pour établir qu'on en agit mal avec les sujets
de S. M. Ce Mémoire serait une démonstration pour Elle
comme pour son humble serviteur qui écrit ceci. Au
Palais-d'fliver ce serait une absurdité, sentant même un
peu la Sibérie. L'Empereur a mis cela dans sa tête (dont
rien ne sort). A ses côtés est Araktcheief, plus dur, plus
impitoyable qu'un crocodile : le danger est extrême. Je
cours personnellement celui de ne pas faire ce qui me
semble mon devoir, ou de mettre fin à cette mission
contre les intérêts et les intentions de S. M., ou de me
trouver avec mon fils à l'hôpital (mais sans figure).
Néanmoins je ne perds pas la tête: au moyen du remède
de Mithridate, dont je fais usage depuis sept ans, j'espère
que nul chagrin ne peut me tuer.
Hier se sont faites les noces, in splendoribus sancto-
rum. La Cour était, au pied de la lettre, habillée de dia-
mants. — Notez bien ceci : — Le Prince d'Oldenbourg
a reçu le titre d'Altesse Impériale, ce qui est tout à fait
250 LKTTJÏE
français. Il y aura probablement bien d'autres preuves
moins agréables pour le Prince, qu'il n'a pas épousé
mais qu'il est épousé. Un ancien a dit : Uxori nolo nubere
meœ. Il a pensé autrement : nous verrons s'il a eu rai-
son.
J'oubliais de vous dire, Monsieur le Chevalier, que
j'ai déjà été châtié de ma première tentative, car l'Ém-
pereur nous ayant passé en revue à la Cour, suivant
l'usage, immédiatement après ma conversation avec le
Comte de Roumantzof, il passa devant moi sans m'a-
dresser la parole. C'est un coup de verge paternel.
Comme je vous ai souvent parlé de dépenses et d'em-
barras, il m'est venu en tête de vous copier une feuille
de mon livre de compte ; ce n'est pas comme vous
sentez pour faire une demande, rien n'est plus éloigné
de ma pensée, mais c'est pour vous mettre parfaitement
au fait de ma dépense dans ce pays. Je puis vous assurer
d'ailleurs que quand il me tomberait du ciel 8 ou 1 0 mille
roubles, je me garderais bien de rien changer, car il
faut faire, comme on dit, vie qui dure, et ne se donner
aucun ton qu'on ne puisse soutenir. Une foule de dé-
penses ne peuvent guère se calculer, mais la plus écra-
sante dans ce moment est celle de la garde-robe. Il n'y a
plus de drap, ni français ni anglais, celui que nous
avons coûte de 22 à 23 roubles l'archine (le ras, à peu
près) et nos habits ne peuvent guère se présenter trois
mois. Tous les prix sont fous, et même fort au-dessus de
la proportion de l'or au papier, car on n'a plus pour une
somme réelle ce qu'on avait pour la même somme il y
a un an. Au milieu de cette détresse universelle, le luxe
A M. LE CHEVALIER DE HOSSI. 254
va son train ; vin, chevaux, équipages, bals, feux d'arti-
fice, etc., etc., Un traiteur français est allé s'établir au
village de Novoidercvonie, où campent les Chevaliers-
Gardes. Il a loué trois maisons et il donne à manger à
ces Messieurs pour trois roubles par tête, sems le vin.
C'est pour rien ! Il a sur sa table un beau volume in-folio
intitulé Crédit de campagne. Il y a des bas officiers qui
ont 8,000 roubles de pension, et des officiers qui n'ont
rien, tous dépensent également. Il y a peu de jours
qu'un Cornette, qui touche mon fils dans le régiment,
donna un dîner de 400 roubles, sans en avoir un dans
sa poche. Dépenser c'est l'unique affaire, payer n'est
rien, personne n'y pense : on ne paie que les demoiselles
de Saint-Pétersbourg qui sont invitées à ces festins
philosophiques. Au milieu de ces extravagances, il y a
un spectacle qui mérite attention, c'est celui d'une petite
phalange de jeunes gens étrangers, qui par suite d'une
bonne éducation, et de la séparation absolue de la cor-
ruption générale , qu'ils doivent aux circonstances ,
marchent sagement, ne s'amusent qu'entre eux ou dans
la meilleure compagnie, et n'ont que du dégoût pour les
excès dont ils sont témoins. Je m'amuse souvent avec
le Duc à contempler cette jeunesse. Qui sait ce que tout
cela deviendra ?
252
LETTRE
285
Au Roi Victor-Emmanuel.
Saint Pétersbourg, 11 (23) mai 1809.
Sire,
Le Prince de Schwarzenberg est congédié. D'abord le
Comte de Roumantzof lui avait intimé qu'il serait bon
qu'il demandât ses passe-ports; mais le Prince répondit,
comme il le devait, qu'il ne pouvait faire cette demande
sans l'avis de sa Cour, ni surtout avant le retour du
courrier qu'il avait fait partir depuis plusieurs jours avec
l'aveu du gouvernement. Sur cette déclaration, on lui a
envoyé ses passe-ports accompagnés d'une lettre fort
polie, et il part jeudi prochain 4 3 (25) : ceci est encore
un acte pur et simple d'obéissance. Caulaincourt qui ne
veut point ici de nouvelliste tel que le Prince de Schwar-
zenberg, n'a point eu de repos jusqu'à ce qu'il l'ait fait
partir.
L'opinion de S. M. I. est inébranlable : Rien ne peut
renverser Napoléon, et si je me brouille avec lui, la Rus-
sie est perdue. Tout part de là, Sire. 11 a été extrêmement
mécontent de l'Angleterre dans la dernière coalition. Il
s'est vu humilié ; les conférences de Tilsitt et d'Erfurt
ont achevé l'ouvrage: maintenant il est inébranlable. Je
crois cependant que le fond de son cœur est ce qu'il
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 253
doit être suivant la nature des choses ; car je me repré-
senterais plutôt un cercle carré qu'un Souverain ami de
Bonaparte. Lorsque Caulaincourt lui porta la nouvelle
du fatal événement d'Eckmuhl, du 26 avril dernier,
l'Empereur l'embrassa et le Grand-Maréchal Tolstoï
donna 200 roubles d'étrennes au valet de chambre de
l'Ambassadeur qui lui avait porté cette même nouvelle.
Cependant, Sire, je crois savoir certainement que l'Em-
pereur, qui l'avait déjà apprise, en avait été très doulou-
reusement affecté. Son obstination dans le système
politique qu'il a embrassé est, je ne dirai pas justement,
mais extrêmement raisonnée ; il y est confirmé d'ailleurs
par certaines choses qui l'ont choqué. Je ne crois pas
que rien le puisse faire revenir, excepté peut-être de
grands succès de la part de l'Autriche, En attendant, il
est malheureux sur tous les points. Les Russes viennent
d'être repoussés aux lignes de Braïloff : les Turcs leur
ont tué de quatre à cinq mille hommes ; en Perse, les
choses ne vont pas mieux. Les Anglais avaient passé
une note au Divan, tout à fait franche et loyale, par
laquelle ils déclaraient aux Turcs que, bien loin de s'op-
poser à leur paix avec la Russie, ils la regardaient au
contraire comme un moyen d'améliorer la leur : en
réponse à cette pièce, qui fut communiquée ici dans le
mois de mars, la Russie demanda le renvoi de l'Ambas-
sadeur d'Angleterre. L'Autriche, de son côté, s'est
avancée ici jusqu'à se prêter à l'acquisition de la Vala-
chie et de la Moldavie, ce qui était un grand effort de sa
part : tout a été inutile.
Du côté de la Suède, on ne dit rien ; cependant on se
254 LETTRE
croit sur que le Comte Schouwalof a été repoussé et
même tué à Tornéo. J'ai balancé longtemps si je mettrais
Votre Majesté parfaitement au fait des affaires de ce
royaume, car il y a des choses bien difficiles à écrire :
cependant, Sire, il me semble que mon devoir est
d'instruire Votre Majesté même des horreurs qui influent
sur la politique.
La naissance de l'infortuné Roi de Suède n'est plus un
mystère pour personne. Tout le monde sait ou croit
savoir que Gustave III, certain par une expérience très
longue de ne pouvoir avoir d'enfants, et ayant la faiblesse
d'en vouloir absolument un, s'adressa au Comte de
Monckh qui était fort bien avec la Reine, et que le Roi
actuel est le fruit de cet étrange traité.
C'est un Roi philosophe, Sire, (Gustave) qui écrivait
à Voltaire le 4 0 janvier 4 772. « Je prie tous les jours
l'Etre des êtres pour la prolongation d une vie si utile au
perfectionnement de la raison et de la véritable philoso-
phie. » Voilà, Sire, où nous en étions venus ! Voilà la
véritable théorie et la pratique parfaitement d'accord. Je
poursuis.
Un Anglais de ma connaissance particulière, et inca-
pable d'en imposer, me racontait il y a près de deux
ans que se trouvant à Gothenbourg assis à une table
très nombreuse, on se mit à parler de la naissance du
Roi sans se gêner le moins du monde, comme d'une
nouvelle de gazette, de manière que ce bon Anglais ne
pouvait en revenir.
Malheureusement ce Prince, plein d'ailleurs de grandes
et excellentes qualités, n'a pas ce liant et cette dextérité
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 255
qui auraient été nécessaires pour faire oublier un grand
anathème.
Enfin, Sire, non seulement les Suédois ont rejeté sa
personne, mais ils ne veulent plus de sa descendance.
Aussi Votre Majesté aura observé que, dans toutes ses
proclamations, le Duc de Sudermanie parle toujours en
son nom comme régent provisoire, sans jamais articuler
le nom du Roi mineur, ce qui ne serait pas convenable
sans cette triste explication. Il est faux que le Roi ait été
tué, comme l'assurait un bruit que j'ai eu l'honneur de
faire connaître à Votre Majesté. Tl est seulement gardé
par des forces considérables, pour éviter un coup de
main de la part d'un parti contraire: il a offert lui-même
d'abdiquer solennellement, et de s'en aller en Amérique
avec toute sa famille, moyennant un traitement fixe de
400,000 doubles talents (j'ignore ce que c'est que cette
monnaie). Cette proposition sera portée à la Diète qui
est sur le point de s'assembler, et qui sera nombreuse
et orageuse ; il y aura dit-on plus de \ ,500 personnes.
Le député Suédois qui est venu ici, et que j'ai eu le
soin de faire connaître à Votre Majesté, était chargé
d'offrir la couronne à S. M. 1. pour la maison de
Holstein, qui est la sienne ; mais l'Empereur, comme je
l'ai dit, n'a pas voulu l'entendre, et ce député s'en est
allé fort mécontent. Je n'aurais rien a dire sur cette
délicatesse de la Cour, si elle n'était pas une inconsé-
quence; d'ailleurs, si les choses s'exécutent suivant les
appparences,et si le trône demeure vacant, on pourra
se repentir d'avoir repoussé les premiers mots.
En supposant vrai ce que j'ai dû révéler à Votre Ma-
256 LETTRE
jesté, comme en effet personne n'en doute, j'ai peine à
croire que la nation Suédoise s'en tire sans secousse.
Nous allons voir bientôt un spectacle intéressant, c'est
celui des efforts que feront trois grandes puissances
pour s'emparer de la Diète : la France, la Russie et
l'Angleterre. Peut-être que l'influence demeurera à
celle-ci.
J'en dis autant de la guerre. Si je m'avisais d'en par-
ler à Votre Majesté, peut-être lui dirais-je des choses
absolument en l'air, faute de données. Tout ce qui me
paraît clair, c'est que dans le cas où elle se prolonge-
rait beaucoup, ce ne sera pas probablement un mal, car
le temps est le grand ennemi de Napoléon ; il le sent bien
lui-même, puisqu'il n'oublie rien pour finir toutes ses
guerres dans une journée. Suivant les apparences, une
guerre de Fabius, si elle était possible, l'abîmerait.
M. le Marquis de Saint-Marsan jouit à Berlin de la
réputation qu'il avait à Turin il y a vingt ans : tout le
monde fait ses éloges. Je ne puis me mettre en tête qu'une
seule de ses idées ait changé ; mais comme j'ignore abso-
lument quelle est la manière de penser de Votre Ma-
jesté sur ses anciens sujets qui servent Napoléon, je
m'abstiens de tout raisonnement ; je serais seulement
très curieux desavoir ce qu'EUe pense en particulier de
M. de Saint-Marsan. Qui sait ce qui peut arriver et
quelles conversations peuvent avoir lieu ? En partant de
Turin, il s'était chargé d'une caisse remplie des dessins
de ma fille aînée. Elle m'a été apportée ici par un valet
de chambre du Marquis, qu'il a dépêché en courrier à
Caulaincourt. Celui-ci m'a envoyé la caisse en me fai-
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 257
sant dire que je pouvais envoyer la réponse à l'hôtel de
France.
Peu de jours après, un Français, nommé de La Châtai-
gneraie (de la famille de ce La Châtaigneraie qui périt
de la main de Jarnac dans le dernier duel légal) qui est
attaché à l'ambassade française, venant de Berlin ici en
courrier, m'a apporté trois ou quatre vieux bouquins
que l'abbé Pansoio avait remis pour moi chez le Mar-
quis. Ce jeune homme est monté et m'a apporté lui-
même ce paquet ; il m'a fait une assez longue visite et
m'a parlé à peu près à cœur ouvert et comme un
homme fort ennuyé. Il fallait rendre cette visite sans
déroger à mon système de fierté ; j'ai donc fait arrêter
à la porte de l'Ambassadeur de France. J'appelle le
suisse qui est venu à la portière. « Mon cher ami, don-
nez ce billet à M. de La Châtaigneraie, et dites-lui que
j'aurais été charmé de le voir. » Et puis, fouette cocher !
Je ne crois pas ces petits détails absolument indignes
de Votre Majesté, parce qu'ils lui donnent une idée
plus nette que tous les discours possibles de mon exis-
tence dans ce pays.
Je ne comprends pas du tout, Sire, comment je suis
encore debout ; et je comprends encore moins comment,
si Votre Majesté paraît en armes sur le continent, mes
fonctions ne seront pas suspendues sur la demande de
la France. Cependant Votre Majesté se rappelle le dis-
cours du Ministre : Quand il y aurait quelque chose avec
tout le reste du genre humain, il n'y aurait jamais rien
contre vous. J'attends en paix le dénouement. MM. les
officiers piémontais, après avoir fait leurs réflexions,
t. xi. 47
258 LETTRE
ont trouvé que j'avais raison et se sont tranquillisés. Si
mes fonctions venaient à être suspendues et l'état de
guerre déclaré entre Votre Majesté et cette Cour, la
demande de la démission en masse serait motivée et
honorable. En attendant, je me garde bien de faire
des actes romanesques, d'exposer un subside, et de
jeter sur les bras de Votre Majesté, avant le temps,
cinq ou six officiers dont elle serait peut-être em-
barrassée.
A l'égard de mon fils. Votre Majesté sait déjà que
j'ai été boudé de La manière la plus visible, pour avoir
demandé qu'il fût mis dans l'état de semestre. J'ai
laissé passer quelques jours : après quoi j'ai demandé
qu'il soit ôté de ce corps des Chevaliers-Gardes et mis
simplement à la suite de S. M. I. Cette destination lui
conserverait les entrées de l'Ermitage en le mettant à
l'abri de toute guerre qui me choquerait. Je n'ai point
encore de réponse, mais je me crois sûr de n'avoir point
déplu. Aucunes nouvelles des armées depuis plus de
dix jours, ce que je regarde comme un très bon signe.
On parle publiquement de courriers interceptés ou sup-
primés : après le départ du Prince de Schwarzenberg,
je ne vois plus de moyens d'écrire. Je supplie donc
Votre Majesté de ne m'imputer aucun silence.
AU ROI VICTOR-EMMANUEL.
259
286
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 14 (26) mai 1809.
Sire,
Le départ de l'Ambassadeur d'Autriche ayant été re-
tardé de deux jours, je profite de ce retard pour ajou-
ter quelques lignes à mes précédentes dépêches, et je le
fais avee d'autant plus de plaisir que j'ignore si j'aurai
de longtemps l'honneur de communiquer avec Votre
Majesté. Le Prince, avant de partir, a eu une longue
conférence avec le Maréchal Tolstoï, chez lui, c'est-à-
dire à la Cour. Votre Majesté entend assez que durant
ces conversations, personne ne sait qui entre par la
porte du fond. Le Grand-Maréchal a rendu la visite le
lendemain, et il a apporté des lettres de la Cour pour
celle d'Autriche.
On raconte beaucoup d'anecdoctes relatives à celle que
j'ai eu l'honneur de raconter à Votre Majesté (et que
peut-être Elle connaissait depuis longtemps). Je n'en
souille pas ces pages puisqu'elles n'ajoutent rien à la
chose.
Nous verrons si l'on aura dans la Diète l'audace
d'appuyer une exclusion sur un fait tout à fait con-
traire à la présomption de droit, et à la possession le-
260 LETTRE
gitime. Au reste, Sire, en rendant hommage aux prin-
cipes du droit public qui forment la sûreté des nations,
je n'en crois pas moins (quand même Votre Majesté me
croirait un peu illuminé) que les familles souveraines
ne sont point faites par les hommes, qu'elles naissent
telles, et que si le crime veut transporter leur nom sur
un front étranger, c'est une mascarade qui dure peu.
Dans le cas particulier cependant, je ne préjuge rien,
parce que je ne sais rien.
Votre Majesté a-t-elle ouï parler de la terrible vision
qui fit tant de bruit en Suède et partout ? La nuit du
du 4 6 au 1 7 décembre 4 687, Charles XI, étant un peu
malade, avait vis-à-vis de ses fenêtres celles d'une grande
salle qui servait à l'assemblée de la noblesse. Il crut y
voir de la lumière ; le Comte de Bielke et un autre sei-
gneur qui veillaient à ses côtés lui dirent que c'était une
illusion d'optique causée par le reflet des rayons de la
lune sur les vitres. Mais le Roi, ayant vu trois ou quatre
fois de suite la lumière, et croyant même voir des gens
passer et repasser dans cette salle, voulut absolument
s'en assurer par lui-même. Tl se rendit donc à la porte
de la salle appartenant au palais : il ouvrit, et en ou-
vrant il la vit tout illuminée ; tous les sièges étaient
occupés par des personnages inconnus ; un jeune Roi
de 45 à 16 ans, était assis sur un trône élevé : à ses
pieds était une table environnée de quelques personnes
qui écrivaient, et, dans un coin, des bourreaux exécu-
taient une grande quantité de jeunes gens. Le sang
coulait dans la salle au point que le Roi se recula pour
n'en être pas souillé. Il eut assez de courage pour de-
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 261
mander au jeune couronné si ce spectacle épouvantable
le menaçait lui (Charles XI). Le fantôme répondit que
non, et que tout cela se rapportait au cinquième suc-
cesseur. Voilà ce qui a été constamment raconté par lo
Roi et par les Seigneurs qui raccompagnaient, ce qui a
été publié, imprimé dans le temps, et constamment cru
en Suède. Il y a fort longtemps qu'on m'a raconté la
chose comme notoire. Votre Majesté sait que la Suède
est le pays des revenants, des apparitions, des mira-
cles. Elle croira ce qu'elle jugera à propos: il est tou-
jours vrai que dans les circonstances actuelles cette
sorcellerie est piquante.
Pour le Te Deum dont j'ai eu l'honneur de parler à
Votre Majesté, Caulaincourt fit demander au Général des
Jésuites les jeunes chantres de notre église : il n'y avait
pas moyen de refuser. On en mit quatre sur un drosky
(petit chariot découvert fort en usage dans ce pays) ; au
détour d'une rue, le conducteur poussa le cheval pour
précéder une voiture qu'il trouva sur son chemin. Il
toucha une borne et fit culbuter le drosky. L'un de
ces enfants fut jeté sous la roue du carosse, qui lui
brisa la tête et le tua sur le champ. C'était un excel-
lent enfant de 14 ans, fort aimé des R. P. Jésuites, qui
le regrettent beaucoup. Votre Majesté ne saurait croire
quelle impression a fait sur le public ce malheureux
événement. Ces gens ne savent rien faire, pas même
chanter un Te Deum, sans tuer quelqu'un. C'est le dis-
cours universel.
Mais pendant qu'on chantait le Te Deum, une nouvelle
arrive en l'air, portant que le brave Archiduc Charles,
262 LETTRE
après avoir côtoyé pendant quelques jours Napoléon sur
la rive gauche du Danube, avait repassé le fleuve à
Lintz et remporté sur ce nouvel Attila une nouvelle
bataille de Châlons. L'opinion étant générale contre les
Français, cette nouvelle a été reçue avec beaucoup
d'anxiété ; mais tout le monde dit : Doit-on croire ?
Pour moi, je la crois vraie, sauf exagération fondée sur
un discours qui a échappé à l'Empereur. L'Ambassa-
deur qui est encore ici refuse d'accepter les compli-
ments, parce qu'il n'a pas de courrier; mais j'ai de bon-
nes raisons de croire que ce courrier est arrêté et qu'il
n'arrivera qu'après le départ de l'Ambassadeur , à
moins qu'on ne soit convenu autrement dans la visite
dont j'ai parlé plus haut. Si nous ne sommes pas trom-
pés, comme je le crois, voilà le grand Archiduc aux
nues, sans préjudice de la gloire primordiale et immor-
telle due à la noble Espagne, sans laquelle l'entreprise
de l'Autriche n'aurait pas été au nombre des choses
possibles.
Cet événement aura très probablement des suites
innombrables en Allemagne, par contre-coup en Italie.
Si je me trompe heureusement sur les dates, et si les
choses tournent à souhait, je conjure Votre Majesté de
ne pas trop restreindre ses prétentions, et surtout de
ne pas se laisser couper en deux ; mais tout dépend de
la vie d'Attila.
A Mllc ADÈLE DE MAISTRE.
287
f A Mlu Adèle de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 11 juillet 1809.
J'ai juré, ma chère enfant, que ma première lettre
serait pour toi ; je m'acquitte de mon vœu, quoique j'aie
des dettes envers ta mère et ta sœur. Je te remercie de
m'avoir fait connaître l'irrévérence commise contre la
mémoire de notre célèbre Àlfieri par le Marquis de
Baroi ; sûrement il aura beaucoup déplu aux nombreux
partisans du poète, et surtout à son respectable ami
l'abbé de Caluso. Cependant, je t'avoue que je n'ai pas
trouvé un grand sproposilo dans l'exclamation que tu
me rapportes : Misericordia ! A propos des comédies
posthumes, la première qualité d'un comique, c'est
d'être bonhomme. Le plaisant et l'ironique n'ont rien de
commun avec le comique. Voilà pourquoi Voltaire n'a
jamais pu faire une comédie ; il fait rire les lèvres, mais
le rire du cœur, celui qu'on appelle le bon rire, ne peut
être éprouvé ni excité que par les bonnes gens. Or donc,
ma chère Adèle, quoique Alfieri n'ait point été méchant
(il y aurait beaucoup d'injustice à lui donner ce titre),
cependant il avait une certaine dureté et une aigreur de
caractère qui ne me paraissent point s'accorder avec le
talent qui a produit V Avare et les Femmes savantes.
26f4 LETTRE
Toutes les fois qu'il ouvrait les lèvres, je croyais en voir
partir un jet de bile, et je me détournais pour n'en être
pas taché. Je suis donc fort trompé, si ses comédies sont
bonnes ; peut-être ce seront des sarcasmodies : nous
verrons. Il faut que tu saches que j'ai vu deux fois ce
personnage. La première fois, nous nous choquâmes un
peu ; il médit des extravagances sur la langue française,
qui est la mienne plus peut-être que l'italienne n'était la
sienne. J'écrivis à l'abbé de Caluso : // a raison de ne
pas aimer cette langue ; aucune ne lui fait plus de mal.
L'abbé ne s'en fâcha pas. La seconde fois que je vis
Alfieri, nous nous convînmes beaucoup plus; je me
rappelle, entre autres, une certaine soirée où je m'a-
vançai tout à fait dans son esprit. Je l'entrepris sur la
politique, sur la liberté, etc., etc. Je lui dis: Gageons,
Monsieur le Comte, que vous ne savez pas quel est le plus
grand avantage de la Monarchie héréditaire, et à quoi
elle sert principalement dans le monde? Il me demanda
ma pensée ; je lui fis une réponse originale et perçante,
que je te dirai un jour. Il me dit, en regardant le feu
(je le vois encore) : « Je crois que vous avez raison. »
Bref, je suis persuadé que si j'avais séjourné à Florence,
nous aurions fini par nous entendre ; mais je devais
partir le lendemain, et pour ne plus le revoir. Quant à
son mausolée, laisse faire la Comtesse d'Albani. Je vou-
drais bien, au reste, voir le fond du cœur de cette ado-
rable femme. Qui sait si tout ce beau marbre ne la met
pas un peu plus à son aise? Quand une fois on a pris un
certain parti, ce qu'on a de mieux à faire, c'est de le
soutenir; mais Alfieri, avec toute sa tendresse, était si
A Mlle ADELE DE MAISTRE. 265
despote, qu'il a dû, si je ne me trompe infiniment,
rendre la vie assez dure à la dame de ses pensées. J'ai
été une fois fort scandalisé d'une de ses réponses à cette
excellente femme. Elle cita un livre, pendant le déjeu-
ner, au milieu d'un cercle d'amis. Alfieri lui dit, et
même d'un ton fort sec: Vous ri avez pas lu ce livre.
Madame. Elle fut un peu étourdie d'une telle brutalité,
et lui dit avec beaucoup de douceur qu'elle l'avait sûre-
ment lu mais le bourru répliqua : iVbn, Madame, vous ne
Vavez pas lu, avec encore plus de dureté, et même avec
je ne sais quel signe de mépris. Je jugeai par cet échan-
tillon que le tête-à-tête devait être souvent orageux.
Parmi les œuvres posthumes d'Alfieri, on a publié fort
mal à propos les Mémoires de sa vie, pleins de turpi-
tudes à la manière de Jean-Jacques, du moins à ce
qu'on mande de France, car je ne les ai point encore
lus. Donne-toi bien de garde de regarder seulement ce
livre.
Tu m'avais demandé quatre vers pour le portrait de
ta mère; tu m'auras soupçonné de pococuranza : point
du tout ; mais c'est que je me rappelle le proverbe espa-
gnol, qui dit qu'il faut être bien sot pour ne pas savoir
faire deux vers, et bien fou pour en faire quatre. Tout
homme qui n'est pas né poète doit faire profit de cette
sentence. Ce n'est pas qu'à force de me frotter la cervelle,
il ne me fût possible peut-être d'en tirer quelque chose
de tolérable ; mais d'abord, en fait de poésie, le tolé-
rable est intolérable ; d'ailleurs le temps est si précieux
qu'il ne faut l'employer qu'à ce qu'on fait bien. Je me
suis recommandé à Redi pour écrire quelque chose de
266 LETTRE
supérieur au tolérable, sur le revers du portrait de ta
mère, que j'ai ici :
Santi costumi, e per virtù baldanza ;
Baldanza umile ed innocenza accortay
E fuorche in ben oprar nulla fidanza.
Qu'en dis-tu ? Il me semble que cet italien est assez
bon. Si tu m'en crois, tu feras comme moi : feuillette
tes livres, jusqu'à ce que tu aies trouvé quelque chose
qui te contente.
Adieu, chère enfant ; il me semble sentir encore au
fond du cœur quelque reste d'une vieille tendresse, mais
c'est si peu que rien. Ton frère marche toujours extrê-
mement droit, et nous faisons une très bonne vie; mais
je l'avertis toujours de n'avoir point d'orgueil, et de ne
pas s'imaginer qu'il puisse remplacer les femmes, qui
valent bien mieux, comme tout le monde en demeure
d'accord.
288
A Mlu Constance de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 11 août 1809.
A toi, petite amie ! Il y a mille ans que je te dois une
réponse, et je ne sais comment il ne m'a jamais été pos-
sible de payer ma dette. La première chose que je dois
A M,!e CONSTANCE DE MAISTRE. 267
te dire, c'est que j'ai été extrêmement content d'ap-
prendre combien tu avais été toi même contente de ma
petite pacotille, et de ce qu'elle contenait de particulier
pour toi. Il faudrait, pour mon bonheur, qu'il me fût
possible de faire partir souvent de ces boîtes ; mais que
je suis loin d'en avoir les moyens ! Un de ces moyens
vient encore d'être entravé, car l'on ne reçoit plus ici à
la poste les lettres pour l'Italie : il faut que je fasse
passer ce numéro et le précédent par la France : nouvel
embarras et nouveau guignon. Les vôtres m'arrivent
toujours avec une exactitude et une prestesse admi-
rables.
J'ai vu par ta dernière lettre, ma chère enfant, que tu
es toujours un peu en colère contre mon impertinente
diatribe sur les femmes savantes ; il faudra cependant
bien que nous fassions la paix, au moins avant Pâques ;
et la chose me parait d'autant plus aisée, qu'il me paraît
certain que tu ne m'as pas bien compris, Je n'ai jamais
dit que les femmes soient des singes : je te jure, sur ce
qu'il y a de plus sacré, que je les ai toujours trouvées
incomparablement plus belles, plus aimables et plus
utiles que les singes. J'ai dit seulement, et je ne m'en
dédis pas, que les femmes qui veulent faire les hommes
ne sont que des singes : or, c'est vouloir faire l'homme
que de vouloir être savante. Je trouve que l'Esprit-Saint
a montré beaucoup d'esprit dans ce portrait, qui te
semble, comme le mien, un peu triste. J'honore beau-
coup cette demoiselle dont tu me parles, qui a entrepris
un poème épique ; mais Dieu me préserve d'être son
mari ! J'aurais trop peur de la voir accoucher chez
268 LETTRE
moi de quelque tragédie, ou même de quelque farce ;
car une fois que le talent est en train, il ne s'arrête pas
aisément. Dès que ce poème épique sera achevé, ne
manque pas de m'avertir ; je le ferai relier avec la Co-
lombiade de Madame Du Bocage. J'ai beaucoup goûté
l'injure que tu adressais à M. Buzzolini, — donna bar-
buta. C'est précisément celle que j'adresserais à toutes
ces entrepreneuses de grandes choses : il me semble tou-
jours qu'elles ont de la barbe. N'as-tu jamais entendu
réciter l'épitaphe de la fameuse marquise du Chàtelet,
par Voltaire? En tout cas, la voici : ,
L'univers a perdu la sublime Émilie ;
Elle aima les plaisirs, les arts, la vérité.
Les dieux, en lui donnant leur âme et leur génie,
Ne s'étaient réservé que l'immortalité.
Or, cette femme incomparable, à qui les dieux (puis-
que les dieux il y a) avaient tout donné excepté l'im-
mortalité, avait traduit Newton : c'est-à-dire que le
chef-d'œuvre des femmes, dans les sciences, est de com-
prendre ce que font les hommes. Si j'étais femme, je me
dépiterais de cet éloge. Au reste, ma chère Constance,
l'Italie pourrait fort bien ne pas se contenter de cet
éloge, et dire à la France : Bon pour vous ; car Made-
moiselle Agnesi s'est élevée fort au-dessus de Madame
du Chàtelet, et, je crois même, de tout ce que nous con-
naissons de femmes savantes. Elle a eu, il y a un an ou
deux, l'honneur d'être traduite et imprimée magnifique-
ment à Londres, avec des éloges qui auraient contenté
A MUe CONSTANCE DE MAISTRE. 269
qualsisia ente barbuto. Tu vois que je suis de bonne foi,
puisque je te fournis le plus bel argument pour ta thèse.
Mais sais-tu ce que fit cette Mademoiselle Agnesi de
docte mémoire, à la fleur de son âge, avec de la beauté
et une réputation immense? Elle jeta un beau matin
plume et papier ; elle renonça à l'algèbre et d ses pompes,
et elle se précipita dans un couvent, où elle n'a plus dit
que l'office jusqu'à sa mort. Si jamais tu es comme elle
professeur public de mathématiques sublimes dans
quelque université d'Italie, je te prie en grâce, ma chère
Constance, de ne pas me faire cette équipée avant que je
t'aie bien vue et embrassée.
Ce qu'il y a de mieux dans ta lettre et de plus décisif,
c'est ton observation sur les matériaux de la création
humaine. A le bien prendre, il n'y a que l'homme qui
soit vraiment cendre et poussière» Si on voulait même lui
dire ses vérités en face, il serait boue; au lieu que la
femme fut faite d'un limon déjà préparé, et élevé à la
dignité de côte. — Corpo di Bacco 1 Questo vuol dir
molto ! Au reste, mon cher enfant, tu n'en diras jamais
assez à mon gré sur la noblesse des femmes (même bour-
geoises) ; il ne doit y avoir pour un homme rien de
plus excellent qu'une femme ; tout comme pour une
femme, etc. Mais c'est précisément en vertu de cette
haute idée que j'ai de ces côtes sublimes, que je me fâche
sérieusement lorsque j'en vois qui veulent devenir limon
primitif. — Il me semble que la question est tout à fait
éclaircie,
Ton petit frère se porte à merveille, mais il n'est pas
avec moi dans ce moment 5 il est au vert. Son régiment
270 LETTRE
campe dans un petit village à quatre ou cinq verstes
d'ici (une fois pour toutes, tu sauras qu'il y a cinq
verstes à la lieue de France). Nous nous voyons souvent
ici ou dans les maisons de campagne, où nous nous don-
nons rendez-vous pour dîner, lorsqu'il ne monte pas la
garde. La vie dans cette saison est extrêmement agitée;
on ne fait, au pied de la lettre, que courir d'une cam-
pagne à l'autre.
Le 3 de ce mois, nous avons eu la fête ordinaire de
Peterhoff (Palais de l'Empereur, à trente verstes de la
ville) : dîner, promenade au travers des jardins dans les
voitures de la Cour, illumination magnifique, souper,
feu d'artifice, enfin tout. Mais pour manger, ma chère
enfant, il faut avoir appétit : dès que j'entends un violon,
je suis pris d'un serrement de cœur qui me pousse dans
ma voiture, et il faut que je m'en aille,- c'est ce que je
fis d'abord après dîner. Cependant, comme je m'étais
arrêté dans le voisinage, nous nous rapprochâmes le soir
avec quelques dames pour voir le bouquet. C'est un fais-
ceau de trente mille fusées partant sans interruption,
éclatant toutes à la même hauteur, avec des feux de dif-
férentes couleurs et un crescendo tout à fait merveilleux.
Malheureusement j'avais beau regarder de tout côté, je
ne vous voyais pas là : c'est le poison de tous les
plaisirs !
Voilà, ma chère Constance, la petite cicalata que je te
devais depuis longtemps. Embrasse ma bonne Adèle pour
mon compte, et fais mes compliments à ceux qui ont la
gigantesque bonté de se rappeler de moi. Adieu, petite
enfant. Dans un an, plus ou moins, si nous sommes
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 271
encore séparés, je veux que tu m'envoies un second por-
trait de toi, et tu écriras derrière :
Ich bin ein Savoyisch Mœdchen !
Mein Aug'ist blau und sanft mein Blick.
Ich' habe ein Herz
Das edle ist und Stolz und gui.
Mais il faut que la mère signe. Je suis persuadé qu'elle
lit Klopstock tout le jour ; ainsi ces vers lui sont connus.
11 ne manquera que son approbation, qui ne manquera
pas. Adieu,
289
A M. le Chevalier de Rossi.
Août 1809.
Monsieur le Chevalier,
Depuis la suspension des communications entre la
Russie et l'Autriche, je n'ai plus le moyen d'arriver à
vous par le continent. Je profite donc avec beaucoup de
joie d'une occasion sûre pour l'Angleterre qui me donne
l'assurance de faire parvenir ce paquet entre les mains
de S. E. M. le Comte de Front.
Mes derniers numéros : 64 (12 mai), 65 (25 mai), et 66
du 28, ont été adressés directement à S. M. et remis à
M. le Prince de Schwarzenberg, parti le \ 8 (30) du
272 LETTRE
même mois. J'avais pris ce parti sur les nouvelles répé-
tées qui me faisaient craindre l'arrivée de S. M. sur le
continent. J'espère que, d'une manière ou d'une autre,
ces lettres seront parvenues, et que S. M. ne se sera
point exposée avant de connaître la tournure que pren-
draient les choses.
Vous savez que rien n'est contagieux comme l'en-
thousiasme. Je me prêtais volontiers à celui de l'Autri-
che qui ne pouvait être plus noble, et plusieurs raisons
pouvaient le faire envisager comme fondé. 11 nous ar-
riva depuis de bonnes fausses nouvelles revêtues de tant
de signes de vérité qu'on ne pouvait, pour ainsi dire, s'y
refuser sans avoir l'air d'un oiseau de mauvais augure.
Une victoire décisive de l'Archiduc Charles nous fut ra-
contée comme Evangile. Mais, hélas ! tout a fini suivant
les principes de mon antique incrédulité. Combien on
s'était fait illusion, Monsieur le Chevalier, et combien
cette lutte était inégale. D'un côté, vue d'aigle, immense
célérité et cependant célérité réfléchie, unité d'action ,
volonté de fer, autorité du nom et des victoires pas-
sées. De l'autre, division des forces, immobilité, expec-
tative éternelle, etc. A-t-on jamais vu, dans l'histoire
militaire, qu'un général à la tête d'une puissante armée
permette à son ennemi, tout au plus égal en nombre, de
passer tranquillement un grand fleuve sous ses yeux
sans lui tirer un coup de fusil, et qu'il s'amuse pendant
ce temps à se retrancher jusqu'aux dents pour se laisser
tourner le lendemain ? Enfin, Monsieur le Chevalier, ti-
rons le rideau sur les fautes et admirons les bonnes in-
tentions. L'Autriche a combattu et succombé noblement.
A M. LE CIIEVAMEK DE ROSST. 273
Elle combattait pour nous et pour le monde. Hicjacet !
C'est le dernier et le plus fatal des événements de
cette épouvantable époque, et quoique je fasse bien
volontiers, dans ma petite sphère, le sacrifice de mon
existence particulière à l'infaillible et sublime résultat de
tant de malheurs, ce résultat étant plus ou moins éloi-
gné, je ne prends pas moins tout l'intérêt imaginable aux
souffrances actuelles de l'humanité, et surtout à ce que
ces événements ont de malheureux pour S. M. Si quelque
chose peut la consoler (quoique assurément d'une ma-
nière bien triste) c'est l'assurance que la victoire même
n'aurait pu changer notre sort. Si Napoléon avait eu le
dessous, ce qu'il aurait fait saute aux yeux. Il aurait fait
sur le champ à l'Autriche des offres éblouissantes pré-
cédées d'un beau préambule philosophique sur l'effu-
sion du sang humain ; alors, l'honneur étant à couvert
et le grand guerrier ayant formellement reculé devant
l'Autriche, qui pouvait croire, hors de l'âge de l'en-
fance, qu'elle eût refusé, et qu'elle eût continué à se
battre pour d'autres ?
Au moment où je vous écris, nous ignorons encore
les conditions de la paix, mais celles de l'armistice ne
sont que trop décisives. Rien ne saurait plus empêcher
Bonaparte de s'en aller à Constantinople, et lorsqu'il y
sera établi, ce ne sera que pour rêver à ce qu'il fera
contre l'Inde. Ou je me trompe fort, ou la chose qui lui
tient le plus au cœur est celle dont il parle le moins :
c'est l'Egypte. Jamais il ne rétrograde. L'Angleterre lui
arracha cette proie. Il ne dit rien parce que ses machi-
nes ne sont pas prêtes, mais je crois que l'Egypte est
t. xi. {8
274 LETTRE
son idée favorite. A présent on ne manquera pas de
crier beaucoup contre l'Empereur de Russie ; cepen-
dant l'Autriche n'a pas droit de le regarder comme
ennemi ; car malgré les traités ils ne lui a fait nul mal
d'ennemi. S'il ne l'a pas servie comme alliée, c'est une
autre question. Il en appelle à la postérité qui le jugera.
Cette raison n'est pas toujours bonne, mais elle n'est
pas non plus toujours mauvaise. Souvent les Princes
ont des raisons qu'ils ne peuvent dire, et si l'Empereur
disait seulement à ses critiques : Je n'ai autour de moi
aucun talent capable de se mesurer avec Napoléon, mais
je le sais au moins, et cest beaucoup, je ne sais pas trop
ce qu'on lui répondrait. C'est en effet une des raisons qui
déterminent sa conduite. Je ne prétends pas tout excu-
ser, comme vous sentez, mais je blâme aussi le blâme
effréné des Souverains, qui sont fort à plaindre. Que
faire contre l'ouragan qui entraîne tout ? On peut dé-
montrer (mais non pas dans une lettre) que tous les
hommes, chacun à sa manière, ont voulu la Révolution.
A présent le mal est fait : il faut courber la tête et se
tirer comme on peut de dessous les débris. S. M. se
trouvant dans une île, est au moins à l'abri de cer-
tains coups qui pourraient menacer d'autres princes.
Les jeunes gens peuvent s'adapter à ces tristes temps,
mais pour nous, qui en avons vu de meilleurs, il n'y a
plus de bonheur. Les spéculations sur l'avenir sont
inutiles, douloureuses, et même dangereuses. Ce qui est
bon et juste aujourd'hui nous suffit ; il n'y a plus de
demain, à cause de la bizarrerie des événements qui
déroutent constamment toute la prévoyance humaine
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 275
et qui deviendront tous les jours plus extraordinaires.
Je ne puis guère douter que S. M. n'ait été le sujet
de quelque accord particulier entre les deux amis d'Er-
furt. L'Empereur ne voulant pas mettre fin à cette
Légation aura dit quelques mots auxquels l'autre aura
répondu: Fort bien, etc.; au fond S. M. I. doit beaucoup
à la justice de la cause de S. M., à d'anciennes liaisons,
et aux promesses paternelles. Souvent aussi j'ai eu lieu
de me convaincre que l'Empereur n'a point envie de me
chagriner. De tout cela résulte ma situation dans ce
pays, qui est un véritable spectacle. Les Français ne
m'inquiètent point, et moi je ne les vois point du tout.
Notre cher Duc me disait souvent : Mon cher ami, nous
serons tous suspendus. Cela peut être ; cependant je suis
encore sur mes pieds.
Dans ce moment, M. le Comte Nicolas de Roumantzof
est à Friderichsham où il s'est abouché avec M. le Comte
de Steddingk plénipotentiaire de Suède. La Russie
(c'est-à-dire la France) est invariable sur les trois con-
ditions préliminaires : \° Cession formelle de la Fin-
lande ; 2° Reconnaissance de tout ce qui s'est fait dans
le monde ; 3° Clôture des ports (au moins de ceux de
la Baltique). La deuxième condition n'en est pas une
dans ce moment, mais la première et la troisième sont
bien dures. L'on assure cependant que ces pauvres
Suédois sont résignés à tout. Le malheureux Gustave
n'avait pas compris que les Anglais le désapprouvaient
au fond, comme ils l'ont avoué depuis, et qu'ils ne
pouvaient lui donner qu'une demi-assistance 5 il lui en
a coûté cher. Maintenant, que peut faire ce peuple
276 LETTBE
compromis avec un autre qui lui est si supérieur ? Il
faut bien qu'il plie. Si les Suédois étaient un peu sou-
tenus dans ce moment, ils prendraient le Comte Schou-
walof en Bothnie, comme on prend un oiseau sous le filet.
Mais ils sont seuls, et, si je ne me trompe infiniment,
ils ne sont pas à la fin de leurs malheurs.
Après les grandes calamités, on est fort sujet à dire
si, quoique fort inutilement. A présent Ton dit : si les
Anglais n'étaient pas arrivés à Cux-Haven, avec leurs
pompes, le lendemain de l'incendie, si leurs forces
avaient pu se combiner avec Schill, avec le Prince de
Brunswick, avec tous les mécontents, etc., etc. Sans
examiner la justice et la justesse de tous ces Si, ce qui
serait long et inutile, j'aurai seulement l'honneur de
vous faire observer qu'on ne doit jamais demander à
un Gouvernement ce qui est contre sa nature et son
caractère. Celui d'Angleterre a des qualités que ne peut
posséder une monarchie simple, et celle-ci en a (nom-
mément la célérité) qui ne peuvent appartenir à l'autre.
Tant pis pour ceux qui se fient à l'Angleterre, pour une
expédition de terre, comme à toute autre puissance.
Je vois des choses dans cette Angleterre qui m'in-
quiètent bien plus que ses lenteurs : c'est l'incroyable
licence qu'on s'y permet contre la famille royale. J'ai
eu l'honneur de vous en faire remarquer dans le temps
des exemples extraordinaires ; mais la bruyante affaire
de Mme Clarke avec S. A. B. Mgr le Duc d'York en a
fourni de nouveaux et d'un genre véritablement inouï.
Dans une lettre signée Valerius, et imprimée dans un
journal intitulé l'Inquisiteur, et adressée sans façon au
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 277
Prince même, j'ai lu en substance ce que vous allez lire
vous-même :
« L'humble Ministre des Schérifs (le Bourreau),
lorsqu'il attache un criminel au pilori, use envers lui
de quelque compassion, il lui permet de s'affubler d'une
grosse perruque, de couvrir ses yeux d'un vaste cha-
peau, etc. Mais à votre égard, Monseigneur, les exécu-
teurs de la haute justice nationale n'ont pas eu la moin-
dre indulgence; ils ont exposé V. A. R. telle qu'elle
est,, etc., etc. »
Est-il possible, Monsieur le Chevalier ! Je connais les
fautes qui ont été commises et je sais ce qu'on doit
accorder à l'esprit du Gouvernement ; mais il y a des
bornes à tout et une pareille licence les passe toutes.
De pareils symptômes annoncent la mort, et on aura
beau parler de l'excellence du Gouvernement, de l'es-
prit public, de l'attachement au Roi, etc. Tout cela ne
signifie rien. Il n'y a rien de si tranquille qu'un maga-
sin à poudre une minute avant qu'il saute.
Je vous répète ce qu'on m'a répété : que l'Angleterre
ne payait plus de subside à S. M. J'en suis extrême-
ment fâché. Ici au moins, si l'on a eu d'autres torts, on
n'a pas eu celui-là. On conserve le subside, comme on le
conserve à S. M. Louis XVIII. C'est dommage que la
chute des billets l'ait si fort diminué. Depuis longtemps
le rouble se soutient à 30 ou 32 sous de France, C'est,
comme vous voyez, Monsieur le Chevalier, la moitié de
sa valeur lorsque j'arrivai ici. Irons-nous jusqu'à la
banqueroute ? C'est une grande question, parce que la
guerre en est une autre. On m'a donné pour très cer-
278 LETTRE
tain qu'on a supprimé à la poste un numéro du Moni-
teur portant en propres termes ; S. M. I Empereur et
Roi, se voijant si faiblement secondêpar S. M. l'Empe-
reur de Russie, a jugé à propos de se déclarer Roi de
Pologne, et de déclarer vice-Roi le Prince Poniatowski ,
malgré toutes les grimaces diplomatiques qui étaient de
règle.
Déjà nous savons que les Aigles Françaises sont
plantées en Galicie, et que les Polonais sont extrême-
ment exaltés. Jugez du parti que Napoléon tirera de
cette nation vaine, remuante et immorale ! Il est vrai
que dans ce cas, l'équité exige qu'on excuse cette na-
tion. Je ne sais même si son ressentiment a besoin
d'excuse.
Si la France nous fait la guerre, je n'ose pas con-
templer les suites. Toute cette puissance que vous voyez
n'est qu'apparente. Le peuple ouvrira les bras à ce
qu'il appellera son libérateur, et l'état tombera sans ré-
sistance. Ce qui me rassure, c'est mon grand oracle
dans les mauvaises choses, et qui ne m'a jamais trompé ;
il m'assure que Bonaparte ne veut point de cepays. Vous
n'avez pas oublié qu'une fois je crus que nous tou-
chions à un très grand malheur. Les motifs les plus
plausibles motivaient ma crainte, et je vous en fis part.
Je voulus lui en parler, il se mit à rire et il eut rai-
son
Enfin, après une longue résistance de la part de
S. M. I., l'Amiral Tchitchagof se retire. Il n'a pas cepen-
dant reçu sa démission, mais seulement un congé pour
cause de santé. Il en profite pour s'en aller droit à
A. M LE CHEVALIER DE B0SSI. 279
Paris avec sa femme et ses enfants. Il part dans le mois
prochain, et pour se préparer à ce voyage, il a vendu
tout ce qu'il possédait, terres, maisons, meubles, et jus-
qu'à ses livres; on m'assure qu'il amis 500,000 rou-
bles à la Banque. La chose en elle-même est très loua-
ble ; mais il a de plus des raisons, que personne ne
comprend, pour prouver qu'il n'y a nul danger dans
la chute des billets. Quoique l'idée paraisse extrava-
gante, je ne puis m'empêcher de me laisser un peu
rassurer par son assurance. Des raisons politiques
m'ont engagé d'aller passer deux jours chez lui, peu
avant la fête annuelle de Péterhof qui a lieu le 22 juil-
let (3 août) : l'existence de quelques sujets du Roi dé-
pend de lui, et je voudrais ne pas me fermer la porte
de ce Département. L'Amiral occupe le palais que Ca-
therine III avait fait bâtir dans le jardin Anglais de
Péterhof et qu'elle n'a jamais habité. L'Empereur le lui
prête pendant l'été. Je n'avais pas d'autre occasion de
lui parler à mon aise. J'ai trouvé qu'il avait pensé à
tout, même à m'introduire auprès de son successeur.
Durant une de nos longues conversations je lui dis :
ce M. l'Amiral, dites-moi, que pensez-vous de la mort
a de Monsieur votre père, qui vient de s'éteindre dans
« une extrême vieillesse, après de longs et honorables
« services, chargé de toutes les distinctions imagina-
« bles? Nous sommes tous nés sous différents Gou-
« vernements pour les servir comme nous pouvons, et
« tels qu'ils sont. Si nous quittons tous notre patrie
« pour aller chercher ailleurs des Gouvernements qui
« soient plus de notre goût, cela fera une terrible pro-
280 LETTRE
(c menade dans le monde. » Il me laissa parler, car je
sais en posssssion de lui dire tout ce qui me passe dans
la tête, mais il me répondit laconiquement : « Chacun a
ses idées. » À cela il n'y a rien à répliquer.
Dernièrement il fut question dans le Conseil des Mi-
nistres, qui est ici le Divan, de demander à l'Empereur
deux audiences de plus par semaine, pour le mettre
plus au fait de certaines choses. L'avis passait ; l'Ami-
ral s'opposa et prit la plume. Il motiva son opposition
dans le registre des délibérations, où il détailla tout ce
que les Ministres avaient à faire, jour par jour. Il finis-
sait par dire « que si l'on voulait ajouter à ce travail
(( deux audiences de plus par semaine, il fallait préala-
<c blement faire à S. M. la même demande qui fut
ce faite un jour à l'Empereur de la Chine par un
« sage Mandarin : qu'il plut à S. M. d'allonger le
« jour ». Et il signa. — Le secrétaire faisant le rapport
de la séance à l'Empereur, balbutiait. — « Donnez !
donnez ! dit S. M. I., et Elle prit le registre où Elle lut
ce bel avis. Elle en fut fort contente, et les choses sont
restées sur l'ancien pied.
Enfin le voilà bientôt lancé à Paris avec sa chère An-
glaise. Ce personnage, par son esprit et son caractère,
peut avoir beaucoup d'influence sur beaucoup d'af-
faires ; je suis infiniment curieux de voir comment il
sera reçu et apprécié; je suis bien sûr au moins qu'il ne
nous fera point de mal.
Mon espoir du moment est que Napoléon se servira
des Russes pour exécuter ses desseins en Turquie et en
Grèce, au lieu de tomber sur eux. Il y aura toujours du
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 281
mal, mais enfin on respirera ici, et c'est beaucoup que
de gagner du temps. Il est à désirer d'ailleurs qu'il use,
ou qu'il emploie au moins, ses forces sur un Gouverne-
ment qui en vérité méritera, s'il succombe, bien peu de
regrets.
C'est Ja noble et valeureuse Espagne qui en doit
beaucoup exciter ; car comment imaginer qu'elle puisse
se soutenir après les événements qui ont accablé l'Alle-
magne? Une chose vraiment étonnante, c'est que d'aussi
grands malheurs n'ont point rassemblé les hommes ni
corrigé aucun préjugé national. Dans cette dernière lutte
d'Allemagne, la haine des petites puissances contre l'Au-
triche a toujours été la même. Le hasard m'a fait lire une
lettre écrite par un Allemand très distingué à son frère
qui est ici. Il lui parlait à cœur ouvert et ne croyait point
être lu. Il lui disait en propres termes : L'Allemagne s'est
vue sur le point d'être mise sous le joug; et cela signifiait
que, sans la bataille de Ratisbonne, c'en était fait de la
liberté d'Allemagne. J'espère que vous aurez peu vu de
preuve aussi frappante de Yincurabilité des préjugés.
Comment l'Autriche pouvait-elle avoir des ennemis dans
cette conjoncture? Et quel préjugé, quelle haine particu-
lière n'aurait pas dû céder à l'intérêt commun ? Cepen-
dant aucun ennemi ne s'est détaché et tous votaient
pour la France.
Un grand malheur, au milieu du renversement géné-
ral, c'est que l'admiration étant la plus grande des sé-
ductions pour l'homme, tous ceux qui n'auront pas des
principes immuables de morale se mettront à la suite
du char triomphal ; car la foule se détermine toujours
282 LETTRE
d'après les succès, tandis que précisément ce qu'il y a
d'extraordinaire dans ces succès devrait confirmer tout
le monde dans les bons principes.
MM. les officiers Piémontais ont lieu de se féliciter
extrêmement de n'avoir pas fait l'imprudence de de-
mander leur démission. Leur situation est cependant
fort désagréable, car ils ne sont point promus. Dernière-
ment M. le Général Suchtelen les donna en liste pour
une promotion. La réponse fut que S. M. I. jugeait à
propos de suspendre pour le moment leur promotion.
Vous voyez le grand principe : Les Piémontais sont su-
jets de Napoléon. Eu conséquence on n'ose pas avoir
l'air d'y faire attention. Je ne doute pas qu'une fois
S. M. I. ne prenne leur situation en considération : en
attendant, elle est fort désagréable, car les années s'é-
coulent et d'autres officiers passent avant eux. Ils re-
gretteront toute leur vie d'être venus ici, et en effet je
ne connais pas d'hommes plus déplacés. N'ayant pu
avoir le bonheur de les empêcher d'arriver, j'ai com-
battu du moins de toutes mes forces, et avec quelque
succès jusqu'à présent, pour rendre leur situation moins
pénible. Dans ce moment, mon existence à moi-même
étant un miracle, et ayant contre moi l'influence du
sauvage Aracktcheief qui ne peut pas souffrir les
étrangers, mon action se trouve fort restreinte par la
prudence qui doit présider à toutes mes démarches. Si
je pouvais au moins recevoir ces Messieurs chez moi,
les distraire, les amuser, etc. : mais vous savez ce
qu'il en est.
Quoique l'Amiral Tchitchagof ne parte que par congé,
A M. LIS CHEVALIER DE R0SSI. 283
ce n'est qu'une forme, comme vous sentez, et au bout
d'un certain temps le congé se convertira en démis-
sion. Il a fort bien dirigé le choix de S. M. I. sur son
remplaçant, qui peut-être deviendra son successeur. il
l'a fait tomber sur le Marquis de Traversay, ancien offi-
cier de la marine Française, qui passa au service de la
Russie. II commande aujourd'hui dans la mer Noire.
C'est un très honnête homme, habile dans son métier,
de mœurs simples. Qui sait s'il voudra de cette di-
gnité ? Je n'en voudrais pas répondre. Pour mon
compte, je le désire infiniment; car la langue Française,
que je parle couramment, me donnerait beaucoup d'ac-
cès auprès de ce nouveau Ministre.
Je ne vous ai point parlé du Pape, parce que vous
êtes plus près de lui que moi : aujourd'hui cependant
je laisse tomber de ma plume les réflexions suivantes.
Le 29 mai 4 805, dans la célèbre question de l'é-
mancipation des catholiques, qui fit tant de bruit en
Angleterre, le Lord Limerick dit que le Pape ri était
qu'une misérable marionnette (a misérable Pupet) dans la
main de Bonaparte, et que la première fois que l'usur-
pateur lui demanderait une bulle pour soulever l'Ir-
lande, il ne la ferait pas attendre une minute. Lord
Carleson dit à peu près la même chose.
Or maintenant, je voudrais demander à ces Mes-
sieurs, non pas ce qu'ils pensent aujourd'hui du Pape,
mais ce qu'ils pensent d'eux-mêmes.
Je veux encore vous prier de faire attention, et grande
attention, à la lettre circulaire de Bonaparte aux Evêques
de France, datée du camp de Znaïm, le 1 3 juillet dernier,
2S4 LETTRE
à propos de la bataille de Wagram ; c'est une œuvre
purement janséniste. Il n'y a pas le moindre doute sur
ce point, pour ceux du moins qui connaissent Paris, la
France, les systèmes, les livres, les hommes, etc. Je crois
connaître tous les serpents d'Europe, mais je n'en con-
nais point de plus subtil. Les bons Princes auraient
résisté aux maximes modernes par vertu, et les mauvais
par politique. Le Jansénisme les a trompés également,
et, en leur disant quelques mots à l'oreille, il les a fait
marcher de concert vers son but. C'est un beau tour de
force que celui de s'emparer de l'esprit du Tyran le plus
terrible et de le tourner contre le Pape, contre son
intérêt évident et contre ses premiers mouvements qui
étaient tout contraires. LesFrançaiSj qui aiment à rire de
tout, parlaient des Jansénistes et des Molinistes comme
des Gluckistes et des Piccinistes, mais c'est un peu plus
sérieux, et Fénelon, en mourant, a donné une leçon qui
pourra être utile au xixe siècle puisque le xvme siècle
n'en a point voulu. — Nous avons su par la France (ce
qui est fort remarquable) l'excommunication de Napo-
léon; mais nous n'avons pu avoir le décret, tant on fait
bonne garde. Cette excommunication est encore un mo-
nument fort extraordinaire, et qui fera bien parler les
hommes dans tous les sens. Il aura de grandes suites,
mais suivant les apparences bien différentes de celles
qu'on attend. Il ne peut y avoir qu'une voix sur les atro-
cités exercées sur le Pape. Quand je songe à tout ce qui
doit encore arriver en Europe et dans le monde, il me
semble que la révolution commence. Il y a dans les excès
de cet homme quelque chose qui console, car quel homme
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 28 V)
pourrait ignorer l'histoire, la politique et la véritable
philosophie, au point de croire, de soupçonner même, que
cette fausse souveraineté puisse durer ? Il est vrai que
quand elle devrait finir demain, elle aurait encore trop
duré; il est vrai encore que pendant qu'elle dure, il est
bien douloureux d'avoir à traiter avec elle comme si elle
était légitime autant que forte ; mais c'est toujours une
consolation de savoir que ce n'est qu'un météore ter-
rible , et sur ce point je n'ai pas plus de doutes que sur
les mathématiques.
Plusieurs personnes, comme vous l'imaginez, disent
que le Pape, en sacrant Napoléon, a mérité le traitement
qu'il éprouve. D'un autre côté les janissaires du Saint-
Père qui sont ici, avancent plusieurs raisons pour éta-
blir qu'il n'eut point de torts à cette époque et qu'il ne se
détermina que sur d'excellents motifs. Pour moi, j'y
consens. Il me choqua étrangement par ce sacre, mais
quand il aurait eu quelque tort de s'y prêter, sa conduite
dans ces derniers temps a été si pure et si intrépide que
personne n'aurait droit de rappeler l'époque du sacre.
Dans ce moment on nous donne comme officielles les
nouvelles suivantes : que S. M. l'Empereur d'Autriche a
écarté du commandement l'Archiduc Charles, son frère,
et qu'il s'est mis lui-même à la tête de ses armées ; que
sans les manœuvres de MM. les Généraux Saint-Julien,
Nugent et Grùnn qui avaient rendu l'armistice indispen-
sable, S. M. I. aurait refusé de l'approuver ; que l'Ar-
chiduc Jean, d'accord avec l'Archiduc Palatin, avait
déclaré à Pera que tous les Archiducs devaient donner
leur démission; qu'enfin S, M. I. avait chargé ses Mi-
28G LETTRE
nistres, dans toutes les Cours, de déclarer qu'Elle ne
signerait jamais une paix qui n'aurait pas pour base
l'indépendance absolue de ses états. Voilà de grandes
nouvelles. Je souhaite que cette noble résolution soit
suivie du succès qu'elle mérite et qu'à côté du Hicjacet,
on puisse écrire : Resurrexit. L'Europe entière, dequelque
système qu'elle soit, devrait prendre le deuil pour la
chute de cette grande Maison, mais quand elle se tirerait
encore de ce terrible pas, où en serions-nous en parti-
culier, nous, premières victimes de cette abominable
révolution? Toujours au même point. Ce n'est pas une
paix qu'il nous faut, c'est une victoire de destruction
qui permette de dicter des lois : ce qui ne se voit pas trop
dans le cercle des possibles. Tl faut donc toujours faire
d'autres hypothèses de salut. Au milieu du renversement
universel, on peut toujours jeter les yeux sur de meil-
leurs moments. Mais je m'arrête, de peur que vous ne
m'accusiez de tomber dans la dissertation, à quoi je suis
vraiment un peu trop enclin.
Lorsque M. le Comte Nicolas de Roumantzoff est arrivé
à son rendez-vous, M. le Baron de Steddingk n'y était
point encore arrivé et même il n'a dû y arriver que cinq
ou six jours plus tard. Il est venu par mer à bord d'une
frégate. Un des articles que portait le Comte Nicolas
était l'établissement de la couronne sur la tête du fils du
dernier Roi. Tarde nimispietas! Il fallait laisser le père
à sa place. Avant le départ du Plénipotentiaire, les
Suédois avaient nommé le successeur de ce Roi interimal
dans la personne du Prince Charles de Sleswig-Holstein
Sonderbourg-Augustenbourg , Prince inconnu à moi et aux
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 287
personnes à qui j'en ai parlé. Ainsi, dans cette affaire, la
Russie n'aura ni honneur ni profit, puisqu'elle a ôté la
couronne au propriétaire, et l'a refusée pour elle, sans
pouvoir la donner à qui elle voulait.
Cette obstination d'un peuple entier à détrôner la race
est une affreuse circonstance. J'ai tout dit sur ce triste
sujet dans mes dépêches à S. M. Ainsi je m'en éloigne
volontiers.
Hier, je me suis trouvé à la campagne avec un Espa-
gnol, le Général Pardo, lequel m'a assuré très sérieuse-
ment que jamais Napoléon ne viendrait à bout de
l'Espagne, quand même il demeurerait complètement
vainqueur en Allemagne. Rien n'assure comme l'assu-
rance ; l'homme est fait ainsi. J'ai pris un plaisir singu-
lier à entendre parler cet homme. On nous affirme que
les immenses préparatifs que font les Anglais sont
destinés entièrement à l'Espagne. Il n'y a pas d'expres-
sions capables de louer assez la manière dont ils ont
servi cette cause, et surtout l'art avec lequel ils ont su
obliger l'orgueil national à ménager celui des Espagnols,
pour le bien commun. Le résultat n'a pas été tel qu'on
l'aurait désiré, mais ce qui est bien est bien, indépen-
damment des événements. L'effort dépend de l'homme,
le succès n'en dépend pas.
P. S. — Pendant que j'écrivais ces feuilles, j'ai eu
connaissance d'une lettre écrite de Londres par un
homme de mérite qui dit en propres termes : « Les che-
veux me dressent quand je vois la manière dont la
Famille Royale est traitée dans ce moment. » Je n'ai
doncpas tout à fait rêvé, dans mes réflexions sur ce sujet.
288
LETTRE
290
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 17 (29) septembre 1809.
Monsieur le Chevàlter,
La guerre continue en Suède ainsi que les négocia-
tions, et en vérité c'est le Baron de Steddingk qui a tout
l'honneur ; car, pendant les négociations, il y a eu plu-
sieurs faits d'armes très peu favorables aux Russes ;
personne ne comprend rien à cette obstination. On cric
beaucoup contre le Comte de Roumantzof , et la guerre
dure toujours. Hier, même, j'ai entendu assurer que les
négociations étaient rompues ; mais tout le monde étant
à la campagne, j'ai moins de moyens de savoir à point
nommé ce qui se passe, que dans toute autre saison.
Nous venons de perdre deux Maréchaux d'une ma-
nière fort différente. Le Maréchal Kamenski a été tué
dans ses terres par un de ses paysans qui lui a fendu la
tête d'un coup de hache dans une forêt. On a dit d'abord
qu'il s'était attiré ce malheur par son incroyable dureté,
le lendemain on a dit tout le contraire, et le surlende-
main on n'en a plus parlé, et jamais on ne saura la
vérité ; c'est le cachet invariable du pays.
L'autre, Feld-maréchal (le Prince Prozorowski), est
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 289
mort sinon au lit d'honneur, au moins dans un lit ho-
norable, sur la rive droite du Danube, où il s'est fait
porter pour avoir le plaisir de mourir sur les terres
turques (non loin d'Isatchi). Il est mort de vieillesse et
d'inanition, après avoir écrit à l'Empereur et à sa famille
et disposé ses affaires avec beaucoup de sang-froid et de
sagesse. C'était ce qu'on appelle un digne homme, bon
Russe, bon sujet de l'Empereur, du reste homme mé-
diocre et nullement fait pour ces horribles temps. C'est
le Prince Bagration qui lui succède. Ses talents comme
Général en chef sont un problème ; dans ce genre, il n'a
point encore fait ses preuves; mais c'est un de ces
hommes qui avancent. Il est dans la vigueur de l'âge, et
l'armée l'aime beaucoup : peut-être qu'il réussira. Nous
verrons s'il contredira la tradition assez extraordinaire,
invariable en Asie depuis mille ans, que le Croissant doit
être brisé par les Français.
L'émission prodigieuse d'or, nécessitée par les guerres
étrangères, et l'interruption du commerce occasionnée
par celle d'Angleterre, augmentent chaque jour le mal
intérieur, je dirai presque la phtisie politique qui nous
ronge. Il n'y a plus de bornes à la fabrication du papier
et par conséquent à sa dégradation. Le rouble est tombé
à 28 ou 29 sous tournois (partez de la valeur primitive
de 72) -, celui qui a dix roubles, celui qui en a 4 0 mille,
celui qui en a 400 mille regardent dans leurs tiroirs avec
inquiétude et ne savent pas s'ils ne seront point tous
égaux dans trois ou quatre mois. Le papier monnaie est
un ulcère : quand il n'y a plus que lui, il n'y a plus rien.
La Pologne me paraît aussi avoir une apparence bien
t. xi. 19
290 LETTRE
effrayante. Le Prince Galitzin a planté lui-même les
Aigles Françaises: c'est une triste fonction. Ses troupes
sont disséminées dans la Gallicie, et la désertion est
forte. Vous sentez d'ailleurs que l'exemple ne saurait
être plus mauvais pour les Russes ; un certain régiment
étant sur le point d'entrer à Lemberg, toute la musique
déserta, et, lorsque le corps entra, il défila devant
tous ces musiciens en habit polonais qui se moquaient
des Russes; il serait difficile d'imaginer quelque chose
de plus détestable. Pendant longtemps j'ai cru que le
peuple, les marchands surtout étaient contraires aux
Français^ j'ai même recueilli en ce genre des traits assez
frappants. Mais je commence à croire que je pourrais
bien avoir été trompé, et qu'il y a beaucoup d'hypo-
crisie dans certaines démonstrations favorables qu'on
m'avait fait observer. L'esprit général du siècle tourne
entièrement à l'indépendance; la fréquentation des
étrangers, la lecture des livres pernicieux, et l'impru-
dence du Gouvernement, qui a favorisé de toutes ses
forces une instruction dangereuse, auront probablement
leur effet naturel. Ce qu'il y a de sûr, c'est que de riches
marchands serfs (car c'est là où est le danger), ont tenu
d'étranges propos à mes domestiques. Le propriétaire
de ma maison, qui est de cette classe, exprimait l'autre
jour à mon valet de chambre l'admiration que lui causait
la lecture de l'Histoire romaine qu'il lit malheureusement
en Russe. Prékrass ! Prékrass ! lui disait-il avec le ton
d'une profonde admiration. (C'est bien beau! C'est bien
beau ! ). Il se croyait déjà un Consul plébéien, sans
songer le moins du monde aux esclaves que les Romains
A M. LE CHEVALIER DE JtOSSI. 294
avaient en grand nombre et qui n'étaient que des bêtes
de somme.
L'Empereur a dans le fond du cœur un sentiment
inextinguible de mépris pour la constitution de son
Empire, et ce sentiment favorise puissamment l'esprit
d'innovation : je lui suppose quelques intentions d'éta-
blir un bras intermédiaire, un tiers-état. Je crois aussi
qu'il n'est pas du tout ami de la grande tbéorie des
grades, et qu'il aurait envie d'innover dans ce genre.
Cela fait trembler, d'autant plus qu'il n'y a ici aucun
principe moral qui puisse servir de supplément et de
correctif aux lois. L'Empereur est extrêmement humain
et bon : il n'aime choquer ni attrister personne, il est
capable de pardonner des injures personnelles dont il a
la preuve en main ; il n'aime pas le faste, peut-être
même ne l'aime-t-il pas assez ; il est cependant ami des
dépenses utiles, bienfaisant, magnifique même dans
l'occasion, singulièrement ami de la probité qui marche
sur la ligne droite sans intriguer, et plein de grandes
maximes de justice universelle ; mais lorsqu'on en vient
à l'application de ses maximes, et qu'il s'agit d'opérer,
il n'est pas heureux. Il y a une malédiction générale sur
toutes les affaires, au point que je ne saurais pas vous
dire ce qui va bien. On l'accuse d'être défiant, et en effet
il l'est à l'excès, mais ceux qui font cette accusation
devraient penser que le Prince qui est méfiant au milieu
d'hommes qui méritent sa confiance, a certainement
grand tort ; mais que, dans le cas contraire, il a bien
raison : or les gens qui se plaignent devraient mettre
la main sur la conscience et se demander s'ils méritent
292 LETTBK
la confiance de l'Empereur. Voici une anecdote peu
connue et qui mérite certainement toute l'attention de
Sa Majesté.
Un gentilhomme du Gouvernement de Karkof, simple
particulier, s'est mis à écrire à S. M. 1. des lettres où il
la prêche sans façon sur les abus de l'administration,
l'avertissant que tout peut encore se réparer, mais que
si S. M. s'endort, elle peut s'attendre à tout, même à
des calamités personnelles qu'il n'a nullement déguisées.
On a reçu quelques-unes de ses lettres, après quoi il fut
averti de ne plus écrire; mais le Nathan de province
est venu dans la capitale, d'où il a adressé au Souverain
une lettre encore plus longue et plus détaillée que les
précédentes : il l'avertit entre autres, de ne pas insister sur
les objets de religion et de morale. Frédéric II, Joseph II,
et Catherine II ont perdu le monde. Rien n'est plus vrai :
mais vous m'avouerez, Monsieur le Chevalier, que dans
le pays du despotisme, c'est une assez singulière pièce
qu'une lettre de cette espèce. Vous me demanderez sans
doute ce qu'il en est arrivé. — Il en est arrivé qu'on
met au net des extraits de cette immense lettre pour les
mettre sous les yeux de l'Empereur, et qu'en attendant
l'autre est ici fort tranquille.
Il n'y a pas de pays où l'on rencontre plus de dispa-
rates. Celui qui dirait que Ton y trouve l'extrême servi-
tude aurait raison, et celui qui dirait que l'on y trouve
l'extrême liberté aurait raison aussi.
J'ai souvent dit (et je crois que c'est une vérité capi-
tale), que ce ne sont point les coups de sabre une fois
donnés qui chagrinent et impatientent les hommes, mais
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 203
bien les coups d'épingle répétés: or, ici, il n'y a point
de coups d'épingle. Le Russe, qui déteste les minuties
et les petites observances , même les règles un peu
strictes, traite les autres comme il aime à être traité.
Jamais, dans les actions communes de la vie, on ne trouve
l'autorité sur son chemin. Faites ce que vous voudrez
est la loi fondamentale, la loi universelle de la Russie ;
on pourrait dire même, sans exagération, qu'on y exa-
gère la liberté. L'Amiral est parti le jeudi 4 4, il était gai
à l'excès ; en embrassant mon frère, il lui dit : Portez
cela à votre frère. Sa femme pleurait. Ne vous y trompez
pas, dit-il, elle pleure de joie en quittant le pays de V es-
clavage. — Mon frère lui répondit : Monsieur V Amiral,
vous pourrez vous trouver plus mal ailleurs.
Vous sa^ez qu'un étranger en arrivant dans un pays
est un aveugle qu'on conduit par la main. J'ai été pré-
senté là, d'abord par le Duc, et plus particulièrement
ensuite par l'Ambassadeur de Rome. J'ai su tirer parti
de cette connaissance pour les sujets du Roi, je lui ai
dit constamment ses vérités, et jamais je ne me suis
brouillé ni avec lui ni avec ses nombreux ennemis ; c'est
un tour de force de ma mission , mais franchement je
suis bien aise qu'il finisse. Vous ai-je dit une saillie
originale de cette étrange tête. — Les deux personnes
qui m'aiment le plus à Saint-Pétersbourg , ce sont les
deux Maistre, cependant ils ne peuvent pas me souffrir.
C'est la vérité très bien exprimée. On lui prête des vues
sinistres en rapport avec la France. Je ne croirai jamais
cela avant la preuve. Ce que je ne puis lui pardonner,
c'est d'avoir laissé croire l'Empereur à une affection qui
204 LETTRE
n'existe pas. C'est à mon avis une espèce de crime de
lèse majesté, du moins lorsqu'on travaille à faire naître
cette croyance, comme je suis en droit de le croire par
quelque chose qui me revient dans ce moment. Je suis
porté à croire que si la vue de la France ne le guérit pas,
elle achèvera de le pervertir.
Dans la dernière Gazelle de la Cowr, il a paru un
article si singulier que je dois vous le faire connaître. Il
y est dit que des malveillants s'avisent de tenir les dis-
cours les plus répréhensiblcs, comme par exemple que
le Prince Bagralion a èlè tué, qu'il est question d'un af-
franchissement général, etc., etc., que le Gouvernement
sait d'où viennent ces discours, et que s'ils continuent,
leurs auteurs seront nommés et livrés au ridicule dans
la gazette même. Il paraît que cette invention appartient
à M. le Comte Araktcheief qui s'est mis sur le pied de
répondre dans la gazette aux demandes qui lui déplai-
sent. Cette forme est toute neuve et cela s'appelle se
distinguer.
La fête de saint Napoléon et celle de saint Alexandre
ont amené de grandes fêtes chez l'Ambassadeur de
France. L'Empereur a loué pour Caulaincourt deux ou
trois maisons de campagne dans deux beaux quartiers,
route de Péterhof et Kamini Ostrof, afin qu'il puisse
varier son séjour et s'amuser où il veut. Dans la fête
qu'il a donnée à Kamini Ostrof, pour la fête de l'Em-
pereur Alexandre, il y a eu surtout un beau feu d'arti-
fice, car dans ce moment il ne s'agit que de feux
d'artifice. Le Comte Araktcheief qui jadis a été artificier
de Paul Ier à Gatschina, a conservé son goût pour la
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 295
pyrotechnie : il a établi une manufacture de feux
d'artifice dans les ateliers de l'artillerie ; il a composé
lui-même un livre in-folio, avec figures, où Ton peut
lire, et voir la figure, l'effet et le prix de chaque pièce.
On a donné privilège exclusif à ce nouvel établissement,
qui ruine les pauvres Italiens qui vivaient de ce métier ;
chacun voit ce qui lui convient et envoie acheter un feu
d'artifice comme un pâté. On ne peut plus s'assembler à
la campagne sans feux : c'est une mode, une manie
comme tout le reste, et c'est une dépense de 4 ou 500
roubles à ajouter à celle de tous ces rassemblements.
L'autre jour, on comptait 17 de ces feux dans les petites
îles autour de la ville, et pour mon compte, j'en vis trois
à la fois. Au milieu de tout ce fracas, qui comme vous
vous imaginez bien ne m'amuse guère, je ne cesse de
songer au bonheur de ce pays en dépit des abus et des
erreurs dont on parle tant. Puisse au moins cet état du-
rer longtemps, mais
Quoique Madame Narischkin n'ait point invité
l'Ambassadeur de France à sa fête, il l'a cependant
invitée à la sienne où il y avait, dit-on, cent personnes
(c'est peu ici) ; elle était même destinée à y faire spec-
tacle.
Le Grand-Duc Constantin dansait avec de longs épe-
rons comme il convient à un tacticien. Or, il est arrivé
que dans le moment d'une charge décisive, il a pris
Marie Antonia de flanc, et a si fort engagé ses éperons
dans la traîne que malgré la plus belle défense, les deux
combattants sont tombés ensemble sur le champ de
bataille, de la manière la plus pittoresque. Cette évolu-
296 LETTRE
tion, qui a réuni l'approbation des militaires les plus
instruits, a été aussi la seule chose qui ait plu dans cette
fête, qui a été froide. L'opinion est invincible.
Puisque cette belle dame se trouve encore sous ma
plume, je dois vous dire que vous seriez très fort dans
Terreur si vous l'envisagiez comme la plupart des
femmes qui ont figuré dans ce haut rang. Elle n'est ni
intrigante, ni malfaisante, ni vindicative : ce n'est point
une Pompadour, ce n'est point une Montespun, c'est
plutôt une La Vallière, hormis qu'elle n'est pas boiteuse,
et que jamais elle ne se fera carmélite. Cette justice que
je lui rends n'empêche pas que je ne la blâme, comme de
raison, autant que je vénère son auguste, malheureuse,
excellente rivale.
Le Prince Czartoryski est arrivé : il est descendu à
la campagne chez le Comte de Strogonof, où il loge quoi
qu'il ait une maison en ville. Cette campagne au reste
est très près d'ici. Le Maitre l'a parfaitement reçu et lui
a même accordé la distinction de dîner tête-à-tête avec
lui le lendemain de son arrivée. Je me suis hâté de le
voir, et il m'a reçu avec amitié. Je suis porté à croire
que l'Empereur le regrette toujours ; il n'aurait même
tenu qu'au Prince de rentrer au Ministère, mais il sent
bien que ce n'est pas le moment; plusieurs personnes
croient qu'il doit se faire un changement dans le système
politique.
Dimanche dernier, 5 septembre (n. s.), il y eut une
fête superbe chez la favorite à la campagne : bal, feu
d'artifice magnifique sur la rivière, et souper de 200
couverts. Nous ne fûmes pas peu surpris de n'y voir ni
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 207
l'Ambassadeur de France ni aucun Français. Tous les
appartements étaient ouverts et illuminés. Dans le cabinet
de la belle dame, décoré avec la plus somptueuse élé-
gance, nous vîmes au-dessus du sopha, devinez quoi ?
Le portrait du Prince de Schwartzenberg. Tout le monde
se touchait du coude. — Allez voir ! Allez ! — Depuis
plus d'une année, je n'allais plus dans cette maison
et j'ai su qu'on m'en a loué comme d'un trait de poli-
tique, parce qu'on a cru que je m'étais retiré pour
n'avoir pas l'air d'intriguer et de m'attacher à cette
ancre pour me tenir ferme; certes on me faisait beau-
coup d'honneur : je n'entends rien du tout à cette tac-
tique. Je n'allais plus par indolence, et aussi parce que
quelque chose m'avait déplu là ; mais cette fois j'ai été
invité en personne par le maître de la maison. Je lui ai
dit en riant : Mais, Monsieur, il faudra que vous ayez
la bonté de me présenter de nouveau à Madame, comme un
homme qui arrive : ce qui fournit la matière à un badi-
nage aimable lorsque j'entrai. La belle Marie Antonia
recevait son monde avec sa robe blanche et ses cheveux
noirs, sans diamants, sans perles, sans fleurs; elle sait
fort bien qu'elle n'a pas besoin de tout cela. Le negligenze
sue sano artifici. Le temps semble glisser sur cette femme
comme l'eau sur la toile cirée ; chaque jour on la trouve
plus belle. Je comprends que la sagesse pourrait éviter
ce filet, mais je ne comprends guère comment elle
pourrait en sortir; elle a d'ailleurs, à ce qui paraît,
complètement deviné le secret de sa position : Ne faites
pas attention aux distractions ; moyennant cela je la
crois invincible, ou si vous aimez mieux, inébranlable.
298 LETTRE
On s'était imaginé certaines choses, mais tout s'en est
allé en fumée.
Aucun Ministre de famille ou de la confédération
n'avait été invité, j'en excepte le Comte de Schenk,
Ministre de Wurtemberg; mais celui-là est connu pour
être un très mauvais confrère et pour avoir été plus
d'une fois grondé comme tel par l'Ambassadeur de
France. Il était même en quelque façon le héros de la
fête, car c'était lui qui avait prié Madame Narischkin
d'agréer un feu d'artifice sur la rivière/, tout le reste
avait été ajouté par le mari.
Au moment où j'écris, nous en sommes, quant aux
nouvelles politiques, à la prise de l'île de Walcheren,
c'est-à-dire à la reddition de Flessingue. Les Anglais
pourront-ils maintenant remonter l'Escaut, ou marcher
par terre sur Anvers, malgré les Français qui me parais-
sent avoir eu trop de temps pour accourir, c'est ce qui
me paraît certain dans ce moment. Au reste, mettons
les choses au pire : supposons que les Anglais ne puissent
d'aucune manière arriver à Anvers ni brûler la flotte ;
qui pourra les déloger de l'île de Welcheren, dès que les
canaux qui la ceignent du côté de terre ne gèlent pas,
comme je m'en suis assuré, et alors à quoi serviront
aux Français, et le chemin d'Anvers, et la flotte qui n'y
sera que pour y pourrir? Ce sera donc toujours un
grand coup bien imaginé et bien frappé. Il est vrai que
cet événement n'aboutit, avec tant d'autres, qu'à partager
le monde entre la France et l'Angleterre; mais dans
l'état des choses, c'est un grand bonheur pour une na-
tion d'échapper de quelque manière que ce soit à la
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 2'.)\)
tyrannie générale. Le temps amènera d'autres combi-
naisons.
Si les communications étaient ouvertes, c'est vous,
Monsieur le Chevalier, qui nous donneriez des nouvelles
d'Espagne, dont nous ne savons presque rien. Rien ne
nous arrive que par la France, et depuis qu'on s'y est
permis de falsifier le discours du Roi d'Angleterre au
Parlement, que peut-on croire? J'ai quelque idée de
vous avoir exprimé l'étonnement et le chagrin commun
sur ce discours, mais la vérité a percé par une ouverture
extrêmement étroite. Quelle effronterie de la part de ces
gens de Paris !
Il vient de paraître un Ukase terrible contre les
Polonais habitants de la Pologne Russe qui ont passé de
Vautre côté; leurs biens sont confisqués, même à ce
qu'on m'assure sans monition préalable. Voilà, comme
j'avais l'honneur de vous le dire tout à l'heure, un petit
disparate. Quant aux gens du peuple, ils seront, s'ils
viennent à être pris, faits soldats ou envoyés en Sibérie.
N'ayant pu encore lire la loi, je n'en dirai pas davan-
tage. Vous voyez le contre-coup ; ce n'est pas le moment
de faire du bruit, mais ce moment arrivera. Quant à
moi, Monsieur le Chevalier, je me garde bien de faire
des pronostics, mais je me tiens prêt atout.
L'Amiral Tchitchagof est parti : son caractère est un
problème, comme vous l'avez vu dans plusieurs de mes
lettres, et son existence en est un autre. Il n'a point sa
démission du tout: il part Ministre de la marine, et
l'Empereur lui a conservé 10,000 roubles d'appointe-
ments ; c'est peu dans ce moment, cependant c'est
300 LETTRE
quelque chose; et lorsque S. M. eut signé l'autre jour,
l'acquisition d'une maison pour le Ministre de la ma-
rine, dont l'Amiral n'avait point voulu, parce qu'il la
trouvait trop petite, Elle lui dit : J'espère qu'à votre re-
tour vous ne la trouverez pas trop petite. Ne croyez pas
que l'Empereur ignore le mépris colérique de l'Amiral
pour sa patrie et pour ce qui s'y fait ; mais ce qui vous
paraîtra fort étrange, et qui est cependant très vrai, il
ne lui en veut point de mal, parce qu'il croit qu'il a
raison, et de plus parce qu'il croit en être aimé; cela,
par exemple, c'est une autre question.
Vous savez que l'Amiral a toujours fort aimé et
employé mon frère dans ce pays. Lorsqu'il fut fait lieu-
tenant-colonel extra ordinem, suivant les usages de ce
pays, j'eus l'honneur de vous en faire part. Jamais nous
n'avions seulement songé, ni lui ni moi, à cette faveur
entièrement inattendue ; mais son rang et ses emplois
paraissent tenir au Ministre, de manière qu'il se croyait
à peu près obligé de se retirer avec lui. Le Marquis de
ïraversay est arrivé, et dans la première audience qu'il
a eue comme Ministre (ou suppléant), mon frère a été
fait Colonel. Comme nous n'avons jamais parlé que pour
les autres, et qu'il ne nous est jamais arrivé, je ne dis
pas de faire une demande, mais de prononcer le mot de
grade chez le Ministre, nous sommes l'un et l'autre
parfaitement en règle, ce qui ne m'empêche pas de
sentir vivement, et de partager le chagrin de ceux que
mes instances actives, jusqu'à l'imprudence, n'ont pu
rendre aussi heureux. Pendant que j'écrivais cette lettre,
la paix a été signée à Frédéricksham, entre la Russie
A M. LE CHEVALIER DR R0SSI. 30 i
et la Suède. La nouvelle en est arrivée le 19 et tout de
suite on ordonna un Te Deurn, et une grande parade
pour le lendemain matin: il me serait difficile de vous
peindre ce que j'ai éprouvé pendant cette cérémonie, où
je n'ai pu ôter les yeux de dessus la pauvre Impératrice
régnante.
Les conditions sont extrêmement dures pour la
Suède. La Finlande est cédée entièrement jusqu'à Tor-
néo exclusivement. De plus, les îles d'Àland sont cédées
avec liberté de les fortifier. Voilà encore une nation
chassée du globe ; mais il faudrait être bien aveugle
pour ne pas sentir qu'un amas d'iniquités telles que
nous les voyons malheureusement de nos jours, sont
faites pour jeter de tous côtés des germes intarissables
de malheurs et de révolutions.
Le Baron de Steddingk très affaibli, très malade, se
traînant à peine, a signé ce traité avec un autre Suédois
du parti de la révolution. Il a fait l'impossible auprès du
Roi destitué, et auprès du nouveau, pour se tirer des
affaires, jamais il n'a pu réussir. Il vient résider ici
quelques mois. On le blâme assez généralement d'avoir
cédé, mais dans les moments de révolution, il est aisé
aux gens qui sont assis au bord de la mer, de blâmer la
manœuvre des navigateurs qui combattent les vents et
les flots. S'ils étaient à leur place, ils changeraient un
peu de note. Je n'ai pas vu encore ce pauvre homme,
qui doit être arrivé, s'il n'est pas mort en chemin. Il n'a
pas même pu se rendre dans la salle des conférences
pour signer la paix: il l'a signée dans sa chambre. En
arrivant à Saint-Pétersbourg, le Comte Nicolas de Rou-
302 LETTRE
mantzof a été fait Chancellier de l'Empire. C'est le nec
plus ultra de la grandeur russe dans Tordre civil, Con-
seiller privé actuel de la première classe. Les égaux de ce
personnage, quant au grade, sont les Ambassadeurs
étrangers, les Maréchaux et les dames du portrait : tout
ce monde soupe, à l'Ermitage, à la table ronde de la Fa-
mille impériale A côté de celle-là est une autre table
ronde destinée aux Ministres du second ordre, femmes,
filles, sœurs et personnages étrangers présentés ; à
toutes les autres tables qui garnissent la salle (pour
400 personnes au moins) on se place pêle-mêle ; hœc
incidenter.
On s'exerce toujours sur le Comte Nicolas, qui va son
train : à la tête d'une fortune immense et revêtu de la
première dignité de l'Etat, il peut laisser dire; cette
circonstance lui vaudra encore des sommes énormes :
bientôt on va exposer au public la bibliothèque des
livres choisis dont Napoléon lui a fait présent. On dit
que son voyage à Paris coûte plus de 300,000 roubles à
l'Empereur. Au reste ce Ministre, non plus que tout autre,
n'a pas dû voyager à ses frais ; mais s'il l'avait dû faire,
il l'aurait fait. Par sa fortune et par son caractère, il est
bien au-dessus de tonte sorte de spéculations d'argent :
sur l'article du désintéressement il est au-dessus même
du soupçon ; quant à sa conduite politique, elle sera
jugée comme tant d'autres, d'après l'événement. Je me
rappelle l'époque de 1799, où j'étais accusé à Turin de
correspondance avec le chef de la maison de Bourbon
(Nefas!), où le Ministre écrivait à un personnage qui
s'intéressait à moi : Le Gouvernement a la preuve
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 303
çue, etc.. quoique certainement il n'eût la preuve de
rien, puisque jamais je n'avais adressé une ligne à celte
auguste et malheureuse Cour. Quand je vois toutes ces
belles choses au fond de mon portefeuille, je sens que
rien ne ressemble à l'histoire ancienne comme l'histoire
moderne, et j'y puise au moins une profonde indul-
gence pour tout ce qui se fait. Si nous étions de-
meurés à notre place, le Ministre m'aurait dit : Eh
bien! Monsieur le théoriste, où est votre système que
notre sort dépendait de celui des Bourbons ? Si la Russie
succombe à la calamité universelle , on lapidera le
Comte Roumantzof ; si elle s'en tire, il se moquera
des critiques. Ainsi est le monde. La souveraineté n'a
qu'une loi, sa conservation : aucune ne se laisse prêcher
sur les moyens. Tous les jours on dit que les pères de
famille ne doivent pas être jugés trop sévèrement dans
leur conduite à l'égard de leurs enfants parce qu'ils sa-
vent des choses qu'ils ne peuvent dire ; il me semble
que les princes ont bien droit au moins à la même in-
dulgence. Pour moi sans être de la famille, je vois ce-
pendant assez de choses pour comprendre trop bien les
raisons du père de famille.
Au reste, M. le Chevalier, comme la politique ne hait
personne, elle n'aime personne ; il ne faut point être la
dupe de l'amitié du moment , on en a bien vu finir
d'autres ; la force des choses amènera nécessairement
de grands changements ; croyez-vous peut-être que
l'Empereur de Russie ne connaisse pas bien son monde,
ou ne sache pas ce qu'il doit attendre un jour du grand
ami de Paris? Un médecin Italien, attaché à l'Ambas-
304 LETTRE
sade de France en Perse, a fait connaître à l'Empereur
le traité formel par lequel Napoléon s'engage à faire
restituer à la Perse tout ce que la Russie lui a pris, et
notamment la Géorgie, dès que la seconde puissance se
trouvera en possession de la Valachie et de la Moldavie,
et cela moyenant la cession éventuellement faite à la
France de l'île de Socotora, près du détroit deBab-el-
Mandeb, et ce traité (remarquez bien) est postérieur à
celui de Tilsitt. J'espère bien que les guinées ne déran-
geront pas eettp belle politique ; mais voyez, je vous
prie, le bon ami !
Lorsque un homme a les deux mains embarrassées,
on est libre de lui donner un soufflet impunément.
C'est cet axiome qui servit de base à la politique de
Napoléon à l'égard de la Russie: il avait occupé les
bras de l'Empereur en Finlande et en Turquie, et pen-
dant ce temps il demeurait maître de le frapper en face ;
mais tout à coup, les Suédois, se voyant absolument
abandonnés par la seule puissance qui pût les soute-
nir, ont plié la tête tristement et signé ce qu'on a
voulu, après s'être suédoisement défendus autant qu'ils
l'ont pu. Tenez pour sûr, M. le Chevalier, que si Napo-
léon l'avait pu, il aurait envoyé des troupes aux Sué-
dois : malgré le masque diplomatique, il a paru assez
clairement que cette paix de Suède a fort déplu à l'Am-
bassadeur de France. Maintenant voilà la Turquie qui
parle aussi de paix. Le Prince Bagration paraît se con-
duire à merveille, il traite ses troupes à la Souvarof, il
les amuse, il visite le soldat dans sa tente, il fait chan-
ter des Te Deum sur les anciennes redoutes, bâties par
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 305
les mains Russes... D'un moment à l'autre on s'attend
à la reddition d'Ismaïl. Les Turcs sont tout à fait affa-
més, divisés même, et ne sachant plus comment se dé-
fendre... Voilà ce qu'on assure et déjà même on a voulu
envoyer au Prince Bagration un jeune Prince, Paul
Gagarin, attaché aux Affaires étrangères, pour l'aider
dans la partie des négociations ; mais tout à coup cette
commission fut suspendue. La Russie ne veut point
aller à Constantinople ; qu'on lui cède la Valachie, la
Moldavie, et les forteresses sur le Danube, Tsmaïl, etc.,
elle ne veut rien de plus : si donc les Turcs en pas-
sent par là, la paix est faite, et voilà tout d'un coup
deux sources de dépenses intarissables entièrement fer-
mées, et l'Empereur à la tête de deux cent mille hom-
mes disponibles. Ce n'est certainement pas ce que veut
Napoléon : il se tait dans ce moment parce qu'il a des
affaires sur les bras, en Espagne, en Autriche et en
Hollande ; mais laissez-le terminer ici ou là et vous le
verrez tout de suite commencer avec les Russes. La
Pologne est la pomme "de discorde qui allumera la
guerre de ce côté ; alors l'Autriche et la Prusse, si elles
subsistent de quelque manière, regarderont comme la
Russie vient de regarder pendant qu'on les égorgeait.
Quelle terrible leçon que celle du partage de la Pologne !
Mais si vous voulez voir à quoi cela sert, regardez la
Finlande. Vous avez beaucoup ouï dire, ainsi que moi
et tout le monde, que l'histoire est la conseillère fidèle
par excellence : dans ce cas, elle m'a bien l'air d'un
conseiller d'Etat unweislich. Attendons-nous encore et
toujours aux plus grands événements, et persistons
t. xi. 20
306 LETTRE
pour notre consolation dans la foi que la Révolution
dure toujours.
Le Baron de Steddingk est arrivé le \ h (26) ; il a vu
tète à tête l'Impératrice qni a beaucoup pleuré. Nous
nous sommes revus et embrassés d'une manière bien
triste : il m'a dit ù peu près ce que je prévoyais sur
l'espèce de violence qui l'a ramené ici. Rarement on
peut résister au flot populaire : il le peut lui-même, à
ce que je pense, moins qu'un autre, car son caractère
est doux et il n'a pas la raideur populares vincentem
strepilus. Il a rectifié mes idées sur plusieurs points; il
m'a dit par exemple qu'une certaine objection grave,
quoique bien connue de tous les Suédois, n'a cepen-
dant influé en rien sur la catastrophe, amenée unique-
ment par Yinmportabililê du malheureux souverain :
j'exprime par ce mot le fatal concert de tous les Ordres.
Je ne finirais pas si je vous racontais tous les détails sur
ce point, mais voici qui est étrange. Les principaux
meneurs n'avaient pas mis le Baron de Steddingk dans
le secret, eu égard à son attachement notoire pour le
Roi ; mais il eut pleine connaissance de l'orage qui
s'approchait, et six jours avant l'explosion il instruisit
le Roi du danger qu'il courait, en le conjurant de ne
pas perdre un moment. Savez-vous ce qui en résulta ?
Le Roi prit la chose de travers et soupçonna le Baron
lui-même d'être l'auteur du complot, et ne prit aucune
mesure. Observez, je vous prie, une chose extrêmement
remarquable : c'est qu'en réfléchissant sur la lugubre
histoire des conjurations, il n'en est pas une de celles
qui ont réussi qui n'ait fait dire : Comment a-t-elle pu
A M. LE CHEVALIER DE ROSSf. 307
réussir? Et au contraire pas une de celles qui ont
manqué qui n'ait fait dire : Comment a- t elle pu man-
quer ? Plusieurs Princes qui ont succombé ont été aver-
tis: rien de plus commun depuis César jusqu'à Paul Ier.
Heureusement du moins il n'y a pas de sang dans ce
dernier malheur ; il n'y a pas eu le moindre outrage.
Le Roi connaissait la force de l'opinion qui s'élevait
contre lui, il était fort occupé d'abdiquer, il en parlait
souvent au Baron de Steddingk. Me conseillez- vous,
lui dit-il plus d'une fois, de faire cette 'démarche? —
Je crois, Sire, lui dit l'autre, que pour sortir des em-
barras où vous êtes, il n'y a pas de meilleur moyen ;
en mettant la couronne sur la tête de votre fils, vous
parerez à tous les inconvénients. — Mais il ne se décida
pas et le moment vint. On a pour sa personne les plus
grands égards : le cérémonial à son égard est toujours
le même, et il tient sa Cour avec la même raideur. Sa
femme même ne peut s'asseoir devant lui sans permis-
sion. Si un officier se présente avec un pli à son gant
ou un bouton mal arrangé il lui dit: Cela est contre
l'uniforme. S'il voit par la fenêtre une sentinelle qui lui
paraisse ne pas faire son devoir, il la reprend comme
autrefois. Il n'est point malheureux du tout, c'est un
fait que je ne tiens pas seulement de M. Steddingk, mais
qui est public. 11 lit continuellement la Bible, et il s'oc-
cupe surtout infiniment de l'Apocalypse. Il a donné
toute son attention à un commentaire allemand publié
sur ce livre, il a cru y voir que Bonaparte est évidem-
ment désigné dans ce livre, et que lui (Roi de Suède)
est destiné à l'arrêter. Je viens moi-même de terminer,
308 LETTRE
à la sueur de mon front, la lecture d'un commentaire
allemand sur l'Apocalypse, qui est un mortel in-8°. M. de
Steddingk croit que c'est le même, mais j'en doute. Un
assez grand nombre de théologiens Anglais et Alle-
mands ont cherché la Révolution française dans l'Apo-
calypse.
M. de Steddingk a reclifié quelques unes de mes
idées sur la paix : il est certain que Bonaparte l'a voulue,
non que cette conquête de la Finlande ne l'ait beaucoup
choqué, mais parce que il en a besoin dans ce moment
pour retenir la Russie dans ses liens, et pour lui de-
mander bientôt le prix de cette conquête. Je voudrais
bien entendre ce qu'il dira aux Ambassadeurs Suédois
à Paris.
C'est la rivière de Tornéo qui sert de limite aux deux
puissances (du moins jusqu'à une certaine hauteur), de
manière que la ville même reste aux Russes. L'Empe-
reur acquiert par ce dernier traité 10,000 lieues car-
rées de pays, 4,000 îles, îlots, ports, criques, et un
million de sujets. L'acquisition des îles d'Aland est
aussi importante pour lui que mortifiante pour la
Suède. Ces îles occupent 2,700 embarcations de toutes
mesures. Voyez d'ailleurs combien la capitale gagne
par cette conquête, à laquelle il ne manque rien que la
légitimité. Le traité ferme tous les ports aux Anglais :
c'est le dernier coup à la Suède ; mais comme celui de
Gothembourg demeure ouvert au sel et aux marchan-
dises coloniales, c'est déjà une exception favorable à la
dure loi, et j'espère d'ailleurs que le commerce inter-
lope ira son train. Au surplus, Monsieur le Chevalier,
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 300
la France et l'Angleterre conseillant la paix à la Suède
par des raisons différentes, il ne lui restait qu'à signex.
Elle a cependant eu cent mille hommes payés pendant
la guerre; mais les choses étaient si bien arrangées,
que jamais plus de dix mille n'ont été employés à la
fois. Avec tous ses malheurs politiques, la nation de-
meure de plus entachée d'un grand crime; car, à suppo-
ser même que le Roi eût rendu indispensable la me-
sure prise à son égard (cas qui doit toujours être
regardé comme idéal), de quel droit Pétendait-on à sa
lignée? Il est vrai cependant, car il faut tout dire, que
le protestantisme ayant établi, prêché, consacré la sou-
veraineté du peuple, et le plus puissant des Princes
protestants ayant déclaré de la manière la plus solen-
nelle que sa conscience ne lui permettait pas de déroger
aux dogmes de ce culte, il est évident qu'un Souverain
protestant n'a pas le droit de se plaindre, si le Souve-
rain primitif se fait justice. On prête an Roi- de Suède
le dessein de se retirer parmi les Hernhutes ou en
Suisse. Il se porte fort bien et ne montre aucune fai-
blesse. A chaque instant il se félicite de llieur eux événe-
ment qui Va dépouillé, ainsi que ses enfants, du poids de
la royauté. La Reine sa femme lui montre beaucoup
d'attachement, et si elle ne professe pas cette même
philosophie, qui est fort extraordinaire, au moins il
n'y paraît pas. Il y a beaucoup d'exemples de cet hé-
roïsme parmi les femmes. Ils sont parfaitement libres
dans le château qu'ils habitent, mais ils ne sortent pas.
Tous les yeux sont tournés ici sur la Hollaude. Les
nouvelles nous arrivent tard. Je penche à croire que
310 LETTRE
les Anglais s'en tiendront à l'acquisition de Walcheren,
qui est fort importante et aura de grandes suites.
Quant à l'expédition de terre, ils ne feront rien, ou je
serais bien trompé. Manque-t-il aux Français de l'intel-
ligence, du courage et de l'activité? Ne sont-ils pas
grands mathématiciens et grands commerçants? Et ce-
pendant ils sont toujours écrasés sur mer; il en est de
même des Anglais sur terre, malgré toute la bravoure et
tout le talent imaginables. L'immensité des armées
qu'on fait mouvoir dans ce moment, et la longue expé-
rience des Français achèvent de rompre tout équilibre.
N'importe ; les Anglais avec leur or, leurs flottes et leur
politique font passer de mauvaises nuits à Napoléon, et
j'aurais bien voulu entendre derrière une tapisserie les
interjections sonores que lui aura inspirées la conquête
de l'iie de Walcheren.
Cette lettre devait s'embarquer à Fiume, mais je
trouve une occasion sûre par la Suède et l'Angleterre :
je finis donc brusquement.
20 septembre (2 octobre). — Voici, Monsieur le Che-
valier, des circonstances qu'on ne peut jamais savoir
dans le premier moment. Le Roi de Suède venait droit
à Pétersbourg, s'il n'avait point trouvé d'empêchement
en route, ce qui aurait fait un coup de théâtre unique :
mais les autorités de Polengen n'ont pas cru, en le lais-
sant entrer, avoir le droit de lui donner des chevaux.
Le Roi écrivit à son beau-frère. La lettre arriva donc ici
jeudi 8 (20) septembre, le Chancelier n'en eut connais-
sance que le lendemain, et l'Ambassadeur de France que
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 3 H
le lundi suivant M (23) ; je ne sais s'il aura trouvé que
c'était tard. L'Empereur, comme j'ai eu l'bonneur de
vous le dire, répondit sur le champ et sans consulter
personne ; le jeudi après dîner, il entra chez sa femme
qu'il trouva avec l'Impératrice mère et une dame ou
deux qui avaient dîné là. Il y a une grande nouvelle
dit-il en entrant; puis tirant une lettre d'une poche
placée dans la doublure de son habit, non loin de sa
cravate, il la présenta à l'Impératrice en lui disant :
Connaissez-vous celte écriture ? L'Impératrice répondit :
Sans doute je la connais, et je puis à peine en croire mes
yeux : mais quavez-vous répondu? L'Empereur alors
répéta la substance de sa lettre écrite dans les termes
les plus dévoués et même les plus tendres : Qu'il se re-
gardait comme très heureux, etc Que S. M. était la
maîtresse, etc. II ajouta même des offres et des con-
seils à l'égard de la famille. Il a fait plus, Monsieur le
Chevalier, car il a permis à sa femme d'écrire elle-
même au Roi de Suède pour l'engager à faire venir sa
famille en Russie, lui promettant asile et amitié. Nous
verrons ce que ces lettres produiront. Je ne crois pas
que le Roi se rende dans cette capitale, car son idée est
de se rendre sur la flotte Anglaise, et quand il a une
fois adopté une idée, il la suit imperturbablement, sans
tenir compte d'aucun conseil quelconque. Sa lettre à
l'Empereur est très simple, très noble, et ne porte
pas le moindre signe d'une tête dérangée, ou même
exaltée.
« Monsieur mon beau- frère et cousin, des circonstances
majeures m'obligent à me rendre sur la flotte anglaise, et
312 lettre:
ri ayant pu m embarquer dam aucun port prussien, j'at-
tends de votre gêné osilé, etc. » .J'imagine donc qu'il se
sera rendu immédiatement à Revel ou à Riga pour s'y
embarquer sur une frégate russe, qui sera mise sur le
champ à sa disposition. L'Amiral anglais a-t-il le pouvoir
de le recevoir à bord avant d'écrire à sa Cour, et cette
Cour croira-t-elle pouvoir se servir de ce Prince d'une
manière qui s'accorde avec la politique de son propre
cabinet? Ce sont des questions sur lesquelles il ne m'est
pas même permis de conjecturer, n'ayant pas de données
nécessaires. Il paraît que ce Prince a sincèrement et
pour toujours renoncé au trône : il a dit, il a écrit qu il
n'était pas fait pour sa nation. Il n'a même protesté à
Berlin, à ce qu'on m'assure, qu'au nom de son fils.
Cela étant, on ne conçoit pas comment il n'a pas amené
ce fils qui réellement serait une arme terrible, présenté
à Stockholm sur une flotte anglaise ; car il n'y a pas de
doute que la Maison régnante n'ait un grand parti en
Suède. On n'en veut précisément qu'à la personne du
malheureux Roi qui est plein de vertus morales, mais
qui a malheureusement des idées fausses sur les choses
les plus importantes. Je vous ai fait passer sur ses sys-
tèmes religieux des détails qui auront probablement
paru intéressants à S. M. Je dois vous ajouter sur ce
même chapitre qu'il est allé visiter dans le Comté de
Mansfeld, la chambre de Luther, et qu'il a écrit son
nom sur la muraille à côté, dit-on, de celui de Pierre le
Grand. Dans le xvie siècle, ce pèlerinage aurait pu s'ap-
peler fanatisme, enthousiasme, etc. En 18 10, il me semble
que cela s'appelle tout simplement Je laisse ici une
A M. LE CHEVALIER DE ROSSl . 313
place vide afin que vous y placiez, d'ordre de S. M., le
mot qui lui paraîtra juste.
Vous saurez, Monsieur le Chevalier, que S. M. le Roi
de Suède, loin de penser à mettre à couvert sa femme et
son fils, s'en est au contraire séparé très volontairement.
La Reine l'avait suivi jusqu'à Altenbourg où Elle l'atten-
dait. De Polengcn il !ui expédia un valet de chambre
chargé d'une lettre, qui la renvoyait à Carlsruhc et de
quatre-vingts louis, n'ayant rien de plus, disait-il, à lui
envoyer. La Reine s'est évanoaie. Les uns disent qu'Elie
est retournée à Carlsruhe, d'autres qu'Elle s'est arrêtée
à Weimar. Nous verrons l'effet que produiront les
lettres parties d'ici. Il me semble que la Reine ne ferait
pas mal, dans ces circonstances, d'agir de son chef pour
sa sûreté, ou du moins pour celle de son fils qui court
un très grand risque sous la main des Français. Pour
juger sainement de la conduite du Roi sur le point
unique de son départ pour la flotte anglaise, il faudrait
connaître ses rapports avec le Cabinet anglais et les vues
de ce Cabinet. Je proteste donc de nouveau n'avoir
aucun système sur ce point.
Les détails que j'ai l'honneur de vous donner sur ce
qui s'est passé ici sont parfaitement sûrs : je les dois
comme vous pensez bien à des liaisons particulières, et
ils m'ont été donnés sous le secret. Tout ceci demeurera
donc, s'il vous plaît, entre nous et Son Excellence M. le
Comte de Front qui lira ceci.
Caulaincourt parle de toute cette aventure avec une
indifférence parfaite (du moins à l'extérieur). Cest un
être si nul, dit-il, en parlant du Roi de Suède, que tout
314 LETTRE
ce qu'il fait est indifférent. C'est bien ainsi qu'il faut
parler diplomatiquement, mais le dessous des cartes est
ignoré. Quelques personnes nient que la conversation
vive avec l'Empereur ait eu le beau- frère pour su^et. Je
ne donne pour certain que ce qui est tel pour moi.
Voici quelques détails de plus sur la bataille du 20
août. Le Comte Kamenski était devant Choumla, d'où il
n'a jamais été possible de déloger le Grand-Visir. L'an-
cien Pacha de la Servie, débouchant de la Roumélie avec
quarante mille hommes, marchait sur Choumla pour en
faire lever le siège et mettre Kamenski entre deux feux.
Celui-ci, qui a vu venir l'omge, s'est retiré sur Silistria
où il a pris de nouvelles troupes et de là il a marché sur
le Pacha qu'il a battu et tué.
Ce mouvement est véritablement d'un grand Général,
mais la position de Choumla n'est pas moins abandonnée.
Le 26 août (7 septembre), les Turcs s'étaient enfermés
au milieu d'un triple camp retranché. Le premier et le
deuxième furent emportés de vive force, mais, comme
vous sentez, avec une grande perte du côté des Russes.
// y avait (dit une lettre de très bonne main) trois
rangs de cadavres l'un sur l'autre. On était d'avis de ne
pas attaquer le troisième, mais le Comte Kamenski a
ordonné l'attaque, et il a eu raison, car les Turcs ne
jugeant pas à propos de s'y exposer se sont rendus.
Je viens de lire les lettres de la Junte d'Espagne à
S. M. et au Duc d'Orléans, et la réponse de ce dernier.
Tout cela est parfait, mais n'ôte pas les difficultés dont
je vous parlais. Le choix de ce Prince et sa destination
en Catalogne me font croire qu'on a des vues sur un
A M. LE COMTE f)E ***. 3 ! *>
ancien parti, qui n'est pas tout à fait mort. Quod deus
bene vertat. Je souhaite que ce Prince rencontre ce moyen
(unique) de faire tout oublier.
Je suis....
291
A M. le Comte de
Saint-Pétersbourg, 2 octobre 1809.
Mon cher Comte, tous les yeux sont ouverts sur
l'Espagne. II y a bien longtemps qu'un plus grand spec-
tacle n'a été donné aux hommes ; quel sera le dcnoûment?
C'est ce que tout ce qui possède un cœur attend avec
une anxiété qui ne peut s'exprimer. J'ai toujours dit
que, si l'on pouvait attendre une résistance efficace, elle
partirait de la nation qui n'a pas lu nos brochures.
Mais, sans jeter nos regards dans l'avenir, voyons dans
ce moment que les nations les plus puissantes n'ont pu
jusqu'à présent porter à Bonaparte un coup aussi sen-
sible que celui qu'il reçoit de la sainte insurrection
d'Espagne (pour ce coup, on peut l'appeler le plus saint
des devoirs). Je me plais à contempler ce qu'il a perdu
d'un seul coup : cinquante vaisseaux de guerre qui
étaient à ses ordres se sont tournés contre lui, la diffé-
rence est de cent; cinq des siens ont été pris à Cadix,
la différence est de dix. Vingt-quatre vaisseaux anglais,
employés à bloquer les ports espagnols, deviennent
34 6 LETTRE
libres, et ne perdront pas leur temps. Les ports espa-
gnols ne seront plus ouverts qu'à ses ennemis. Il perd
une mine inépuisable de conscrits qu'il aurait jetés sur
l'Autriche; il perd l'or de l'Amérique, qui n'était plus
que pour lui. Mais la perte qui passe toutes les autres,
la perte réellement incalculable, c'est celle de l'opinion.
Des généraux battus, des armées prisonnières, des Four-
ches Caudines , voilà , voilà la plaie sensible. Nous
sommes ici à vingt degrés de ces événements ; d'ailleurs
les nouvelles sont arrêtées par tous les moyens pos-
sibles, de manière qu'elles nous arment très tard. Au
moment où j'écris ces lignes, nous en sommes à la nou-
velle des deux batailles de Zambueica et Vimiera en
Portugal, et le sort même de Junot ne nous est pas
connu. Ces deux affaires sont belles, et sont les seules,
avec celle d'Aboukir, où les Anglais aient complètement
réussi sur terre, parce qu'ils ont agi par eux et pour
eux. Le Portugal est une province anglaise ; ils l'ont
bien défendu, parce qu'ils ont agi à leur manière, sans
autre conseil que leur génie et leur courage. Quant à
l'Espagne, je persisterai toujours à désirer que les deux
nations ne se mêlent pas. Elles ne sont point homogènes.
En faisant les retranchements que le bon sens exige sur
les rapports officiels au sujet des morts et de celui des
combattants, ces deux batailles ne sont pas moins de la
plus haute importance : ce n'est pas le nombre d'hommes
qui décide de l'effet des batailles, ce sont les circons-
tances ; souvent cent mille hommes se sont choqués sans
aucun effet. A Culloden, douze mille hommes détrônè-
rent une famille et en couronnèrent une autre. J'espère
A M. LE COMTE DE 34 7
beaucoup des deux combats du 17 et du 22 août, si,
comme je le souhaite, ils ont été suivis de la prise de
Junot, etc.; mais je ne suis pas sans alarme sur ce
point, à cause de cette suspension que je vois dans les
papiers anglais.
Je ne veux point contester les talents de Bonaparte,
ils ne sont que trop incontestables. Cependant, il faut
convenir qu'il a fait cette année, trois choses dignes
d'un enfant enragé : je Yeux parler de sa conduite à
l'égard de la Toscane, du Pape, et de l'Espagne. 11 était
maître absolu dans ce pays, il y régnait par la famille
régnante ; il enlève cette famille auguste, et, par ce beau
coup, il met la nation dans l'état de nature, au pied de
la lettre, c'est-à-dire dans la seule position qui puisse
résister à un usurpateur de génie menant une révolution
à sa suite. On n'a jamais fait une plus grande faute.
Maintenant, Monsieur le Comte, nous allons voir (si
l'Espagne se soutient) un des plus grands et des plus
singuliers spectacles qu'on ait jamais vus : une grande
et auguste nation accoutumée à la Monarchie, constituée
par la force invincible des circonstances en république,
et agissant toujours au nom d'un Roi nominal, sans
qu'il soit possible de prévoir la fin d'un tel état. Au
moment où j'écris, il y a une véritable convention natio-
nale en Espagne. Qu'arrivera-t-il de ce singulier état de
choses ? Dieu le sait. Ce qu'on peut très légitimement
penser, c'est que le peuple proprement dit étant moins
corrompu, moins sophistiqué qu'il ne l'était dans nos
pays, sera plus aisément retenu ; qu'il pliera sous l'au-
torité du clergé, surtout de l'épiscopat espagnol, qui est
3 I 8 LETTRE
au rang de tout ce qu'il y a de plus respectable dans
l'univers; et qu'il ne troublera point la besogne des
grandes perruques. Cependant, comme toutes les classes
en général, et les plus hautes surtout, sont irritées à
l'excès du plat et insolent despotisme du Prince de la
Paix, et que, parmi ces dernières, les idées philosophi-
ques n'ont pas laissé que de faire de grands progrès, il y
a tout à parier qu'on \oudra profiter de l'occasion pour
remédier à beaucoup de choses. S'ils ne veulent que
rajeunir l'Espagne, peut-être auront-ils quelque succès ;
mais s'ils veulent la refaire, gare! On peut attendre de
la sagesse de ce peuple (le plus législateur qui ait existé
dans les temps modernes) que, s'il avance trop, il res-
semblera au moins à un fleuve qui déborde sans aban-
donner la direction de son lit et de son courant naturel,
au lieu que les Français furent, du premier moment, un
peuple extravasé.
Mais tout cela, Monsieur le Comte, est dans la sup-
position où l'Espagne pourra résister : le pourra-t-elle?
C'est la grande question. Plusieurs experts, plusieurs
militaires, sont pour la négative, d'autant plus qu'ils
croient les forteresses des Pyrénées entre les mains des
Français. Il est vrai qu'en comptant les hommes, et
comparant sur la carte les moyens respectifs, on est
tenté de perdre courage. Mais dès qu'il s'agit d'enthou-
siasme, il ne s'agit plus d'arithmétique. L'opinion peut
être comparée à la vapeur : pour la former, il faut du
feu ; mais quand une fois elle est formée, elle soulève-
rait des Pyrénées. Alors les hommes ne se comptent
plus à la manière ordinaire, ils ne s'ajoutent plus, ils se
À M. LE COMTE DE 3t 9
multiplient les uns par les autres : trois et trois font
neuf, cela s'est toujours vu. Quel rapport existe-t-il
entre un Espagnol exalté, combattant pour sa foi, pour
son existence politique, pour l'honneur national et per-
sonnel, pour sa femme et ses enfants, et Y automate bleu,
comme disait Voltaire, qui tire devant lui pour dix sous,
sans savoir pourquoi on se bat? D'ailleurs, Bonaparte
va voir un nouveau jeu, c'est-à-dire une guerre à ses
dépens. Il est aisé de prononcer 200 mille hommes ; mais
ils coûtent 200 millions par an, et il faut leur fournir
200 mille livres de pain par jour au delà des Pyrénées.
Enfin, il y a une considération qui les passe toutes :
c'est que l'insurrection espagnole suspend sur la tête de
Bonaparte l'épée de Damoclès, et qu'il n'y a pas un
moment où le crin ne puisse être coupé. Des événements
aussi mortifiants et aussi peu attendus l'ont rendu fu-
rieux comme un sanglier acculé. Il insulte, il dégrade
ses Généraux; ce que nous devons souhaiter le plus,
c'est qu'il en fasse fusiller quelqu'un. Ceux qui disent, la
nation française est abattue et incapable d'un effort, sont
bien peu réfléchis, il ne s'agit plus de révolutions natio-
nales, elles ne peuvent avoir lieu que chez les nations,
et non chez les troupeaux, tels que sont devenus les
Français. Pour se défaire de Caligula ou de Domitien,
fallait-il des armées ? Un prétorien de mauvaise humeur
suffisait. C'est ce qui arrivera suivant les apparences.
Ainsi, mon cher Comte, je me crois fondé à regarder le
succès des Espagnols non seulement comme possible,
mais comme probable. Si, par malheur, il en était autre-
ment, il arriverait une autre révolution. Tout ce quia
320 LETTRE
un nom en Espagne, tout ce qui s'est mêlé de cette grande
entreprise fuirait en Amérique sur tous les vaisseaux
espagnols et sur les vaisseaux auxiliaires, et la grande
séparation serait faite pour toujours. Il y aurait donc,
d'une manière ou d'une autre, un grand changement
dans le système politique.
Les opinions humaines étant sans contredit l'objet le
plus digne des réflexions de l'homme d'État, je crois
devoir appeler votre attention, mon cher Comte, sur
l'étrange manière dont l'insurrection espagnole a été
envisagée en Angleterre par une grande partie de la
nation. Les wighs, les puritains, les partisans de la ré-
forme parlementaire, les philosophes à la mode, toute la
gent écrivante, etc., ont vu, dans cette insurrection,
non l'effort d'une nation qui défend son indépendance
contre un usurpateur étranger, mais celui d'une nation
qui revendique sa liberté contre le despotisme de son
propre Souverain ; et c'est sous ce point de vue que ce
grand mouvement leur paraît juste et admirable. Que
demandent les Espagnols? ont-ils dit, leur liberté, leurs
droits, une représentation nationale, etc. Leur ancien
gouvernement, il faut l'avouer, n'était qu'un despotisme
parfait; ils ne demandent que ce que nous demandons.
Ils sont donc nos frères, etc.
Vous voyez la théorie invariable des Anglais, que
partout où il n'y a pas une Chambre des Pairs et des
Communes (c'est-à-dire dans tout le monde, l'Angleterre
exceptée), il ne peut y avoir que tyrans et esclaves.
Blackstone, leur grand jurisconsulte, a mis formellement
sur la même ligne Y ancien Gouvernement de France et
A M. LE COMTE DE **\ 324
celui de Turquie. Les mots que j'ai soulignés plus haut
se lisent dans une foule de papiers publics ; ils ont été
répétés dans toutes ces assemblées délibérantes (meetings)
qui précèdent les adresses dans ce pays. Lorsque j'ai
commencé à m'oceuper de cette affaire, je ne concevais
pas pourquoi les catholiques étaient suspectés à ce
sujet, ni comment on pouvait les soupçonner de ne pas
approuver ce qui se passe en Espagne; mais, ensuite, j'ai
compris. C'est que la révolte, suivant le dogme catho-
lique, n'étant jamais permise, quel que soit l'abus d'au-
torité de la part du Gouvernement, et l'Insurrection
Espagnole étant faite pour la liberté et la réparation des
abus, les catholiques devenaient suspects, de manière
que dans quelques endroits ils ont été obligés de faire
des déclarations. J'ai sous les yeux, entre autres, celles
du Queens county. En Irlande, les catholiques Free
holders y déclarent qu'ils adhèrent de cœur et d ame à
tout ce qui se fait en Espagne, etc. Mais rien n'égale ce
qui s'est passé à Londres. Vous avez sûrement admiré
l'adresse, véritablement admirable, de la Cité de Londres
à S. M. Britannique au sujet des affaires d'Espagne ;
mais croyez-vous que toute cette chaleur soit zèle ou
affection ? Point du tout, Monsieur le Comte. — Le grand
motif d'approbation était le droit à l'insurrection attri-
bué au peuple, et sanctionné tacitement par le Roi, au
moyen de l'assistance qu'il donne à l'Espagne. Dans la
délibération qui précède l'adresse, un des aldermens dit
en propres termes: « Le jour où nous nous assemblons,
« le 14 juillet, est un jour solennel, puisqu'il est ranni-
« versait e de la prise de la Bastille. (Belle époque,
322 LETTRE
a comme vous voyez ! ). Pour moi, je ne mets aucune
a différence entre le peuple français, revendiquant ses
« droits sacrés, et le peuple espagnol combattant aujour-
« d'hui pour sa liberté et son indépendance ». Ainsi,
Monsieur le Comte, une révolte insensée et sacrilège,
commise contre tout ce qu'il y a de plus saint dans
l'univers, couronnée par un énorme parricide, et qui a
couvert l'Europe de larmes et de sang, est mise à Lon-
dres en 1808, dans le conseil général de la Cité, et sous
le règne de Georges III, en parallèle parfait avec le
noble mouvement d'une illustre nation, pleine de reli-
gion, de loyauté et de courage, qui se dévoue pour son
Roi et n'agit qu'en son nom. J'ai lu quelques pages dans
ma vie, mais je ne me rappelle pas avoir vu une telle
prostitution de la raison humaine. Les nations sont,
comme les individus, un assemblage de contradictions.
Londres est le séjour des connaissances les plus pro-
fondes et des plus incroyables préjugés, comme Paris
est la patrie de l'esprit proprement dit et des plus grands
badauds de l'univers. Je suis porté à croire qu'on n'a
fait nulle attention à Londres aux choses que je vous
fais remarquer, par la raison que je me rappelle vous
avoir dite un jour, que Y œil ne voit point ce qui le
touche. Mais tout se trouvera une fois. Si ces idées se
propagent en Espagne, ce sera un grand msrlheur ; mais
j'espère, par les raisons que j'ai eu l'honneur de vous
dire, que les esprits demeureront plus calmes qu'on
n'aurait droit de l'attendre en tout autre pays. Cepen-
dant il y a lieu de croire que les Espagnols, trop impa-
tientés par le dernier état de choses, présenteront une
A M. LE COMTE DE 323
Charte à signer. — Mais à qui? — Un Prince qui est des-
cendu volontairement du trône n'y remonte guère ;
quelque chose ou quelqu'un s'y oppose toujours. D'ail-
leursBonapartenelâehera'point sa proie. Et qu'arrivera-t-
il, Bon Dieu ! pendant cette suspension si extraordinaire ?
On ne peut compter, dans les règles de la probabilité,
sur la restauration ni même sur la conservation des
augustes exilés. A qui appartiendra ce sceptre ? L'offrira-
t-on conditionnellement à quelqu'un? — Relégué sous le
pôle, privé de nouvelles, et ne raisonnant que sur des
hypothèses, je verse ces idées sur le papier pour me
désennuyer moi-même, et au risque de vous ennuyer.
Au moment où vous les recevrez, le temps aura peut-
être décidé si elles sont justes ou non, du moins en
partie.
En attendant, je m'applaudis d'avoir toujours de
nouvelles raisons de vous assurer que la révolution dure
toujours, qu'il n'y a point d'exclusion, point d'établis-
sement fixe, et que personne n'a le droit de dire : Cest
fini. On l'a dit après la bataille de Marengo, on l'a dit
après la bataille d'Austerlitz, on l'a dit après celle de
Friedland ; mais, malgré toutes les apparences possibles,
toujours on s'est trompé. Qui aurait pu prévoiries évé-
nements d'Espagne ? Toujours il sortira quelque chose
de dessous terre, qui prolongera les convulsions, et l'on
ne cessera de se massacrer jusqu'à ce que la Maison de
Bourbon soit à sa place. Lorsqu'on arrache une Maison
royale de la sienne, le vide qu'elle laisse se remplit tout
de suite de sang humain ; mais le vide laissé par la
Maison de France est un gouffre, et quel sang n'y a pas
324 LETTRE
coulé depuis Calcutta jusqu'à Tornco ! Cependant, l'opi-
nion n'est point pour elle. Il n'est pas rare d'entendre
dire aux Français : On supporte surtout Bonaparte, parce
quon ne sait que mettre à sa place D'autres disent que
Henri IV se serait bien conduit différemment à la place
de Louis XVI; (comme s'il y avait une manufacture où
l'on fit des Henri IV pour l'instant du besoin ! ) Toutes
les apparences sont contre cette grande Maison: de tous
les Princes qui la composent, les uns n'ont point d'en-
fants, et les autres n'en peuvent avoir. D'autres sont
prisonniers, deux sont morts dans une année. Celui qui
avait deviné que, pour une fois, et sans conséquence
pour d'autres temps, un Prince de cette Maison pouvait
bien demander des Bourbons à quelque noble et grande
demoiselle, a été pris et tué (précisément par cette rai-
son, suivant les apparences); d'autres attendent des
Princesses imaginaires qui n'arriveront jamais. Tout
semble donc annoncer la lin de cette grande Maison :
n'importe, je persiste à croire qu'elle reviendra sur l'eau.
Sans doute elle devait quelque chose à l'inévitable jus-
tice, mais je crois qu'elle a payé. S'il en est autrement,
la meilleure vue ne peut apercevoir dans l'avenir les
traités qui mettront fin aux malheurs que nous voyons.
Les pères des Plénipotentiaires qui doivent signer ces
traités ne sont pas nés.
La cause du genre humain se décide aujourd'hui en
Espagne, et tous les yeux doivent se tourner vers cette
nation. Elle fia pas voulu souffrir un illustre usurpateur
au moment où elle souffrait tout de ses Maîtres. Voilà le
mot que l'histoire écrira en lettres d'or, et qui met ce
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 325
peuple au-dessus de tous les autres, quel que soit l'évé-
nement final, qui dépend de la Providence, et qu'elle
rendra peut-être conforme à nos vœux, malgré toutes
les probabilités contraires. Il paraît que l'Angleterre
n'épargne aucun effort pour la soutenir; rien n'est plus
sage, et rien n'est plus glorieux. L'état où je vis ici, en
attendant les nouvelles, pourrait s'appeler travail
comme les douleurs d'une femme. Que verrons-nous
paraître ?
292
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, novembre 1809.
Monsieur le Chevalier,
J'ai l'honneur de vous adresser la copie du traité
avec la Suède, qui vient de nous être communiqué. C'est
la mort de ce dernier pays, comme vous verrez, ou
comme vous l'aurez déjà vu dans les gazettes, lorsque ce
paquet arrivera. Vous verrez ma réponse dans le brouil-
lon : ils l'entendront comme ils voudront. Je ne puis
louer un brigandage.
J'ai été ravi d'apprendre que tous mes numéros vous
soient parvenus excepté les 44 , 47 et 49. Ces trois nu-
méros sont précisément les trois que j'avais fait parvenir
à M. Torlonia, par le canal de M. Rail. Ils ne conte-
326 LETTRE
naient rien d'important. L'un de ces numéros contenait
l'avis donné dans mon premier moment de joie, lorsque
j'obtins le remboursement des 05,000 L., ne voulant pas
vous faire attendre un instant ; mais cet avis fut bientôt
rendu inutile par les dépêches suivantes. Voici sur ce
remboursement une anecdote qui en vaut bien une
autre. Un grand personnage me demanda un jour :« Qu'a-
vez-vous fait de cet argent? » Je lui répondis avec quel-
que étonnement : « Comment, ce que f en ai fait? Et que
pouvais-je donc en faire? Je l'ai envoyé dans le jour
même à sa destination jusqu'au dernier copeck. » 11 me
répliqua avec un sérieux parfait : « Vous avez bien mal
fait, il fallait le garder. » J'espère que ce trait est bon
Je ne sais comment il était sorti de ma tête. J'ai dans ce
genre une collection précieuse, et je puis me vanter
d'avoir beaucoup appris dans ce genre de belles choses.
Monsieur le Comte Nicolas de Roumantzof, qui avait
toujours vécu en garçon, vient d'ouvrir sa maison de
Chancelier par un grand dîner qu'il a donné le 6 (1 8)
de ce mois aux Ministres, aux grands de la couronne,
aux membres du Conseil privé et au Corps diplomatique :
nous étions cinquante. Rien ne peut surpasser la ma-
gnificence de ce repas où nous avons vu paraître la
porcelaine donnée à Paris; chaque assiette porte dans
le fond l'image de quelque grand personnage de l'anti-
quité, d'après les pierres antiques du musée Napoléon.
Il a reçu de plus une bibliothèque composée de livres
imprimés et reliés magnifiquement, mais nous ne les
avons pas vus. 11 m'a proposé d'aller un matin les feuil-
leter : je m'en prévaudrai une fois. Bientôt il y aura chez
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 327
lui nn bal et un souper magnifiques où Ton assure que
la Cour assistera. Des amateurs qui savent le prix de
tout prétendent que le dîner a coûté 3,000 roubles;
comme le Chancelier en a 300,000 de rente, et qu'il est
garçon, il n'a nulle raison de se gêner.
La nouvelle du jour est la retraite de S. M. l'Impéra-
trice-mère à Gatschina. Elle annonce devoir y passer
deux ans sans désemparer. On dit que le Duc d'Olden-
bourg père lui a représenté que les deux jeunes Grands-
Ducs, Nicolas et Michel, ne seraient plus quedeux soldats
si on les laissait à Saint-Pétersbourg, et qu'il fallait
absolument les tirer du corps de garde. Je ne crois pas
le mot de cela. Le Duc d'Oldenbourg qui connaît les
maximes et les goûts de l'Empereur ne se serait pas ha-
sardé, je crois, à les contredire, au moment où son fils
épousait une Princesse russe, et était déclaré Altesse Im-
périale. Il y a là quelque chose de plus profond. La
résolution de l'Impératrice tient indubitablement à des
mécontentements qui seront mis au jour insensiblement.
Je crois en attendant ne rien hasarder en vous disant
que la mère voulait avoir un parti, et n'en aura jamais :
au lieu que la belle fille qui pourrait en avoir un, n'en
veut point. Celle-ci est seule avec sa conscience: elle est
en bonne compagnie. Malheureusement elle manque
d'une certaine flexibilité indispensable aux femmes qui
ont besoin de fixer des époux distraits. Sa noble fierté
ne veut point faire d'avances. Elle croit même que les
avances sont des indécences : elle se trompe ; d'ailleurs
elle est parfaite. L'Impératrice-mère semble jouer une
carte terrible. Elle s'expose au repentir, même au re-
328 LETTBB
pentir infructueux. Elle s'expose à être laissée où elle
aura voulu aller. Je comprends d'ailleurs fort bien que
la jeune Grande-Duchesse Anne sera heureuse et tran-
quille à côté de sa mère (quoique j'aille peut-être un peu
trop vite , en disant: je comprends) ; mais je ne réponds
pas du tout des deux Grands-Ducs. Ils n'ont pns seule-
ment vu la parade, ils ont vu le spectacle de l'Ermitage,
et les danseuses surtout. Comment s'accommoderont-ils
de la retraite de Gatschina? Nous verrons cela.
Dernièrement le Grand-Duc Constantin est allé voir
sa sœur dans son Gouvernement à Twer. Avant de
partir, il est allé, l'écharpe autour du corps, demander à
M. le Comte Araktcheief un congé de vingt jours (c'est
la permission ordinaire pour les Officiers); il serait dif-
ficile d'avoir une idée plus profonde de la discipline
militaire et de la Monarchie. Nous sommes perdus, Mon-
sieur le Chevalier, si cette caporalerie révolutionnaire
prend racine à côté des trônes les plus élevés. 11 faut
voir le résultat pour la dignité.
L'amitié est toujours à l'extérieur : on n'est pas plus
tendre entre celte Cour et celle des Tuileries; mais
qu'est-ce qui se passe sous le tapis? C'est une autre
question. L'armée de Moldavie est fort belle, fort bien
entretenue, et très animée. Celle de Pologne s'accroît
tous les jours, toute celle de Finlande, la Garde exceptée,
s'y rend encore. Quelle position, Monsieur le Chevalier,
pour commander la paix, si l'Empereur le voulait 1 Je ne
sais quelles sont ses intentions secrètes ; mais je serais
porté à croire, avec beaucoup de gens, que le système
politique commence à s'altérer. Je ne dispute nullement
A M. LE CHEVALIER DE R0SS1. 320
à S. M. I. le droit de faire tout ce qu'Eile a fait pour se
conserver: en politique comme ailleurs, et plus qu'ail-
leurs, nécessité n'a point de loi. Nous serions-nous
laissé accuser d'immoralité en 1798? Ou Louis XIV
était-il un misérable lorsqu'il signait un traité avec
Cromwell, et qu'il lui accordait l'alternative? Je respecte
le bon sens de ceux qui font ces~objections ; mais, d'un
autre côté, lorsqu'on peut briser les fers de la nécessité,
on fait fort bien, et comment l'Empereur de Russie
pourrait-il ne pas voir le danger épouvantable de lais-
ser grandir sans mesure le colosse, et de se le donner
pour voisin ? Quand on dit qu'il est absolument dans la
main de Napoléon, c'est beaucoup trop dire, incontesta-
blement. Il y a au contraire des froideurs considérables
entre eux, par la liberté qu'a prise l'Empereur de
contrarier notablement les idées de l'autre sur plusieurs
points. Le traité même avec la Suède a fort déplu à
l'Ambassadeur de France, et par conséquent à son
Maître, attendu que les Russes se sont écartés des bases
fixées par la France. J'ai souligné, dans l'article ni, deux
dispositions où la Suède est évidemment favorisée, et qui
auront fort déplu ; car vous entendez de reste que le sel
et les marchandises coloniales sont un article considé-
rable, et que d'ailleurs tout passera sous cette dénomi-
nation. Vous sentez bien aussi que, suivant les intentions
bénignes de la France, il ne s'agissait pas de modifier en
faveur, mais bien contre la Suède, du moins jusqu'à
nouvel ordre.
Mais ce qui a certainement irrité Napoléon par-dessus
tout, c'est la mesure observée par l'Empereur à l'égard
330 LETTRE
de l'Autriche. D'abord, pendant la guerre, il ne l'a tou-
chée que du bout du doigt, et j'ai déjà eu l'honneur de
vous expliquer ce point. Tout nouvellement encore,
l'Empereur a refusé de détruire le Gouvernement autri-
chien en Gallicie, par la raison que le simple détenteur
n'était point conquérant, et ne pouvait par conséquent
toucher au Gouvernement. Vous jugez, Monsieur le Che-
valier, comment cette jurisprudence aura réussi à Paris.
Il est bien essentiel dans cette circonstance d'écarter
toute passion, et de se souvenir que tout le monde ayant
eu tort dans cette grande lutte, tout le monde est tenu
à l'indulgence. Où étaient les Prussiens le jour d'Aus-
terlitz?Où étaient les Autrichiens le jour de Pultusk,
de Preussisch-Eylau et de Friedland ? Mais disent ces
puissances : Nous ri étions pas prêtes alors. Ah ! vous
n'étiez pas prêtes? — Eh bien! L'Empereur de Russie
n'est pas prêt aujourd'hui. — Le raisonnement est le
même, et il faut nécessairement l'admettre ou le rejeter
de part et d'autre.
Pendant que j'écrivais cette lettre, nous avons appris
que le Prince Bagration a battu le Grand-Visir en Bul-
garie, qu'il lui a tué 2,000 hommes, qu'il a fait 4,000
prisonniers, parmi lesquels il y a un Pacha, et qu'il a
enlevé le grand drapeau du Visir que le Chambellan de
Bekendorf vient d'apporter à Saint-Pétersbourg, 7 (4 9)
octobre. Voilà l'honneur des armes russes et l'honneur
national qui remontent, et sûrement ces exploits ne
seront pas parfaitement agréés à Paris. On voit tous les
éléments d'une nouvelle brouillerie.
Je n'ai pas besoin de vous dire, Monsieur le Cheva-
A M. LE CHEVALIER DE KOSSï. 331
lier, à quel point le cœur nous bat en contemplant l'Au-
triche. Qu'une tête grande et élevée agisse dans ce
moment, c'est ce qui parait incontestable : il ne parait
pas moins certain que Napoléon trouve qu'il vaut la
peine d'y penser, autrement il aurait attaqué depuis
longtemps. Dans ce moment, on nous donne pour cer-
taine la mort de l'Archiduc Charles, et l'on ne manque pas
d'ajouter, avec bonté « // aurait bien dû mourir plus tôt ».
Il y a bien longtemps que j'avais entendu parler de lui
comme d'un homme entièrement au-dessous des cir-
constances,- mais, à vous dire la vérité, j'attribuais ce
discours à l'esprit moderne qui en veut aux Princes, et
jamais je n'en ai fait usage, même dans mes lettres offi-
cielles. Aujourd'hui, on pourrait croire que le discours
en question était fondé ; cependant comme je n'ai pas
entendu les raisons qu'on pourrait mettre en avant pour
sa défense, je suis tout prêt à entendre ce qu'il dira, ou
ce que diront ses amis.
.le suis porté à croire, Monsieur le Chevalier, que la
détermination finale de la Russie dépend en grande
partie de celle de l'Autriche. Si elle plie humblement le
genou (hélas ! nous ne sommes plus dans les siècles
d'héroïsme) vous verrez la Russie la frapper à terre pour
échapper elle-même à la colère du Tigre. Mais si l'Autri-
che fait encore un grand effort, je ne puis me persuader
que l'Empereur de Russie se dégrade au point de le tra-
verser. Non, je ne puis le croire avant de le voir.
Lorsque le thermomètre de l'espérance était en Au-
triche à 80 degrés, le Chevalier Ganière m'écrivit une
lettre toute rayonnante d'espoir et de joie. En réponse, je
332 LETTRE
lui écrivis : « Vous avez une petite caisse de vieux livres
à moi : je vous prie de la déposer chez un banquier, à
V adresse de M. le Baron Hall, pour le cas où vous serez
obligé de quitter Vienne. » Il ne fallait pas être prophète
pour concevoir ces craintes, lorsque nous vîmes six ar-
mées commandées par six Archiducs. Si une génération
humaine produit à la fois six grands généraux, tels
qu'il nous les faudrait dans ce moment, dans un Empire
de 25 millions d'habitants, c'est une époque dans l'his-
toire; et cela s'appelle un siècle. Mais si une seule
famille les produit dans le même moment, c'est un
miracle auprès duquel tous ceux de la Bible ne sont rien.
Personne, je vous l'assure, ne me surpasse en respect
pour cette auguste Maison, je puis même dire en recon-
naissance (malgré d'anciennes rancunes), car je lui en
dois, en ma qualité d'Européen ; mais ce respect ne sau-
rait m'empêcher de voir des choses évidentes. Si la lutte
recommence, j'espère que le commandement tombera
au moins à la jeunesse. Pourquoi ne se fierait-on pas à
elle? Est-il possible de faire plus mal que ce que nous
avons vu ? Si l'Autriche s'obstine à ne vouloir être qu'une
muraille, la France qui est un bélier finira par la ren-
verser. Il faut qu'elle change de maximes. Ne désespé-
rons de rien! Voyons les fautes, puisqu'elles sont visibles,
mais voyons-les sans aigreur. Le bon moment ne paraît
pas proche ; mais rien ne nous le montre comme impos-
sible. Nous voyons même par ce qui vient de se passer
que ce n'est pas la force qui nous manque, mais le talent
ou, pour mieux dire, l'espèce de talent nécessaire dans
cette circonstance. Je vois la chose avec une clarté qui
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 333
tient de l'intuition , et je m'exerce cependant à la
résignation plus qu'à l'espérance.
Voilà encore l'expédition de Hollande qui est devenue
un grand sujet de tristesse. On ne peut pas dire cepen-
dant qu'elle ait été inutile, tant que les Anglais tiendront
l'île de Walcheren.
M. le Comte de Front me dit qu'il n'envoie pas mes
lettres par la poste à M. le Chevalier de Rossi, vu que
les frais seraient trop considérables, et qu'il attend des
vaisseaux marchands. Voilà une découverte pour moi.
Je n'avais pas le moindre soupçon qu'il y eût une poste
de Londres à Cagliari. Je croyais fermement que S. M.
Britannique entretenait une correspondance avec tous
ses Ministres par des avisos réguliers , et qu'ils ne
payaient pas de port, et je croyais de plus que les dé-
pêches du Comte de Front partaient par cette voie. Je
me suis bien vite empressé de lui répondre qu'il m'avait
fait le plus grand plaisir en retenant mes dépêches,
auxquelles je n'attachais aucune espèce d'importance,
qu'il pouvait même les brûler s'il le jugeait à propos.
En effet, je n'écris que par coutume et par obéissance ;
mais je n'accorde presque aucune utilité aux lettres. Je
ne dis pas que, dans les circonstances ordinaires, la des-
cription du théâtre où je vis ne pût intéresser S. M.,
mais dans ce moment les lettres ne valent pas l'ennui
qu'elles donnent et quelquefois même le danger qui en
résulte, comme vous le voyez dans le cas présent, où les
lettres non chiffrées ont été livrées à la poste d'Angle-
terre par quelque manoeuvre mercantile que je ne croyais
pas possible. Ces lettres au reste, écrites dans le mois
33'é LETTRE
de janvier, sont arrivées à M. de Front au mois de mai,
et il me dit le 4erde juin, qu'il les fera partir par quelque
vaisseau marchand. Vous voyez, Monsieur le Chevalier,
que ce sera, au pied de la lettre, Y Histoire ancienne. Rien
n'est si fade qu'une lettre ancienne. Pour intéresser, il
faut qu'elle soit fraîche ou antique. Je crois aussi, à tout
prendre, que l'excellent Comte de Front n'est pas fort
amusé de cette correspondance. Ainsi j'espère que par
toutes ces raisons S. M. trouvera bon que j'écrive moins
jusqu'à ce que le passage soit ouvert par l'Autriche.
J'aurais dû vous dire plutôt que ce paquet sera porté
par M. Radi, secrétaire du Duc, qui va en Sicile pour les
affaires de ce dernier. L'occasion est parfaitement sûre
et comme il doit retourner, vous pourrez en profiter
pour me faire parvenir tout ce que vous jugerez à
propos.
Je corrige ma nouvelle de Turquie donnée dans cette
lettre : c'est un Pacha qui a été battu, et non le Visir,
et c'est l'étendard du Pacha qui a été pris.
Il y a apparence que M. de Steddingk demeurera ici,
quoiqa'il n'ait point encore de caractère. Le Général
Van-Suchtelen se rend à Stockholm sur le même pied.
Il y sera vu de très mauvais œil, car c'est lui qui a pris
Sveaborg et il passe pour y avoir employé les moyens
les moins délicats. Le Baron de Steddingk a fait cette
objection et on l'a trouvée très fondée. Mais la nomina-
tion était faite H II part.
Dans une conversation plus intime, le Baron de Sted-
dingk m'a confessé que la raison principale contre le
Roi n'avait pas été employée directement ; mais qu'elle
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 335
avait cependant eu sur cette triste catastrophe un effet
très déterminant, en ce que le Roi était persuadé que
c'était la dernière arme, et qu'on allait en faire usage
ouvertement, s'il n'avait pas cédé.
Les meilleurs amis de M. de Steddingk le blâment
d'avoir signé ce traité, mais ils lui pardonnent en faveur
de la naïveté avec laquelle il se condamne lui-même.
Une dame marquante de ce pays, Madame Zagresky,
sœur de Razoumosky, amie intime du Baron de Sted-
dingk lui disait le lendemain de son arrivée: Eh! Mon
cher Ambassadeur, comment navez-vous pas eu la force
de vous tirer de ce mauvais pas? — L'autre répondit en
lui tendant les bras : — Ah ! Ma chère amie, cest que
je suis faible. — Personne n'a droit d'ajouter rien à cela.
J'ai eu l'honneur de vous dire que la promotion de
mon frère avait excité quelque jalousie parmi nos compa-
triotes. C'est sans doute une étrange idée que celle dese
fâcher, dans l'état général, d'une promotion faite dans les
départements de l'Amirauté. Cette colère a fort mal
réussi auprès des personnes qui en ont eu connaissance,
car il n'y a rien de plus connu que mon zèle pour ces
Officiers, et les bureaux sont pleins de mes Mémoires en
leur faveur. Et qui me forçait de me donner cette peine?
Du moment que ces Messieurs avaient revêtu l'uniforme
russe, je n'avais plus rien à dire ; c'est moi qui me suis
mis volontairement en avant, et qui ai obtenu insensi-
blement de S. M. I. la permission d'être leur procureur.
J'ai fait pour eux l'imaginable et l'inimaginable ; il m'est
arrivé même d'aller jusqu'à l'imprudence, et je ne sais
pas trop si je puis ajouter exclusivement. Je ne sais com-
336 LETTRE
ment on peut l'oublier, ou si Ton prétend que je refuse
les grâces de l'Empereur qui viennent me chercher.
Qu'il me soitpermis d'ajouter, Monsieur le Chevalier, que
lorsqu'on s'est vu réduit à l'extrémité de peindre pour
vivre, sans perdre sa place dans la plus haute société,
lorsqu'on est tout à la fois militaire, physicien, chimiste,
écrivain brillant, dessinateur du premier ordre, etc.,
on peut bien obtenir quelque chose. Celui qui envoie
des chansons aux dames et des Mémoires à l'Académie
des sciences sortira nécessairement des rangs. Enfin le
cap des Tempêtes est doublé, et nous sommes plantés
dans ce pays assez bien pour qu'il ne soit pas du tout
sûr de nous attaquer sans raison. Au reste, comme tous
n'ont pas pensé, parlé ou écrit dans cette occasion delà
même manière, et que d'ailleurs je déteste les accusa-
tions et les personnalités, je m'en tiens à cette page
générale que la prudence rend nécessaire à tout événe-
ment. J'ajouterai seulement qu'une vengeance me parais-
sant tout à fait indispensable, j'ai profité d'une occasion
où j'ai rencontré le Grand-Maréchal chez sa femme, a la
campagne (car je ne le recherche plus directement pour
quelques bonnes raisons de politique), j'en ai profité,
dis-je, pour recommander de nouveau et très chaudement
Messieurs les Officiers piémontais à la bonté de S. M. T.
Ensuite j'ai répété la même recommandation à M. le
Comte de Roumantzof. L'un et l'autre m'ont paru fort
surpris de la mauvaise humeur de ces Messieurs. «La
coutume invariable du pays, m'ont-ils dit, est que l'Em-
pereur avance les Officiers pour raison de services dis-
tingués et sans égard à l'ancienneté: jamais l'Empereur
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 337
ne se départira de cette règle, et toujours l'Officier qui
se bat, passera avant celui qui se repose. » — Je répli-
quai : — J'admets volontiers cette règle contre le jeune
petit Maître qui fait l'amour pendant qu'on se bat •
mais je crois qu'elle ne vaut pas contre le vieux mili-
taire qui a fait ses preuves, contre le Comte de Galaté,
par exemple, qui s'est bien battu, qui a été blessé, qui
est triste et malade, etc., etc. — Ces deux grands per-
sonnages ne m'ont pas paru aussi convaincus que je l'au-
rais désiré, mais j'ai fait tout ce qui dépendait de moi.
En quittant M. le Comte de Roumantzof. après l'avoir
prié de mettre mes remerciements aux p'eds de S. M. I.,
j'ajoutai: Je vous prie, Monsieur le Comte, de vouloir
bien donnera S. M. 1. ma parole d'honneur, qui n'a
trompé personne jusqu'ici, que jamais nous n'avons
prononcé, ni mon frère ni moi, le mot do grade chez son
Ministre, et que nous n'y avons même jamais pensé,
puisque nous étions persuadés l'un et l'autre qu'il y
avait dans ce moment contre les sujets de S. M. une
petite loi de suspension que nous respections autant que
nous le devions.
C'est la vérité pure, mais il faut la répéter ; car il y a
des personnes qui ne peuvent se résoudre à croire à la
franchise.
Je dois au reste ne plus croire à cette proscription
momentanée, puisque M. Zundler vient d'être fait Major.
J'espère que lorsqu'une certaine petite rancune sera
évaporée, les autres seront aussi avancés. La promotion
de mon fils au grade de lieutenant s'avance aussi rapi-
dement ; alors il sera capitaine dans l'armée, et son pre-
t. xi. 22
338 LETTRE
mier pas sera celui de Lieutenant-colonel. Jugez si
j'attends ce moment! Quelques événements ont fait
nommer avantageusement ce jeune homme ; mais tandis
que nous conduisions ici une barque avec quelque bon-
heur, mon nom y est arrivé par une voie dont je ne me
doutais guère. Le Baron de Strogonof, neveu du Comte
et du Prince Boldzerki, qui a couru tout lemonde pour
rattraper la santé qui n'en a pas voulu entendre parler,
est revenu de ses voyages depuis quelque temps. Il a
laissé beaucoup d'amis à Genève, dont l'un lui écrit :
« // ne s'agit plus ici de différences de religion, ni de
préjugés de naissance : nous possédons un abbé dont l'élo-
quence nous ravit, tout le monde y court, etc.» C'est mon
frère, ancien Grand-Vicaire de Tarentaise, qui fait un
fracas inouï à Genève. Il m'est arrivé nombre de lettres
dans ce sens, mais celle du Baron Strogonof est fort
citée et ne gâte rien à notre attitude. Quelle bizarrerie !
Il y a plus de protestants que de catholiques dans l'église
qui appartient à Genève; les ministres mêmes sont fort
assidus, mais l'auditeur le plus curieux est Madame de
Staël qui n'a jamais quitté mon frère, ni à l'église ni
dans le monde. Elle lui dit un jour après avoir entendu
un sermon sur l'enfer : a Monsieur l'Abbé, j'ai entendu
votre sermon sur l'enfer, vous m'en avez entièrement
dégoûtée» C'est dommage que la gloriole de famille soit
fort gâtée par le sentiment de ce qu'elle nous coûte.
Vous ai-je dit, Monsieur le Chevalier, que les Offi-
ciers russes prisonniers en Angleterre sont enfin arrivés?
M. le Chevalier Manfredi est du nombre. J'espère que
cette longue et pénible campagne lui sera fort avanta-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSr. 339
geuse, et pour l'argent et pour les gracies; il a perdu
l'Amiral Tchitehagof auprès duquel je l'avais fort bien
établi, mais il a gagné totalement, à ce qu'il me semble,
l'estime de l'Amiral Siniavin, qui ne lui sera pas peut-
être moins utile, et il a gagné de plus la langue russe
autant qu'il faut pour entendre et se faire entendre.
C'est assez, mais c'est la condition sine qua non, du
moins pour le service militaire.
Voici l'ordre des docteurs en langue Russe parmi les
sujets de S. M., suivant Tordre de la science. Mon fils,
Venanson, Manfredi, et mon frère. Zundler commence
à pouvoir commander l'exercice. Les autres n'en savent
pas plus que moi : c'est-à-dire rien. Cependant que faire
sans la langue ? On peut se faire tuer à sa place, mais on
ne peut faire un pas dans le chemin de la fortune.
J'ai eu l'honneur, je crois, de vous dire que M. Zund-
ler avait obtenu la croix militaire de Saint-Wladimir.
Aujourd'hui le voilà Major, ce qui lui donne, par an,
400 roubles de plus, dont il avait grand besoin. Je crois
qu'il obtiendra encore quelque gratification. Il est un
peu lent, et ses discours sont faits en spirale, mais il
est fort sur son métier, très appliqué, et d'une probité
a nulC altra seconda. 11 a été chargé de dresser des bat-
teries à Cronstadt, dont on a été fort content.
La règle capitale pour un étranger, dans ce pays, étant
d'oublier le sien, je n'ai rien négligé pour faire dégorger
à ces Messieurs l'air natal. J'ai réussi cosi cosi. Quel-
ques-uns cependant commencent à comprendre la Russie.
Je vous amuserais beaucoup, Monsieur le Chevalier, et
peut-être même j'amuserais S. M. en vous racontant
340 LKTTRE
l'histoire du Chevalier Manfredi qui pensa se perdre au
début pour s'être cru chez lui. Il s'agissait de donner son
avis raisonné, au Ministre de la marine, sur un instru-
ment de mathématique présenté par un Officier danois.
Manfredi, qui jugea l'instrument mauvais, fit cependant
un rapport normand pour ne choquer ni l'Officier ni
ses protecteurs ; puis il vint me dire d'un ton solennel :
if, K, avec le geste que je me rappelle avoir essayé de
vous décrire. — Je m'écriai : Qu'avez-vous fait, mon
cher, vous venez de vous couper le cou. — Je me pressai
d'aller chez le Ministre, il était furieux. — M. le Cheva-
lier Manfredi, croit-il que je iai choisi pour m' apprendre
à douter? Je sais bien douter sans lui, etc. — Le reste
est encore plus plaisant, mais je serais trop long. Cette
affaire s'arrangea, et M. Manfredi est devenu fort
agréable à l'Amiral. Je l'ai revu avec beaucoup de plaisir,
et j'espère que la protection de M. l'Amiral Siniavin
remplacera celle du Ministre.
M. Michaud, qui n'est jamais venu ici, mais qui est
employé en Moldavie, a été Major en même temps que
M. Zundler. Je pense que ces détails sur les différents
sujets de S. M. qui sont en Russie, ne sauraient être
indifférents à sa bonté. C'est la raison qui m'engage à
leur donner place dans ma lettre. J'ai d'ailleurs si
rarement occasion d'écrire que je dois épuiser tous les
sujets.
Le Marquis Paulucci de Modène, dont j'ai eu l'honneur
de vous parler ci-devant, a voulu aussi faire l'italien
dans ce pays, non par habitude et par ingénuité comme
ces autres Messieurs, mais pour intriguer et finasser
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 34^
suivant l'art. L'Empereur l'a envoyé en Perse et lui a
fait signifier avant son départ qu'il avait déplu. Ainsi il
n'a pas eu le tourment du doute. Il est cependant assez
bien dans l'armée de Perse et je crois que tout s'arran-
gera. Je n'ai pu vérifier précisément son tort.
Pendant que j'écrivais cette lettre nous avons reçu la
nouvelle de la paix d'Autriche. Ce n'est pas aussi mal
que nous avons pu le croire au mois de juin, et que
Bonaparte lui-même s'en est flatté à cette époque. Mais
c'est encore trop mal ; c'est surtout un grand malheur
que la Maison d'Autriche n'ait pu recouvrer et retenir le
Tyrol. Ce que je crains par-dessus tout, c'est quelque
article secret qui restreigne la liberté de l'Autriche quant
à l'armement. Si elle échappe à ce malheur humiliant,
elle demeure encore une puissance respectable, en pied,
et c'est beaucoup. Si elle avait pu continuer la guerre,
c'eût été un grand coup ; mais il faut se soumettre à la
loi, puisque les grands Princes ont constamment le ban-
deau sur les yeux. Il faut aussi reconnaître une force
majeure qui nous entraîne ; car, en vérité, ce que nous
voyons est tout à fait surhumain.
Maintenant nous allons voir comment Bonaparte se
conduira avec ce pays. Voici ses griefs réunis: 4° l'Em-
pereur a évidemment épargné l'Autriche pendant la
guerre (comme je vous ai fait connaître la vérité sur ce
point, je n'y reviens pas). 2° Ukase terrible contre les
Polonais, et qui est exécuté sans miséricorde. 3° J'ai su,
par un canal très respectable, que l'Empereur a écrit
directement à Bonaparte pour lui demander l'extradition
des Polonais transfuges. 4° Traité de Frédéricksham aux
342 LETTRE
endroits marqués. 5° Maintien du Gouvernement autri-
chien en Gallicie. 11 me semble que ces symptômes réu-
nis ne sont pas équivoques. Quel dommage qu'il n'ait pu
y avoir une réunion plus décidée ! Pour se former une
idée claire de l'état des choses, il faut savoir toutes les
circonstances de la paix, et s'il n'y a point surtout des
compensations encore cachées, aux dépens de qui il ap-
partiendra. Si Bonaparte continue à flagorner la Russie,
malgré les griefs évidents qu'il a contre elle, ce sera une
marque que cette paix ne laisse pas Bonaparte dans
une situation aussi belle qu'on le croirait : mais il faut
voir.
Des papiers publics Anglais et Français, que j'ai pu
comparer par hasard, m'ont beaucoup chagriné ; car ils
m'ont paru prouver, en premier lieu, qu'il est impossible
aux Anglais de se maintenir dans l'île de Walcheren,
ce qui réduit l'expédition à un ridicule immense, acheté
par quarante millions. Et en second lieu, il m'a paru
voir que les Espagnols, qui défendent bien une ville
comme les Turcs, ne sont pas à beaucoup près aussi
brillants en rase campagne ; et qu'il y a entre eux et
leurs alliés des dissensions qu'il n'est plus possible de
cacher. Cet aperçu m'a fâché mortellement ; d'autant
plus que Bonaparte, libre sur le Danube, va retomber
sur ces pauvres Espagnols avec une nouvelle force. Je ne
puis cependant encore me résoudre à désespérer tout à
fait de ce bon peuple.
Je fus invité il y a peu de temps, à un petit diner très
intime : M...., qui était à mes côtés, me dit en particu-
lier: « Je suis inconsolable que vous n'ayez pu exécuter
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. 343
votre projet de Vannée dernière. » S'il avait pu voir le
dessous des cartes, il aurait été fort étonné. Au reste,
Monsieur le Chevalier, au milieu de tant de malheurs et
d'espérances trompées, vos propres réflexions vous au-
ront assez démontré, sans que je m'en mêle, des choses
qu'il serait par conséquent fort inutile de vous répéter.
Je crois cependant, Monsieur le Chevalier, devoir dans
un moment tel que celui-ci, vous transmettre un petit
abrégé en dix articles, des principes sur lesquels je me
suis constamment réglé dans ma mission. Je n'y mets, je
vous assure, ni orgueil ni obstination ; mais j'ose m'as-
surer que S. M. y verra autant de raison que dans
beaucoup d'autres systèmes. Je sens qu'il faut beaucoup
se défier de soi-même; mais d'un autre côté, l'homme
se trompe peu lorsqu'il juge contre son désir. Vous
voudrez bien encore, j'espère, observer que tout ce que
je sais des affaires de S. M. c'est qu'Eile est hors de sa
place, et que le cri de la justice l'y rappelle. Au delà de
ce profond secret, je n'en sais pas plus que mon valet
de chambre. Lors donc que j'ai suivi en conscience mes
propres idées, je suis parfaitement en règle, quand
même je me trouverais matériellement en contradiction
avec vous. Ce raisonnement me paraît décisif; d'ailleurs
il me semble que les faits raisonnent sur ce point mieux
que le raisonnement. Je serais extrêmement satisfait si
S. M. en jugeait de même.
M. le Comte de Roumantzof vient de rétablir les dî-
ners diplomatiques. Cela vaut la peine d'être dit, car cet
usage, qnoique fatigant pour nous, fait néanmoins dis-
paraître en partie l'inconvénient dont j'ai eu l'honneur
344 LETTRE
de vous parler. C'est un grand moyen de parler sans
audience solennelle. Le premier de ces repas a eu lieu
le \ 6 (28) de ce mois. Je suis toujours traité par le Chan-
celier avec une politesse distinguée. Je prie S. M. de
n'être nullement en peine des petites pointilleries que je
vous ai fait connaître à propos du retard des promotions
et de la distinction accordée à mon frère. Si quelques
personnes ont été désapprouvées, elles l'ont bien voulu,
mais tout cela s'oubliera et n'aura point de suite, parce
qu'au lieu de relever la balle, comme on dit vulgaire-
ment, je l'ai tout à fait amortie par ma conduite. Je suis
même porté à croire que ceux qui ont eu des torts n'en
sont pas à se repentir, et de mon côté, j'ai tout oublié.
J'aurais même passé tout à fait ces choses sous silence,
si la réserve n'avait pas ses bornes, comme toutes les
autres choses. Chacun ayant sa plume dans ce monde,
je crois devoir prendre quelques précautions éventuelles
pour fixer vos idées, si jamais la chose devenait néces-
saire, mais Sa M ijesté ne doit dans aucun cas craindre
ni scène désagréable , ni diminution de zèle de ma
part.
Une lettre de Napoléon à S. M. T. occupe fort les
esprits dans ce moment Puisqu'elle est devenue publique,
vous sentez bien que c'est parce que le Maitre l'a voulu
ainsi. Elle est longue et;,e manque de copiste; mais vous
pouvez compter sur l'exactitude des articles suivants
quant au sens, et même à très peu près quant aux
expressions, car je l'ai lue deux ou trois fois très atten-
tivement.
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI.
345
Schœnbrunn, 10 octobre (n. s.)
\° Monsieur mon Frère, le Duc de Vicence vient de
réapprendre que Votre Majesté vient de conclure la
paix avec la Suède, etc. Votre Majesté veut-elle bien per-
mettre que je lui fasse part à mon tour que je suis sur le
point d'en signer une, etc.
2° Je suis sùr de faire une chose agréable à Votre
Majesté en lui apprenant que la plus grande partie de la
Gallicie demeure à l'Autriche. J'ai ménagé aussi les
intérêts de Votre Majesté, autant qu'Elle aurait pu le
faire Elle-même, et sans manquer néanmoins à ce que me
prescrivait l'honneur.
3° L'Autriche ne cède que le Saltzbourg, quelque
chose surl'Inn, et, en Italie, ce qui m est absolument né-
cessaire pour mes communications avec la Dulmatie, en
sorte qu'on peut dire que l'Autriche demeure dans son
intégrité.
4° J'ai voulu faire encore cet essai, en usant à son
égard d'une modération à laquelle elle ne devait pas
s'attendre.
5° Le Duché de Varsovie ne peut se passer des
bonnes grâces de Votre Majesté, et elle peut être sûre
que jamais, et dans aucune hypothèse, je ne donnerai
aucune protection à ses sujets.
6° Rien n'égale la légèreté et l'inconséquence de ce
Cabinet ; il vient encore de sacrifier 22 à 30,000 hommes
dans le plus détestable pays de l'univers ; autant valait
les jeter dans l'eau.
346 LETTRE
7° En Espagne, le Lord Wolseley avec 30,000 hommes
de troupes a osé se mesurer avec l'armée du Roi presque
égale en nombre, ayant d'ailleurs sur ses flancs 90 ba-
taillons, et 45 ou 50 escadrons ennemis. 11 serait diffi-
cile d'imaginer
8° L'Amérique anglaise paraît vouloir se ranger à
notre système.
Les commentaires sur cette lettre ne tarissent pas.
Dans le Ier article, il a oublié qu'il est Empereur. Le 2me
est énigmatique. Le 3me ferait croire qu'il ne s'empare
pas de toute la Carniole ; cependant on ne doute pas que
Trieste et Fiume ne soient cédés. Mais je ne veux point
prévenir inutilement toutes les réflexions qui se présen-
tent d'elles-mêmes à la lecture de cette lettre ; j'observe
seulement qu'elle a été livrée au public, suivant toutes
les apparences, à cause de l'article 5me qui tranche toutes
les espérances polonaises. On nous assure que le Prince
Poniatowsky, pour ses bons et loyaux services, est en-
voyé en Espagne avec sa troupe. L'univers est plein de
gens qui n'entendent rien à la chronologie. Ils croient
que ce qui plaisait à Napoléon, il y a deux ou quinze
ans, lui plaît encore aujourd'hui. Pauvres imbéciles 1 Le
plus grand connaisseur et le plus grand ami de la fidé-
lité, c'est un usurpateur. Au reste, Monsieur le Cheva-
lier, si S. M. veut croire à cette protestation, Elle est
bien la maîtresse ; mais il pourrait fort bien lui arriver,
un jour, comme aux Polonais. En attendant, on respire
en Russie, et les apparences sont passables. Je n'ai pas
besoin de vous dire que ce Souverain s'applaudira beau-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 317
coup dans le fond du cœur, et se flattera d'avoir conduit
sa barque avec une dextérité peu commune. « J'ai
laissé dire, dira-t-il, mais j'ai acquis la Finlande que
Catherine II convoita en vain pendant quarante ans ;
j'ai acquis la Moldavie et la Valachie, je viens d'acquérir
400,000 sujets en Gallicie; j'ai éteint les espérances des
Polonais mécontents ; mon influence a sauvé l'Autri-
che^ etc. Cela ne vaut-il pas mieux que d'avoir amené
les Français à Saint-Pétersbourg, ou excité une révolte
chez moi ? » Nul doute qu'il ne s'applaudisse beaucoup
et qu'il ne s'affermisse dans son système de se conduire
par lui-même.
Précédemment, il avait écrit à l'Empereur d'Autriche
pour l'exhorter à la paix, en lui déclarant que si elle
ne se faisait pas, il ne pourrait refuser à son Allié
d'unir toutes ses forces aux siennes ; et copie de cette
lettre a été communiquée au Cabinet Français. Mais
tout cela est extérieur : je voudrais voir le dessous
des cartes.
Nous savons à présent comment la paix s'est faite.
Les plénipotentiaires d'Altenbourg ne voulaient pas
signer Alors le parti de l'Archiduc Charles a fait un
dernier effort sur l'esprit de l'Empereur, qui a cédé.
Des pleins pouvoirs ont été donnés au Prince Jean de
Lichtenstein, qui est toujours le grand orateur de la
paix, et il est allé la signer seul à Vienne.
Je m'attendais à tout, et cependant je suis surpris
comme si je ne m'étais attendu à rien. Je ressemble un
peu à ces malades qui disent à tout le monde : Je mour-
rai, et qui pâlissent ensuite quand on leur dit : Vous
348 LETTRE
mourez. Quand je pense à cette armée immense divisée
en six corps, à cette attaque faite sur l'Italie avant
d'avoir brûlé une amorce en Allemagne, à cette in-
croyable lettre de l'Archiduc Jean à Marmont, il me
semble que j'ai rêvé. Tirons au moins quelque consola-
tion de tant de malheurs, en voyant, ce qu'on n'aura
jamais assez dit, que ce n'est point la force qui a manqué.
Je me console aussi infiniment en comparant l'état
actuel de l'Autriche à celui que l'Europe a pu craindre,
et auquel même elle a pu croire pendant quelquef temps.
Après la proscription prononcée de tant de manières,
et si expressément, après ce mot de Princes de la Maison
de Lorraine, tant de fois répété, après les noms français
donnés aux îles de Vienne, etc., ce n'est pas un léger
bonheur que celui de se voir à la tête de 4 9 millions de
sujets. (Pourvu, je vous le répète, qu'il n'y ait point d'ar-
ticle secret). Et c'est, en vérité, une grande consolation
pour tout homme sans passion qui n'aime et ne demande
que l'ordre. L'Autriche est sur pied, la Russie est sur
pied, l'Angleterre est sur pied, l'Espagne n'est pas con-
quise. Acceptons tout cela ad refocillandam animant,
jusqu'à ce qu'arrive enfin le moment du génie et de
l'unité.
Nous verrons bientôt ici une Ambassade Persane. On
voulait d'abord ne pas la recevoir à cause des frais im-
menses (car les orientaux nous défrayant chez eux, il
faut les traiter de même); mais l'Empereur s'est décidé à
l'accepter. Elle vient demander la paix: voilà encore une
gloire. Jam Parthi responsa petunt. Il y aura nécessai-
rement des cérémonies et des fêtes qui amuseront tous
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 349
les yeux. Le spectacle de ces grands Empires est extrê-
mement amusant. Ou farce, ou drame, ou tragédie, on
y joue toujours quelque chose.
Lors du premier partage de la Pologne, il y a près de
40 ans, des Rebelles polonais (semblables en tout aux
Rebelles espagnols de nos jours) furent transportés en
Sibérie, et vous serez sans doute bien surpris d'apprendre
que, jusqu'à présent, on n'a pas seulement songé à leur
fournir aucun secours religieux. Le Gouverneur actuel
de la Sibérie a senti cette inconcevable barbarie. Comme
il est venu ici pour traiter directement des affaires de
son Gouvernement avec S. M. I., il a mis cet article au
nombre de ses demandes, et il a obtenu de l'Empereur
trois établissements de prêtres catholiques, l'un à To-
bolsk, l'autre à Tomsk, et le troisième à lrkoutsk, sur la
frontière de Chine, dans une étendue de près de 7,000
verstes ; mais tout cela a été projeté avec une parcimonie
et une ignorance de nos lois qui passent l'imagination.
Le Gouverneur général est fort lié avec un personnage
distingué de cette ville, membre du Sénat dirigeant,
dont je suis aussi devenu le grand ami. Les Mission-
naires ont été demandés au Général des Jésuites, et tout
de suite vingt sujets du Collège de Polock se sont pré-
sentés, quoique ce soit à peu près se dévouer au sup-
plice. Mais l'arrangement de cette affaire souffre une
infinité de difficultés. Le Général a demandé de s'abou-
cher avec le Gouverneur général, en présence de cet ami
dont je vous parlais, et de moi. J'ai cru devoir me retirer
en ma qualité d'étranger : mais le Gouverneur a voulu au
contraire que j'assiste à la conférence ; ainsi nous allons
350 LETTRE
traiter cette affaire h nous quatre. Je trouve assez plai-
sant qu'un sujet de S. M. vienne de Chambéry à Saint-
Pétersbourg pour influer peut-être sur un établissement
qui doit avoir lieu sur la frontière de la Chine. Un des
effets de la révolution (qui deviendra lui-même une grande
cause), c'est d'avoir mêlé tous les hommes, toutes les re-
ligions, toutes les langues, toutes les opinions, et d'avoir
rapproché une foule de têtes, qui, suivant le cours
ordinaire des choses, ne devaient jamais se rencontrer.
On vient de me faire présent d'une copie de la fameuse
lettre ; vous la trouverez ci-jointe. Comme les Anglais
riront de V Anarchie complète, et des journaux qu'il en-
voie à son <wu, qui sans doute n'a pas le moyen de se
les procurer. Je n'ajouterai qu'un mot sur le mérite
intrinsèque de cette lettre autographe, c'est qu'on n'y
remarque pas l'ombre d'un Souverain. Dans un billet
de Louis XIV, écrit par son secrétaire particulier Rose,
chaque syllabe est d'un Roi ; ici il n'y en a pas une qui
en donne l'idée. Au reste, Monsieur le Chevalier, on
m'assure de bonne part, et je suis tout prêt à le croire,
qu'on commence ici à se repentir d'avoir publié cette
lettre. En effet, il me paraît certain que cette publicité
déplaira également à l'Autriche et à celui qui a écrit la
lettre. Pour ne parler que de celui-ci, jugez comment ses
pensées et son style seront traités en Angleterre. Qui
ssiit comment il prendra la chose? On dit que les deux
paix ont été faites par deux lettres. Aux conférences de
Frédéricksham, le Comte de Roumantzof montra au Ba-
ron de Steddingk la copie d'une lettre écrite au Roi
Charles XIII, et communiquée à l'Empereur de Russie,
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 354
par laquelle Napoléon déclarait à S. M. Suédoise qu'il ne
pouvait l'assister d'aucune manière et qu'il l'exhortait à
finir incessamment avec l'Empereur de Russie, en lui
cédant les îles d'Aland et tout ce qu'il exigerait. Le Ba-
ron de Steddingk craignit d'abord une supercherie;
mais bientôt un courrier Suédois lui apporta la copie
authentique de cette même lettre: sur quoi, il signa tout.
On dit même que la paix avec l'Autriche a été déter-
minée par la lettre de l'Empereur de Russie communi-
quée à Napoléon. Cela peut être et n'être pas ; à cause
du docte que je vous ai fait connaître, mais en faisant
abstraction de cette lettre, personne ne saurait s'étonner
du parti pris par l'Empereur François. Les espérances
avaient été trompées en Hollande, trompées en Pologne,
trompées en Italie; ses Généraux étaient divisés, sa
propre famille ne l'était pas moins ; son caractère ne le
porte pas aux grandes résolutions. Que peut faire
d'ailleurs un Souverain héritier de deux philosophes?
Lorsque Champagny a remis le traité à M. de Metter-
nich, il lui a dit devant plusieurs personnes : « Monsieur,
vous devez ce traité aux bons offices de l'Empereur de
Russie. Pour cette fois encore, l'Empereur, mon Maître,
vous a pardonné; mais si vous vous avisez jamais de
recommencer la guerre, il vous détruira sans retour».
Quelles paroles ! Maestro ! Il senso lor m'è duro. Je vois
par le traité que cette grande Maison perd beaucoup
plus que ne l'indique la lettre du 4 0 octobre. Le chemin
vers Constantinople est clairement tracé dans ce traité.
Qu'allons-nous voir ? Le Croissant tombera, suivant les
apparences : mais quelles suites inimaginables I
352
MÉMOICE.
293
Mémoire.
En exceptant quelques erreurs inévitables et passa-
gères, fondées sur de fausses nouvelles, et peut-être
aussi quelques jugements précipités, non moins inévi-
tables dans une position restreinte qui ne permet pas
même d'acheter les gazettes, toute ma correspondance a
roulé pendant sept ans sur certains principes généraux,
que je prie S. M. de vouloir bien considérer un instant,
dans l'abrégé extrêmement succint que j'ai l'honneur
de mettre sous ses yeux.
\ • S'il y a quelque chose de malheureusement évident,
c'est Pimmense base de la révolution actuelle, qui n'a
d'autres bornes que le monde.
2° Cette révolution ne peut point finir par un retour
à l'ancien état des choses, qui paraît impossible, mais
par une rectification de l'état où nous sommes tombés ;
tout comme la révolution immense causée par l'invasion
des Barbares dans l'Empire romain ne finit point par
l'expulsion de ces Barbares, mais par leur civilisation
et leur établissement définitif, qui créa le système féodal
de l'Europe.
3° La durée des révolutions étant proportionnée à la
masse des éléments mis en fermentation, et à la gran-
MÉMOIRE. 333
deur de l'effet qui doit en résulter ; rien malheureusement
ne nous annonce la fin de celle que nous voyons ; d'au-
tant plus que Ton n'aperçoit en Europe aucun jeune
talent capable de s'opposer au torrent. Cet article est
important, car l'homme qui n'a pas vaincu à trente ans
ne vaincra jamais ; je veux dire qu'il pourra conduire
des bataillons avec plus ou moins de succès dans une
guerre ordinaire, mais jamais il ne fera une de ces
guerres qui changent la face du monde.
4° Mille et mille raisons historiques, politiques, mo-
rales, métaphysiques même, se réunissent pour faire
croire que rien ne peut faire reculer la France, et que le
repos ne peut être rendu au monde que par elle.
5° Bonaparte n'est qu'un immense zéro, une nullité
toute puissante. R?en ne lui résiste, mais son action est
purement destructrice, et ne fait que balayer la place
pour les architectes futurs.
6° La restitution des Etats de S. M. pendant la vie de
cet homme extraordinaire ne doit pas être mise au rang
des choses possibles.
7° La Maison de Savoie est trop grande pour un petit
Etat : son ancien patrimoine même n'était pas en propor-
tion exacte avec la dignité du Souverain (je ne dis point
ceci parce que le Roi le lira, mais parce q ne je le pense).
Heureusement ses Etats étaieut si parfaitement situés, et
leurs différentes parties se trouvaient entre el es dans
une si parfaite harmonie, qu'ils pouvaient être rangés au
rang des souverainetés les plus précieuses de l' Europe.
Mais si Ton vient à les morceler, fa puissance qui naît
de l'ensemble disparait, ou du moins elle diminue, non
T. xi. 23
354 MÉMOIRE.
point en raison de la diminution physique et territoriale,
mais dans une proportion beaucoup plus grande.
8° Donc il vaudrait mieux pour la Maison de Savoie
posséder de plus grands Etats, et même hors de l'Italie,
que de jouir seulement d'une partie des siens, et ce
qu'elle doit chercher par-dessus tout, c'est l'indépen-
dance.
9° Un beau coup serait de décider Bonaparte à quel-
que cession qui s'accorderait d'abord avec la morale, qui
est avant tout, et ensuite avec les intérêts et les vues des
puissances légitimes, en sorte que, dans aucune suppo-
sition possible, S. M. ne se trouvât compromise.
40° Appliquant enfin quelques-uns de ces aperçus
généraux à ma situation particulière, je demandais avec
empressement à S. M. une marque quelconque de sa
protection actuelle, n'ôtant jamais les yeux de dessus
mon extrait baptistère, et faisant cession de grand cœur
de tous mes honneurs futurs à ceux qui ont le bonheur
de compter davantage sur l'avenir.
Il peut sans doute y avoir de l'erreur dans ce système
général, mais si S. M. daigne l'examiner attentivement,
peut-être qu'EIle n'y en trouvera pas plus que dans tout
autre système. Il paraîtra même assez difficile d'évaluer
cette erreur, si l'on réfléchit que dans l'art de conjec-
turer, l'événement contraire, considéré seul, ne prouve
rien contre la légitimité du raisonnement, précisément
comme dans le jeu la perte de la partie ne prouve nulle-
ment que celui qui a perdu ait mal joué.
LETTRE A M. LE CHEVALIER DE ROSSI.
355
294
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 3 (15) novembre 1809.
J'ai eu l'honneur de vous dire quelque chose sur mon
frère dans ma longue dépêche, mais comme on a jalousé
son titre autant que son grade, je ne crois pas inutile de
faire un article sur ce point. Vous en ferez usage, s'il y
échoit; car ma manière de ne jamais me plaindre de
personne, n'étant pas à l'usage de tout le monde, et ne
sachant ni ce qu'on vous écrit ni ce que vous croyez,
je crois devoir prendre quelques précautions éventuelles.
Au moment où mon frère arriva ici, plusieurs per-
sonnes et des sujets même de S. M. l'avertirent de
prendre garde à la manière dont s'annoncerait son nom,
qu'il n'y avait ici aucun titre de noblesse pour les cadets,
vu que les titres sont communs à tous les membres
d'une famille de l'un et de l'autre sexe, et que s'il n'était
pas Comte, il ne serait qu'un Gospodin (un monsû de
Piémont). Mon frère avait, comme on dit, la tête dans un
sac en arrivant dans un pays si différent du sien ; il est
d'ailleurs poco-curante au suprême degré. Il ne fit nulle
attention à la chose. — Ecrivons, dit-il, comme vous
voudrez. — Et il n'y pensa plus par la raison que vous
allez voir.
356 LETTRE
Tous les officiers qui avaient voyagé avec mon frère
lui avaient conseillé de profiter du grand talent qu'il
avait reçu de la nature, et d'imiter tant de Français qui
avaient pris ce parti, ou d'autres analogues ; il leur
répondait en riant : « Je veux voir auparavant si je suis
officier ou peintre». Arrivé ici, il vit que prétendre vivre
à Saint-Pétersbourg avec le grade de capitaine et l'ap-
pointement de ce grade, c'est absolument vouloir danser
une valse avec un poids de mille livres sur la tète. A
cette époque, il apprit que la cadette de mes sœurs, que
nous aimons tous, mais qu'il aime particulièrement,
était demeurée sur le grand chemin avec son mari et
cinq enfants, sans avoir pu arracher à la révolution un
journal de terre. Ce motif le décida plus que tous les
autres ; il était d'ailleurs loin de sa patrie, sans res-
sources d'aucune espèce, il n'embarrassait personne
puisqu'il n'avait aucun parent ici. Les circonstances et
l'exemple justifiaient assez sa conduite. Il prit philoso-
phiquement son parti, il demanda sa démission, vint à
Moscou et se déclara artiste forcé : en un clin d'œil il
fut riche, et prit sa part de la manière la plus noble
dans le devoir sacré que nous nous sommes imposé à
l'égard de ma sœur.
Tout allait fort bien, Monsieur le Chevalier; mais
lorsque j'appris, à Cagliari, la résolution de mon frère, il
apprenait à Moscou que j'étais Ministre à Saint-Péters-
bourg. On imaginerait difficilementquelque chosede plus
bizarre : notre crainte commune était de nous gêner mu-
tuellement. Pour comble d'agrément, S. M. me présente
d'une main timide, qui voulait dire : Je vous fais mes
JL M. LE CHEVALTER DR ROSST. 357
excuses de vous présenter cet homme Je débute dans un
galetas, sans équipage et sans meubles. Les uns disent :
Est il Ministre ? Et les autres: Est-il Roi? Jamais un
homme délicat, jamais un sujet fidèle ne s'est trouvé
dans une position plus difficile. Nous avons su nous en
tirer, Monsieur le Chevalier ; certes on n'a pas droit de
nous jalouser, car les moyens que nous avons employés
sont bien exclusivement à nous.
M. l'Amiral Tchitehagof, qui avait au moins le mérite
d'aimer et de rechercher les hommes marquants, m'offrit
de placer mon frère sans le connaître ; car il était re-
tourné à Moscou après avoir passé quelque temps avec
m°i ? ( j'ajoute sans que je le lui eusse demandé, car
jamais cette idée ne me serait venue dans l'esprit). Il lui
donna deux emplois pour pouvoir doubler ses appointe-
ments ; bientôt il en fabriqua un troisième, dans la pleine
puissance d'un Ministre russe, en lui disant : Cest pour
votre voiture. Mais c'est ma sœur qui en a retiré tout
l'avantage, et si vous étiez dans ce pays, Monsieur le
Chevalier, vous sauriez ce que vaut cet héroïsme.
Vous observerez, Monsieur, qne mon frère ne s'était
donné aucun titre dans le monde, et qu'il ne l'avait
nullement réclamé en rentrant au service ; mais on trouva
cette note parfaitement oubliée et ensevelie depuis dix
ans. Tout de suite, et sans la moindre discussion, mon
frère se trouva titré de Comte, et vous ajouterez qu'il
aurait jeté deux mille roubles dans la rivière pour qu'il
n'en fut plus question après mon arrivée dans ce pays.
J'aurais vu, je vous l'avoue, avec beaucoup de plaisir
que S. M. eût daigné s'occuper de mon frère : j'ajoute
358 LETTRE
avec la même franchise que la bonne et saine politique
devrait peut-être s'interposer dans ces sortes d'embarras
où de bons et fidèles sujets se trouvent jetés malgré eux,
sans aucune faute d'imprudence ou d'ambition. Mais, si
j'avais fait un essai dans ce genre, qu'aurais-je obtenu ?
une mortification. Jamais, Monsieur le Chevalier, nous
n'obtiendrons rien de S. M. : un des hommes de notre
pays le plus fait pour savoir tous les secrets, dit un jour
dans un moment de confiance : Nous avons marqué cette
famille, jamais elle ri avancera. Il avait alors à peu près
l'âge que j'ai aujourd'hui, mais j'étais jeune: le beau
vase où il avait déposé ce secret pencha vers moi, et le
secret en sortit, comme il est tout simple ; j'ai toujours
eu cette révélation devant les yeux, et j'obtiendrais peut-
être un sourire de bienveillance de la part de S. M., si
je vous expliquais ici la manière dont nous avions pris
cet oracle dans ma famille, et le plan de conduite que
nous avions adopté ; mais il ne s'agit point de cela. Il
me suffit de vous expliquer pourquoi S. M. n'a jamais
entendu parler de mon frère, et comment il porte ici un
titre qu'il n'aurait pas chez le Roi. Au fond, Monsieur
le Chevalier, lorsque le Roi de France donnait jadis un
titre à l'un de ses sujets en lui adressant la parole, il
était de maxime que personne ne lui disputait plus ce
titre -y il serait singulier que l'Empereur de Russie n'eût
pas le droit d'appliquer à un étranger, qui le sert et qui
n'a plus de patrie, le droit public de son propre empire;
mais je ne veux pas me servir de cet avantage : la chose
s'est passée comme je viens de vous le raconter. Les
sottises vont loin quand elles prennent des ailes de
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 359
papier ! Qui sait ce qui peut vous en revenir? On peut
(car tout est possible), nous prêter le projet de séparer
nos intérêts de ceux de S. M. et de nous procurer des
distinctions indépendantes de sa volonté ; aujourd'hui
nous le pourrions sans crime, mais jamais nous n'y
avons pensé. Nous avons prouvé de mille manières, et
aux dépens de ce que nous avons de plus cher, que nous
le préférons à tout, que nous aimons mieux, dans lé
naufrage universel, flotter à ses côtés sur un bris de
navire, que dormir sur l'édredon dans un vaisseau de
cent pièces cinglant promptement toutes voiles dehors.
Tout a été inutile : moi-même je n'ai, si vous l'observez
bien, rien obtenu jamais de S. M. Je tiens d'Elle exté-
rieurement deux marques insignes de sa bonté et de sa
confiance : mon titre d'Envoyé extraordinaire et mon
Ordre, mais vous savez à qui je dois l'un et l'autre.
Toutes les fois que je me montrerai seul, que personne
ne parlera pour moi, et que les circonstances n'exigeront
rien de S. M., je serai sûr de n'en rien obtenir. Mon
frère de son côté à été insulté (absent, comme vous
sentez bien) à côté du Roi et chez le Roi d'une manière
horrible. Je l'ai fait savoir : S. M. n'a pas daigné me
donner le plus léger signe d'y avoir fait attention. Jugez,
Monsieur le Chevalier, comment j'aurais été reçu si
j'avais fait quelque demande pour lui: que dire à tout
cela ? Ce que nous avons toujours dit : Vive le Roi ! —
Nous ne cesserons pas un instant de l'aimer, de le pré-
férer, de l'exalter, de le servir quand nous le pourrons ;
mais personne ne doit s'étonner de nous voir tomber
par force dans les bras de la compassion étrangère, et
360 LETTRE
jouir sans effort, comme sans impertinence, des avan-
tages d'une bienveillance qui nous a constamment
accompagnés dans tous les pays du monde, un seul
excepté.
Hœc te ignorare nolui. Ceci n'étant ni une plainte ni
une demande, je n'attends aucune réponse ; c'est une
simple précaution que je crois devoir prendre dans un
moment solennel, et où il m'importe de ne laisser dans
l'esprit de notre bon et auguste Maître aucun soupçon
sur l'étendue de notre dévouement, et sur les principes
qui ont constamment réglé notre conduite. Le reste est
dans le sablier du temps.
Je livre entièrement ces pages à votre amitié et à
votre prudence : faites en usage ou supprimez-les,
comme vous l'estimerez convenable. Tout à vous ,
Monsieur le Chevalier.
295
Au Roi Victor-Emmanuel.
Saint-Pétersbourg, 29 novembre (11 décembre) 1809.
Sibe,
Malgré les ordres envoyés au Prince Bagration, il n'a
pas moins fallu repasser le Danube. Ce Général a repré-
senté à l'Empereur qu'il ne pouvait tenir en place, sans
exposer l'armée russe à une perte certaine. Je suis ici
AU BOI VICTOR-EMMANUEL. / 364
intimement lié avec l'un des personnages les plus esti-
mables que renferme cette capitale, c'est le Sénateur et
Conseiller privé actuel de Tamara, qui a été très long-
temps Ministre de Russie à la Porte, sous Paul Ier. Il
connaît à fond ce pays et m'a dit souvent que, dans ses
derniers moments, sa défense serait terrible et tout
autre qu'on ne le croit. Une autre personne non moins
instruite, mais appartenant à l'ordre militaire, m'assure
que sans un débarquement on ne peut venir à bout de
Constantinople, et ce débarquement, Sire, ne pouvant
s'exécuter par la mer Noire, je ne doute pas que Napo-
léon ne spécule de ce côté sur la flotte russe, et qu'il ne
choisisse pour son instrument particulier l'Amiral
Tchitchagof qui se trouve dans ce moment à Paris. Déjà
nous savons qu'il a obtenu des audiences particulières :
Bonaparte lui tournera aisément la tête et s'en servira
habilement pour ses fins. Si je ne me trompe, nous ver-
rons partir d'ici quelques officiers russes, pour aller à
Paris, concerter un plan contre la Turquie qui ne peut
guère être envahie du côté du Balkan, et qui ne peut
l'être que difficilement par la Croatie et la Bosnie. Néan-
moins il est probable que Constantinople tombera.
Votre Majesté n'a pas idée de toutes les horreurs que
l'on a dites de l'inconcevable Amiral depuis son départ :
cependant il est toujours Ministre, et sa faveur auprès
de l'Empereur est toujours la même. Bien des gens sou-
tiennent que, dans moins d'une année, il sera ici avec la
même existence, au moins, qu'il avait en partant. Rien
n'est plus possible, surtout si le Maître le veut ainsi, et
rien ne pique ma curiosité comme de voir le rôle que va
362 LETTRE
jouer cet homme extraordinaire. Pour mon compte,
c'est-à-dire pour le compte de Votre Majesté, je dors
en paix de ce côté, puisqu'il ne me fera jamais que du
bien ; je l'avais totalement apprivoisé et je ne sais trop
comment.
Par une suite du bonheur que j'ai eu de ne choquer
personne, je viens de jouir d'un agrément qui a fait un
spectacle diplomatique, et dont je dois informer Votre
Majesté. M. le Comte de Saint-Julien, arrivé ici comme j'ai
eu l'honneur de le mander à Votre Majesté dans mon
dernier numéro, a dû choisir un membre du Corps di-
plomatique pour le présenter à Saint-Pétersbourg. Les
premières réflexions ont restreint le choix entre le Baron
de Schalten, Ministre de Prusse, et moi,- mais les der-
nières m'ont donné la préférence. Voici les considéra-
tions qui ont déterminé M. de Saint-Julien, et qui ont
surtout été pressées par notre ami le Duc de Serra-Ca-
priola. \° Il ne convient point à un agent de l'Empereur
d'Autriche de choisir son présentateur parmi les
Ministres des puissances absolument dépendantes de la
France. 2° Je suis Ministre d'une Cour liée intimement
par le sang avec celle d'Autriche. 3° M. le Baron de
Schalten ne fréquente pas toutes les maisons de Péters-
bourg, entre autres deux des plus marquantes, celles du
Comte de Strogonof et celle de la Princesse Galitzin-
Waldemar, dame du portrait, mère de la jeune Comtesse
de Strogonof : au contraire le Ministre de Votre Majesté
est partout. En conséquence, Sire, M. le Comte de Saint-
Julien est venu chez moi me prier, dans les formes, de
le présenter dans toutes les maisons, ce que j'ai fait avec
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 363
beaucoup de plaisir, non cependant sans quelque crainte
que ce choix ne parût aux Français une bravade capable
de nuire à M. de Saint-Julien; mais c'était son affaire, et
comme ils n'ont aucune colère contre moi, ils n'ont rien
dit. Tout s'est passé à merveille ; un Ministre autrichien
(quoique non avoué) présenté dans cette ville et dans
ces circonstances, sous les yeux d'une ambassade fran-
çaise, par le Ministre de Votre Majesté, est un spectacle
qui a dû exciter quelque étonnement parmi les specta-
teurs. Je renvoie très respectueusement à Votre Majesté
tout ce qu'il peut avoir de flatteur pour moi.
Nous sommes toujours ici dans la crise d'une banque-
route. Pour faire compter à ma femme mille livres en
Piémont, il m'en a coûté ici mille roubles. Tout le
monde se regarde et personne ne sait où nous serons
conduits.
La lettre apportée par le Comte de Saint-Julien est
tout à fait fraternelle. L'Empereur d'Autriche se met
entre les mains de celui de Russie, et le prie de prendre
lui-même les 400,000 hommes où il voudra. Le porteur
a été fort bien reçu, et d'abord il avait été conclu que
l'affaire se terminerait ici ; mais, depuis le départ de
l'Empereur, le Chancelier de l'Empire se montre plus
difficile et M. de Saint-Julien a su que le Prince Ga-
litzin, qui commande en Russie, avait reçu Tordre de
demeurer. Ce qui oblige le premier à faire partir sur le
champ un courrier.
L'Empereur est parti hier vers une heure après-midi
pour Twer, où réside la Grande-Duchesse Catherine, sa
sœur, et de là il se rendra à Moscou, et à Thula où est
364 LETTRE
la grande manufacture d'armes. Qui sait si ce voyage n'a
pas pour but, au moins en partie, de se délivrer ici des
fatigues de la délicatesse?
La Grande-Duchesse Catherine se lève à 6 heures du
matin, fait la ménagère dans sa maison, reçoit à dîner
ceux qu'elle juge à propos, les congédie après dîner,
examine les comptes de sa maison, enseigne le Russe à
son mari, soupe tête à tête et se couche à dix heures.
C'est ce qu'on appelle, en style familier, une fine mou-
che; mais elleabien du monde contre elle, entre autres
tous les amis de sa belle-sœur, qu'elle a le malheur de
ne pas aimer.
Je puis avoir l'honneur de donner à Votre Majesté,
comme très prochaine, une révolution entière dans le
Ministère. On y reconnaît déjà quelques formes françaises;
presque en même temps, on compte sur l'apparition du
code civil, enfanté avec douleur depuis quelques années,
et qui est enfin sur le point de voir le jour. Il contient
sur les successions quelques dispositions favorables aux
femmes, qui choqueront, à ce qu'on m'assure, les idées
russes et pourront causer du trouble. J'aurai soin de
tenir Votre Majesté au fait de tout. Il ne me reste aujour-
d'hui que le temps de mettre à ses pieds le très profond
respect avec lequel je suis, etc.
P. S. — La nouvelle de Bessarabie ne m'avait pas
été donnée d'une manière parfaitement exacte. C'est la
cavalerie seulement que le Prince Bagration a renvoyée
sur la rive gauche du Danube, par l'impossibilité abso-
lue de la faire subsister de l'autre côté mais l'infanterie
AU BOI VICTOR-EMMANUEL. 365
a reçu Tordre d'avancer. — Avancer contre les Turcs
sans cavalerie ! C'est une entreprise hasardeuse. A la vé-
rité on a conservé plusieurs régiments de Cosaques ;
mais il y a toujours beaucoup de dangers.
Peu de jours après M. le Comte de Saint-Julien, nous
avons vu arriver en courrier le Marquis Scarampi, sujet
de Votre Majesté, Officier de S. M. l'Empereur d'Autriche,
expédié par le Maréchal de BellegardeJ'ai été ravi de voir
ici un sujet de Votre Majesté ; et tout de suite nous avons
fait, mon frère et moi, ce qui dépendait de nous pour lui
rendre agréable le séjour de cette grande ville : il com-
mençait à y prendre beaucoup de goût, et Madame la
Princesse Tcherkaski, dont la maison est tout à fait celle
de mon frère, nous avait tous priés à un dîner d'amis
qui devait être fort agréable, lorsque le Comte de Saint-
Julien s'est trouvé daus le cas d'expédier subitement un
courrier. Celui qu'il attendait de Vienne, d'un moment
à l'autre, n'était point arrivé. Le Marquis est obligé de
repartir à son grand regret; il aurait envie d'être
attaché à la Légation autrichienne, mais je doute qu'il
sache le Français assez parfaitement pour une ville où
les Anglais seuls ont droit de faire des solécismes. Nous
sommes bien contents de lui, et j'espère aussi qu'il n'est
pas mécontent de nous.
366
LETTRE
296
A Mme la Baronne de Morand, née de Costa,
sa belle-sœur.
Saint-Pétersbourg, 3 (15) décembre 1809.
Vous venez de me donner une belle preuve, ma très
aimable sœur, de la sagesse de la maxime avancée par
feu Madame de la Sablière, que lorsqu'on est assailli par
une tentation, ce qu'on a de mieux à faire, c'est de suc-
comber. Combien j'aurais été malheureux , si vous
n'aviez pas succombé à celle de m'écrire !
J'aurais perdu l'occasion de me disculper auprès de
vous d'un très grand crime, celui de vous oublier ; c'est
un reproche que je n'ai jamais mérité, et que je ne
mériterai jamais, vous pouvez en être bien sûre ; votre
image vénérée est au premier rang de ces fantômes
aimables que mon imagination évoque sous le pôle pour
me rendre heureux, autant que je puis l'être, par les
souvenirs, hélas ! J'ai perdu pour toujours la douce so-
ciété qui a fait le charme de mes belles années. Le trem-
blement de terre a creusé un fossé immense entre elle
et moi. Mais vous ne sauriez croire, Madame, combien le
temps et la distance opèrent peu sur ma mémoire. Il y a
peu de temps que j'ai longuement parlé de vous et de
tout ce qui vous appartient avec un Européen qui vous a
A Mme LA BAB0NNE DE MOBAND. 367
vue je ne sais où. Il m'a dit formellement que vous étiez
toujours belle: ce que c'est que l'habitude! J'ai pris un
vif intérêt au mariage de la charmante Flavie. Si je ne
vous ai jamais écrit, c'est qu'il n'est pas possible d'écrire
à toutes les personnes qui nous intéressent ; c'est que
Sa Majesté le Hasard décide d'une infinité de choses ;
enfin, Madame, le cœur n'est pour rien dans tout cela. Il
a sa mémoire, comme vous savez, et vous ne pouvez ja-
mais en être effacée. Je vous remercie des nouvelles que
vous me donnez de votre famille que je serre sur mon
cœur, comme si je la connaissais. Je conçois parfaitement
l'inactivité de votre cher Edouard et l'inutilité de ses
talents, mais je conçois peu Alphonse à Valladolid. Bon
Dieu !
Cependant, je suis bien ici, moi ! Pourquoi un autre ne
serait-il pas à Valladolid. Ce raisonnement me paraît
fort, et j'ai bien peur de m'être étonné comme un nigaud;
peu m'importe au fond, car le titre que je crains le moins
dans le monde, c'est celui de nigaud. Ceux qui vous
ont dit que mon Rodolphe est un très beau garçon sont
des calomniateurs ; mais il est vrai qu'il ressemble assez
à un très beau portrait, ce qui n'est pas du tout la même
chose. Tel qu'il est pour la figure, il est au moins très
bon garçon, et je puis même vous le dire fort estimé ici.
Il a fait deux campagnes, l'une dans l'eau, et l'autre
dans la glace ; il n'en a point été enrhumé, et les balles
qui se sont promenées autour de lui au point d'emporter
le fourreau de son sabre, me l'ont cependant laissé tout
entier. Il se met à vos genoux, ainsi que mon frère, qui
est infiniment sensible à votre souvenir. Il a ici un état
368 LETTRE
fort agréable ; il est Colonel, Membre honoraire du dé-
partement de l'Amirauté, et directeur du Musée. Ce
dernier titre renferme toute la partie scientifique, bi-
bliothèque, plans, machines, etc. Mon petit Rodolphe
est Chevalier-Garde; c'est un service extrêmement bril-
lant, mais fort coûteux, ou pour mieux dire, écrasant
dans ma position ; il le sera moins à mesure que le jeune
homme avancera en grade : il n'y en a que trois dans
ce Corps: Cornette, Lieutenant et Capitaine. Ce der-
nier est Colonel dans l'armée. Lorsque mon fils y entra,
il y a trois ans, il était vingt-troisième Cornette; aujour-
d'hui il est le troisième : j'attends des remuements avec
impatience.
Vous plait-il savoir quelque chose de moi? Je vous
dirai ce que j'ai dit à tant de personnes. Je suis aussi
heureux qu'on peut l'être quand on est malheureux. On
me comble de bontés. Je jouis d'une infinité d'agré-
ments. Mais mais regarder au midi! Cette séparation
terrible est si bien confirmée par les circonstances que
je ne vois, de longtemps du moins, aucun moyen imagi-
nable d'y mettre fin. Cela est cruel, plaignez-moi, et
tout sera dit J'ai été ravi de ce que vous me dites de
mes filles: je compte bien, à vous dire la vérité, sur
quelques exagérations de l'amitié, mais j'espère aussi
qu'il y a du vrai dans votre relation.
Bonne Clémentine, est-ce bien vrai? Ne me faites pas
d'histoires.
Embrassez tendrement de ma part le frère Joseph : il
n'y a, je crois, point de mal à cela! Invitez-moi de temps
en temps à vos soirées de Gonfignon. Mes oreilles tinta-
A Mme LA BARONNE DE MORAND. 369
ront sûrement. 11 me semble que la terre de Coufignon
a fait tort à celle de Saint-Giraud; il en résulte que mon
imagination ne sait où vous chercher, car je n'ai jamais
vu votre séjour d'à présent : je ne puis me flatter de
vous y voir jamais. Si cependant je voyageais encore
sur ces belles plages, comment vous prouverais- e que je
suis votre beau-frère? Vous ne me reconnaîtriez plus.
Je suis vieux comme un violon de Crémone. Le plus sûr,
je crois, serait de me présenter à pied, et de demander
l'hospitalité, comme un homme qui n'a ni feu ni lieu.
Vous diriez sûrement : Faites entrer ce pauvre homme.
Mais voyez donc, mon cher ami, il prononce précisément
comme mire beau-frère le Scythe. — Bonjour, excellente
Clémentine, je vous remercie de nouveau de votre ai-
mable lettre. Ne doutez jamais de mon tendre et éternel
attachement.
Joseph.
Si je puis être utile à Monsieur Termain, il est bien
recommandé. N'écrivez-vous pas à votre excellent
frère? Parlez-lui de moi. Je ne sais pourquoi je ne lui
écris pas. Lui, de son côté, ne me dit mot. Le sacré bap-
tême et l'auguste mariage sont entrés je ne sais combien
de fois chez lui sans qu'il m'ait invité. Pensez si je se-
rais allé ! — Dieu le bénisse et tout ce qui l'intéresse il
sera toujours pour moi au premier rang de tout ce que
j'aime et de tout ce que j'estime le plus dans l'univers.
T. XI.
370
LETTRE
297
f A la Reine Marie-Thérèse d'Esté,
Heine de Sardaignt.
Saint-Pétersbourg, décembre 1809.
Madame,
Londres et Trieste m'étant fermés, il ne me reste
d'autre voie que celle de Constantinople pour faire ar-
river une lettre en Sardaigne. Dans cette position em-
barrassante, j'ai pensé que je ne pouvais rien imaginer
de mieux que de faire parvenir cette lettre sous le
couvert de Votre Majesté, entre les mains de son au-
guste sœur rimpératrice d'Autriche. J'y trouve moi-
même l'occasion très flatteuse de me mettre aux pieds
de Votre Majesté, et de lui présenter directement
l'hommage de mon très respectueux dévouement.
Ce n'est point sans une profonde douleur, Madame,
que nous avons vu s'évanouir un nouvel espoir, en ap-
parence si fondé : cependant, au milieu de si grands
malheurs, on peut encore féliciter Votre Majesté de ce
que les choses ne sont pas allées aussi mal qu'on a pu le
craindre légitimement. François Ier disait : Tout est
perdu, fors l'honneur ; François II a sauvé, avec l'hon-
neur, dix-huit millions de sujets fidèles, et ses armées
n'ont succombé qu'à la magie, heureusement passagère,
qui entraîne tout.
A LÀ REINE MAftiÉ-THÉRÈSE D'ESTE. 374
Je suis mortellement fâché de voir Votre Majesté con-
finée d'une manière si peu digne d'Elle; mais d'un autre
côté, Elle est indépendante, «t n'est point exposée à faire
le voyage de Paris. A cette consolation, qui est certai-
nement très grande, Elle en joint une autre encore plus
chère à son cœur, faite pour adoucir tous les chagrins :
la réputation de son auguste fille, Madame Béatrix,
s'étend déjà de tous côtés ; son esprit, ses grâces, sa
bonté, sa pénétration, ont fait l'admiration de tous ceux
qui ont eu l'honneur de l'approcher. En prêtant une
oreille avide aux louanges les plus désintéressées, je me
suis souvent rappelé avec un extrême intérêt le temps
où j'amusais son aimable enfance, lorsque, avec ma vue
basse, je rencontrais sa poupée suspendue dans l'embra-
sure d'une porte. C'était hier, à ce qu'il me semble ;
aujourd'hui elle pourrait commander à des hommes, et
même les instruire. J'exprimerais difficilement à Votre
Majesté la part que je prends au plus grand bonheur
dont Elle puisse jouir.
Je n'ai point l'honneur d'être personnellement assez
connu de Votre Majesté* pour me permettre d'ajouter
d'autres considérations sur un état de choses que je ne
crois point sans remède, malgré l'aspect lugubre qu'il
présente dans ce moment. Je me borne donc à supplier
Votre Majesté de vouloir bien agréer, avec sa bonté ordi-
naire, l'intérêt sans bornes que je ne cesserai de prendre
aux moindres événements liés de quelque manière
à son sort et à son bonheur, et le très profond res-
pect, etc.
372
LETTRE
298
Au Roi Victor-Emmanuel.
Saint-Pétersbourg, décembre 1809.
Sire,
L'Empereur a été reçu à Moscou avec des transports
de joie véritablement attendrissants. Parti d'ici le 4 0
(vieux style) après midi, il était arrivé le lendemain à
Twer à dix heures du soir. La distance est de 460
verstes ; voilà ce qu'on peut faire dans un traîneau dé-
couvert qui ne portait que lui et son Grand Maréchal.
Le lundi 4 6, il est arrivé à Moscou, où il est entré à
cheval absolument seul, n'ayant pas même un domes-
tique à sa suite. Il a marché, depuis la porte de la ville
jusqu'au Palais et à l'Eglise du Kremlin (ancienne rési-
dence des Czars), au milieu de deux cent mille hommes
qui serraient son cheval. A peine l'Empereur pouvait
avancer. On se jetait sur lui, au pied de la lettre. On
baisait sa botte, les* harnais, la tête de son cheval. On
lui prodiguait une foule d'expressions tendres reçues
dans la langue russe : papa, bel empereur, ange, etc.
C'est au milieu de ce cortège et de ces acclamations
qu'il est arrivé, en pleurant de joie. Son séjour n'a plus
été qu'une succession de réjouissances. La noblesse et
les marchands lui ont donné des bals. Il en a donné un
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 373
à son tour, et il a bien voulu, en dérogeant à son pre-
mier projet, passer à Moscou le jour de sa naissance ;
de sorte que c'est l'Impératrice qui a fait les honneurs,
et qui a donné aux trois premières classes de l'Empire,
le bal et le souper d'usage ce jour-là. L'Empereur s'étant
rendu au théâtre, on y joua une pièce russe qui avait
beaucoup de rapport à la circonstance. Mais comme
S. Mi n'aime point qu'on la loue en face, on avait cru
devoir supprimer un couplet qui se rapportait trop di-
rectement à Elle; mais l'assemblée a demandé le couplet
à grands cris, et a forcé l'artiste de le chanter. Enfin,
rien n'a manqué au triomphe paternel de S. M. I. Les
fêtes ont fini par un grand bal masqué donné par l'Em-
pereur, à la suite duquel il a dû partir, dans la nuit du
25 au 26 (nouveau style). On lui a donné un spectacle
d'un genre singulier, et qui n'appartient qu'à ce pays.
L'immense ville de Moscou renferme des étangs qui
peuvent s'appeler lacs. On a choisi l'un des plus grands,
dont on a ôté la moitié de la glace, qu'on a emportée
sur des chariots. Sur cette moitié dégagée, on a établi
une infinité de chaloupes illuminées . et sur l'autre partie
une foule d'enfants du peuple, couverts de lumières,
patinaient en tous sens. On dit que cette double illumi-
nation mobile formait un coup d'œil admirable. L'Era- v
pereur a dit qu'il se repentait de n'avoir pas vu assez
son bon peuple de Moscou, mais qu'à l'avenir ses
visites seraient plus fréquentes. C'est ce que nous ver-
rons.
Ce voyage, Sire, a l'air d'un impromptu ou d'un à-
propos ; mais pour moi, je le crois médité d'avance et
374 LETTRE
fait dans des vues profondes. Si je ne me trompe beau-
coup, l'Empereur a voulu parler à de certaines personnes
qu'il ne voulait pas faire venir ici. 11 a eu une longue
conférence avec le Comte de Rostopchin, fort connu de
Votre Majesté; si ce personnage rentre dans les affaires,
ce qui me paraît probable, il en amènera sûrement
d'autres à sa suite.
L'Ambassadeur de France a vu ce voyage de Moscou
avec beaucoup de déplaisir. J'ai eu l'honneur de faire
connaître à Votre Majesté la déclaration expresse par
lui faite à l'Empereur, « qu'il avait ordre de son Maître
de ne jamais s'éloigner pendant vingt-quatre heures de
S. M. I. » Cependant l'Empereur lui a échappé, en ne
parlant d'abord que de la visite à sa sœur, et sans doute
encore par d'autres mesures que j'ignore. J'ai lieu de
croire qu'il y a eu quelques Notes d'échangées avant son
départ ; mais enfin il est parti seul. Qui sait si Caulafn-
court échappera à une tempête de Paris, pour n'avoir
pas su accompagner l'Empereur à Moscou? Ce qu'on
pourrait dire ici, c'est que le Prince Kourakin n'est pas
de toutes les courses qui se font en France ou hors de
France : mais on peut douter que ce raisonnement fût
trouvé bon.
Me trouvant le 24 au bal donné par S. M. l'Impéra-
trice, je causais avant le souper, à côté d'une table de
jeu, avec deux personnages graves de l'antique roche
de Russie, très instruits et très attachés à leur pays ; je
leur parlai de la douce et brillante réception faite à
S. M. I. par les habitants de Moscou. A mon grand
étonnement, je ne les trouvai point aussi chauds que je
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 375
l'aurais imaginé sur une scène qui me paraissait si atten-
drissante. Eux, au contraire, auraient voulu qu'elle n'eût
pas eu lieu. Us prétendaient que ces voyages font tou-
jours plus de mal que de bien, parce qu'ils arrêtent le
mouvement des affaires, et qu'ils les accumulent d'une
manière qui embarrasse ensuite excessivement le Souve-
rain. Ils me dirent d'autres raisons qui ne me persuadè-
rent guère ; mais les opinions des hommes sont étranges
et dans leur espèce et dans leur variété.
Le change se soutient au point que j'ai eu l'honneur
de faire connaître à Votre Ma jesté. Elle se trompera très
peu en prenant, tous frais faits, les roubles de Russie
pour des livres de Piémont. Je voudrais être sûr que le
mal n'empirera pas. Le besoin d'argent est extrême ;
cependant le luxe va son train sans s'inquiéter de rien,
quoique ses extravagances et son incurie suprême mè-
nent ce pays à une révolution inévitable. La noblesse
jette l'argent, mais cet argent tombe dans la main des
gens d'affaires, qui n'ont plus qu'à couper leur barbe
et à se procurer des grades pour être maîtres de la
Russie. La ville de Pétersbourg appartiendra bientôt tout
entière au commerce. En général, l'appauvrissement et
l'affaiblissement moral de la noblesse sont les véritables
causes de la révolution que nous voyons. Cette révolu-
tion se répétera ici, mais avec des circonstances particu-
lières ; je puis avoir l'honneur d'assurer Votre Majesté,
que la Russie présente à l'œil de l'observateur le sujet
d'une foule de réflexions intéressantes, car elle ramène
le moyen âge sous nos yeux, et nous fait voir en réalité
ce que nous n'avions vu que dans l'histoire. Mais cette
376 LETTRE
révolution, qui peut s'appeler naturelle, se combinant
avec celle de notre siècle, qui est abominable, les choses
se sont compliquées d'une manière qui exige une extrême
attention.
Le sort de S. M. le Roi de Suède déposé est enfin dé-
cidé. Il part avec toute sa famille sur une belle frégate,
l'Eurydice, qui \e porte à Stralsund. Son départ a été
décidé au moment même où l'on a appris de Paris que
le Roi ne serait point inquiété en Suisse, où il veut se
rendre. Le traitement que lui font les Etats est de
soixante mille rixdallers par an ; mais il a cinq millions
de notre monnaie à lui, et sa mère lui en laissera dix,
de manière qu'il sera un très grand seigneur. Je ne sais
même si cette fortune ne sera pas trop grande en Suisse.
J'aurai, au surplus, l'honneur d'avouer à Votre Majesté
que cette détermination d'aller se mettre sous la main
de Napoléon, après tout ce qui s'est passé, me paraît
confirmer notablement le système de ceux qui ont pré-
tendu qu'il y avait dans cette tète, d'ailleurs si respec-
table, quelque fibre un peu hors de place. Je ne puis
concevoir une telle confiance. Je suis porté à croire que
ce Prince est attiré en Suisse par des illuminés qu'il
espère y trouver. Toujours, et surtout dans ces derniers
temps, il s'est fort occupé des idées de ces sortes
d'hommes. Au château de G..., il ne lisait que la Bible
et un commentaire allemand sur l'Apocalypse, intitulé
Die Siegsgeschichle, der chrittluhen /{rligion in einer
gemeinnûlzigen Erklœrung der Offtnbarung Johannis ;
in-8°, Nuremberg, 4 799 (date que Votre Majesté est
priée de retenir). Ce livre, composé par un certain
AU ROI VICTOB-EMMANUEf,. 377
Young qui ne s'est pas nomme, n'est que l'explication
d'un autre composé en 4 745 par le Docteur Bengel ; et
il a pour but de prouver que tout ce que nous voyons
aujourd'hui est prédit mot pour mot dans l'Apocalypse,
mais que surtout la destruction de l'Église romaine était
Tune des prédictions principales contenues dans ce livre.
Votre Majesté sera peut-être curieuse de connaître le
passage de ce livre où l'auteur prédit la destruction de
la papauté pour l'année courante 4 809, d'après ses cal-
culs apocalyptiques. Le voici mot à mot :
« Im Jahr M 43 wurde Pabst Celestin der zweite ganz
« allein und ohne Wiederspruch von den Cardinalen gc-
« wœlt, die Stadt Rom war nun auch unterjocht : 666
« (nombre de la Bête, Ap., XIV, 18) zu 4 4 43, macht
« 4 809, Was dann geschieht das wird die Zeit lehren,
« p. 406 ».
Mes calculs sont un peu différents, mais je me con-
tente de narrer les faits à Votre Majesté. ]Son seulement
le Roi de Suède s'est pénétré de ce livre, mais il y a vu,
à ce qu'on m'assure, qu'il devait jouer un rôle dans la
grande révolution qui se prépare. Qui sait s'il ne se rend
pas en Suisse pour être plus près du théâtre où il doit
monter?
Quelques personnes de ma connaissance sont fort
ébranlées par ces livres allemands, d'autant plus que les
auteurs s'appuient sur des calculs astronomiques extrê-
mement curieux. Ces personnes m'ont prié de leur don-
ner mon avis à cet égard ; mais je ne sais si mes devoirs
de plus d'un genre m'en laisseront le temps. Je suis
parvenu seul, dans ma solitude de Savoie, à lire cinq
378 LETTBE
langues en courant; mais pour deux autres, le grec et
l'allemand, je m'y suis pris trop tard, de manière que
je n'ai pu acquérir la même aisance. Il faut réfléchir et
lire lentement, ce qui fait que je n'entreprends pas la
lecture d'un gros livre allemand sans une certaine répu-
gnance-, pour répondre, il en faudrait lire plusieurs.
J'essayerai cependant. J'ai pensé que ces détails pour-
raient peut-être intéresser Votre Majesté ; si je me
trompe, je la prie de m'excuser.
S. M. I. ayant bien voulu donner encore à son fidèle
peuple de Moscou le jour de sa naissance (12/24), son
séjour a fini par un bal masqué qu'Elle a donné à toute
la ville ce jour-là. A deux heures du matin du 4 3, Elle
est montée dans son traîneau ; et le ^ I>, à dix heures du
soir, Elle était dans son Palais de Saint-Pétersbourg,
après s'être détournée pour aller voir sa maman à Gats-
china, visite qui lui a pris environ deux heures. L'Em-
pereur a donc pu dire : J'étais hier à Moscou, et il a
parcouru sept cent quatre-vingts verstes (plus de cent
cinquante lieues de vingt-cinq au degré) en quarante-
deux heures. Je crois qu'il n'y a pas d'exemples d'une
pareille célérité. On parlait du voyage de l'Impératrice
Elisabeth et de celui d'un Prince Dolgorouki en cin-
quante-deux heures. Tout cela disparaît. Un nombre
infini de chevaux étaient prêts sur toutes les stations.
Plus de vingt traîneaux ont accompagné l'Empereur
jusqu'ici. En plusieurs endroits, les conducteurs n'ont
pas voulu dételer, et ont doublé les stations malgré les
instances de l'Empereur. A Moscou, il ne lui a pas été
possible de rien dépenser: la noblesse et le commerce
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 379
ont fourni à tout avec une profusion et une magnificence
sans égales. Enfin, Sire, jamais on n'a vu de réception
plus filiale et plus attendrissante. L'Empereur en a été
extrêmement touché. Il a dit qu'il se repentait d'avoir
si peu vu sa ville de Moscou, et il a pris l'engagement de
la voir tous les ans : on m'assure même qu'il a promis
d'y passer chaque année ce même jour solennel de sa
naissance. 11 a ordonné qu'il y aurait toujours un appar-
tement arrangé au Kremlin, et une grande livrée prête,
comme si S. M. était présente. Si j'avais eu l'honneur
de conseiller S. M. L, j'aurais pris la liberté d'élever
quelques doutes sur la convenance de l'engagement per-
pétuel. Il arrive des choses si extraordinaires dans le
inonde, et la girouette populaire est si mobile, qu'il vaut
mieux, je crois, n'être jamais gêné. Du reste, il me
semble que cette visite est bien touchante, et qu'elle
montre bien à ce grand Souverain le parti qu'il peut tirer
de son peuple.
Votre Majesté apprendra, sans doute avec étonnement,
que je n'ai pu lire que le 26 de ce mois (n. s.) la bulle
du pape du 4 0 juin, qui excommunie Napoléon; et
même je ne l'ai lue qu'en français, dans un papier public
imprimé à Londres, tant on fait ici bonne garde. Voici
une des grandes époques du monde. Une paraît pas que
ce clergé, qui montait si courageusement sur l'échafaud
il n'y a que deux jours, ait fait seulement mine de ré-
sister dans ce moment : je ne sais comment il a conçu
cette affaire. Peut-être qu'il s'est appuyé d'une maxime
gallicane, que nulle bulle ri a de force, si elle ri a obtenu
le Pareatis dans l'État. Je ne sais si Votre Majesté a
380 LETTRE
fait attention à une chose bien remarquable : la résur-
rection de la franc-maçonnerie dans toute la France, et
l'ouverture d'une loge à Rome au moment même où l'on
s'emparait de la personne du Pape (circonstance rap-
pelée dans la bulle). Votre Majesté pense bien que le plus
soupçonneux et le plus jaloux des hommes ne permet-
trait pas, dans ses États, la réunion de trois ou quatre
personnes, s'il ne savait ce qui se passe, et s'il ne l'ap-
prouvait pas. Ainsi, toutes ces loges ne peuvent être que
des instruments approuvés. Il est chef d'une grande so-
ciété qui le mène, mais il faut aussi que Votre Majesté
remarque une chose non moins importante: c'est qu'il
ne cherche point à détruire officiellement (s'il m'est
permis d'employer cette expression) la religion catho-
lique : au contraire, sa prétention est de la maintenir
dans tout son extérieur, et de se dire lui-même catho-
lique, de manière qu'il n'admet légalement aucune autre
religion ; or, cette prétention, qui semble une pure co-
médie (et qui l'est en effet par rapport à lui), jointe à
l'abaissement du Pape, à la réunion de la Hollande, qui
ne saurait tarder, et à d'autres changements qui ont et
auront lieu en Allemagne, produira un résultat entière-
ment différent de celui qu'on pourrait imaginer. Je ne
nie pas cependant qu'il ne faille s'attendre à de grandes
secousses ; et en réfléchissant, par exemple, à ce que j'ai
entendu dire à Venise au Cardinal Maury, qui joue main-
tenant un rôle dans cette nouvelle Église, je suis porté à
croire qu'il sera question du mariage des prêtres. Per-
sonne ne peut prévoir jusqu'où s'étendra l'ébranlement ;
mais quoique le bon sens n'aperçoive aucun remède
AU ROt VICTOR-EMMANUEL, 384
hors de la France, il y en a cependant dans la France
et dans la nature des choses. Cette époque ne ressemble
à aucune, et personne ne doit se laisser éblouir.
Je ne sais si Votre Majesté connaît la vie de Souwa-
rof, écrite en France par un M. Lavergne, Officier de
cavalerie. C'est un livre composé sur d'excellents mé-
moires, et tout le monde lui rend justice ici. Il a été
sévèrement défendu à Paris, j'ignore pour quelles rai-
sons. Votre Majesté y lira l'anecdote suivante, qu'on a
commentée ici, devant moi, en fort bonne compagnie.
Après la malheureuse affaire de Zurich, dont les causes
ont tant fait parler, Mylord Minto partit de Vienne et
vint à Augsbourg, où se trouvait alors le Maréchal, pour
le prier de s'arrêter. Souwarof lui répondit qu'il ne le
pouvait sans ordre de son Maître, et il dépêcha un cour-
rier. Paul 1er lui manda « qu'il eût à demander officiel-
ce lement à l'Autriche si elle voulait rétablir le Roi de
« Sardaigne et la République de Venise ; et qu'à ce
« prix, non seulement, lui, Souwarof, resterait, mais
« qu'une nouvelle armée serait envoyée sans délai ».
L'Autriche refusa, et Souwarof partit. On rend justice
ici à la vérité de ce fait. Les temps ont bien changé,
mais le mal est fait. Depuis que les temps, et surtout les
conversations de M. le Comte de Saint-Julien, nous ont
parfaitement mis au fait des derniers malheurs, on juge
mieux de l'inévitable arrêt qui écrase l'Europe dans ce
moment. Quand on songe à cette invasion de l'Italie,
faite contre toutes les règles du sens commun ; quand on
voit surtout que les Autrichiens rendus à Ratisbonne,
ne savaient pas où était Bonaparte, qui les touchait de
382 LETTRE
la main, et qu'une armée inactive de quarante mille
hommes, placée sur la gauche du Danube, entendait le
bruit du canon sans pouvoir remuer et sans savoir de
quoi il s'agissait, on est tenté d'abord de se livrer à la
colère et au sarcasme; mais il me semble que tout bon
esprit doit bientôt se calmer, et reconnaître que tous ces
événements sortent du cercle ordinaire des choses.
Wagram est la répétition de Marengo. C'est le vainqueur
qui rend les armes.
J'ai achevé paisiblement ma tournée avec M. le Comte
de Saint-Julien, sans qu'il me soit venu aucun signe de
désapprobation, même de la part de l'Hôtel de France.
Je n'aurais demandé ni même désiré cela ; mais puisque
la chose s'est présentée d'elle-même, je m'y suis prêté
tout simplement. On appelle ici des organes, les person-
nages diplomatiques qui ne déploient pas de caractère.
Ce badinage est fondé sur une expression employée
dans les lettres de créance du Baron de Steddingk. M. de
Saint-Julien étant aussi un organe, il y avait concur-
rence à l'Ermitage pour le pas ; mais quoique le Suédois
soit supérieur à l'autre à plusieurs égards, cependant on
lui a fait entendre poliment qu'il fallait céder. On ne lui a
pas expliqué bien clairement la raison, mais c'est à cause
du titre impérial qui appartient au Souverain de M. de
Saint-Julien. L'Empereur de Russie entre dans le sys-
tème de Paris, qui voudrait repousser les Rois à la
seconde place et en faire exactement d'anciens Electeurs,
à présent que les Empereurs se touchent immédiatement
depuis le Japon jusqu'en France. On nous assure dans ce
moment qu'il se fait prêter serment de fidélité par tous
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 383
les Rois qu'il a réunis à Paris. Il n'y a aucun projet
imaginable au-dessus de son ambition. J'ai su, par
l'Angleterre, qu'un Ministre, je ne sais lequel, lui ayant
représenté que le Roi Charles IV manquait de tout dans
sa retraite, il avait répondu brusquement; « Eh bien!
« Quil entende deux messes au lieu d'une. » Les papiers
anglais ont parlé ouvertement d'un certain accident
d'épilepsie souffert à Vienne, de deux cautères faits par
Corvisart et fermés à Paris, contre les instances de ce
médecin et d'un autre, et d'un projet de régence éven-
tuelle dont on avait parlé à Paris. Tout n'est pas faux
dans ces rapports ; mais ce que je puis avoir l'honneur
d'assurer à Votre Majesté, c'est que, lorsque Napoléon
partit pour l'Espagne, malgré le sentiment contraire de
tout ce qui l'environnait, les véritables faiseurs, Tal-
leyrand, Fouché, etc., établirent formellement, non pas
une régence, mais une succession éventuelle sur la tête
de Joseph, se proposant, en cas de malheur, de faire le
lendemain la paix avec l'Espagne ; et Napoléon en ayant
eu vent à son retour, ils le lui avouèrent franchement,
et finirent par lui faire agréer leur politique. On voit,
au travers de cette puissance formidable, les éléments
d'un changement inévitable. Ce qui trompe, c'est qu'on
les cherche hors de la France, tandis qu'il ne faut les
chercher que dans son sein. La prépondérance de la
France est inévitable, mais elle peut être changée et mo-
difiée ; et très certainement, Sire, cette prépondérance
est appelée à faire beaucoup plus de bien qu'elle n'a fait
de mal. Puisse cet heureux changement ne pas se faire
attendre !
884 LETTRE
J'ignore, Sire, si l'influence de Paris a déterminé
l'Empereur, déjà porté naturellement aux idées de ré-
forme; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'une nouvelle loi,
qu'on pourrait appeler constitutionnelle, vient de boule-
verser entièrement le pays, et d'en faire un Empire
entièrement nouveau. Cette loi, qui est une brochure,
sera bientôt imprimée en allemand et en français ; et
par la première occasion j'aurai l'honneur de la faire
parvenir à Votre Majesté. Je puis, en attendant, essayer
de lui en donner une idée générale.
La Russie est gouvernée, sous la suprématie de l'Em-
pereur, par un conseil d'État composé de quarante
membres (plus ou moins, car le nombre précis ne m'est
pas encore connu), divisé en quatre sections: l°lois;
2° guerre; 3° affaires civiles et ecclésiastiques; 4° éco-
nomie de l'Empire. Chaque section est régie par un pré-
sident, qui ne peut être Ministre. Chaque section a son
secrétaire, qui a le titre de secrétaire d'État, et tous les
quatre sont les aides, ou, pour s'exprimer plus exacte-
ment, les substituts d'un haut secrétaire qui est secrétaire
d'Empire (c'est le Maret de Russie) : cette place devient
la plus importante de l'État. Les Ministres correspon-
dent avec les sections pour tous les ordres et établis-
sements nouveaux, et avec l'Empereur pour la partie
exécutive seulement ; de manière que tous les ukases
qui seront des de motu proprio, ou qui statueront sur des
objets nouveaux, ne seront plus contresignés par les
Ministres, mais par le secrétaire général (et plus bas,
Maret, Duc de Bassano).
Le secrétaire d'Empire est un M. Speranski. C'est une
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 385
de ces fortunes qu'on ne voit que dans ce pays-ci. Il
est popowitch (fils de prêtre), c'est-à-dire tout ce qu'il y
a de plus bas. Il a de l'esprit, de la tête, des connais-
sances, et surtout une grande connaissance de sa langue,
ce qui n'est pas extrêmement commun en Russie. Dans
une seule conversation que j'ai eue avec lui, j'ai vu
qu'il était sectateur de Kant. Chez le Grand Maréchal,
et surtout devant la femme de ce personnage, il vante
les Jésuites et leur éducation ; mais dans le Cabinet de
l'Empereur, je suis porté à croire, avec des gens bien
instruits, qu'il exécute les ordres de la grande secte qui
achève d'expédier les Souverainetés.
Lorsque, dans une affaire importante, il y aura di-
vision entre une section et le Ministre qui en dépend,
l'affaire sera portée au Plénum, qui sera présidé par l'Em-
pereur, et en son absence parle Chancelier de l'Empire.
Le premier département du Sénat, qui était adminis-
tratif, se trouve supprimé par le nouvel arrangement, et
c'est une révolution formelle : malgré le discrédit et
l'affaiblissement de ce corps, enfant malheureux de
Pierre Ier, qu'on appelle Grand, il n'était pas néanmoins
totalement inutile, et dernièrement encore il a sauvé, par
sa constante opposition, le Gouverneur de Saratof, in-
justement accusé. Le Sénat, composé de vieillards qui
avaient fini leur carrière et qui n'attendaient rien de la
Cour, avait ainsi une sorte d'indépendance modérée qui
lui permettait d'arrêter quelquefois, et jusqu'à un cer-
tain point, le mouvement d'ouragan naturel à cette sorte
de Gouvernement. Aujourd'hui l'opposition, étant trans-
portée dans le Conseil d'État, disparaît entièrement de
t. xi 25
386 LETTRE
manière qu'il n'y aura plus de contrepoids, je dis de
simple avertissement et de retardement, tel qu'il peut
exister dans une Monarchie qui ne doit point admettre
le veto.
L'antipathie que Votre Majesté observera dans toutes
les monarchies entre la Cour et la magistrature est bonne
et utile, comme tout ce qui existe généralement. Partout
Votre Majesté entendra la magistrature accuser la Cour
de corruption et de despotisme aveugle; et partout Elle
entendra la Cour accuser la magistrature de pédantisme
et de démocratie. Ces reproches, Sire, feraient rire
Dieu, si Dieu riait. Lorsqu'il créa ces deux éléments, //
vit qiïils étaient bons, comme le feu et l'eau, l'un et
l'autre parfaits en eux-mêmes, et cependant d'une nature
si opposée, que, s'ils viennent à se mêler, il faut néces-
sairement que l'un détruise l'autre et demeure seul.
Heureusement Dieu est au-dessus du feu et de l'eau,
comme le Souverain est au-dessus de ses deux princi-
paux agents, les armes et les lois, dont il ne peut détruire
l'un sans être lui-même détruit par l'autre. Il me semble
donc que S. M. I. tente une expérience fort dangereuse ;
mais ce que nous appelons la nature a souvent des
moyens cachés de corriger les fautes des hommes. Je ne
crois pas plus à cette nouvelle Constitution qu'à toutes
les autres, qui me paraissent depuis longtemps de purs
enfantillages. Je me suis amusé à écrire cette année une
dissertation pour établir que les hommes ne peuvent
créer ce qu'ils appellent des lois constitutionnelles ou
fondamentales, et que par cela même qu'elles sont écrites,
elles sont nulles. J'ai rassemblé une foule de raisons
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 387
philosophiques, religieuses, et expérimentales ou histo-
riques. Le tout a singulièrement frappé un très petit
nombre de bons esprits que j'en ai rendus juges. Si
j'avais eu des copistes, j'aurais eu l'honneur d'en faire
hommage à Votre Majesté.
On annonce, au Sénat ainsi mutilé, une nouvelle orga-
nisation et de grands privilèges. Je ne manquerai pas
d'informer de tout Votre Majesté.
Je viens encore, Sire, d'obtenir dernièrement un suc-
cès assez marqué. Il existe à Genève, ville où Ton a
beaucoup de bonté pour moi, une dame C..., Russe
d'origine, et fille d'un ancien ami de Pierre Ier, et en
cette qualité elle jouissait d'une pension de cent ducats
que le feu Comte de Woronsof avait demandée pour elle,
lorsque ses voyages l'avaient conduit, il y a longtemps,
à Genève. Cette pauvre dame, devenue octogénaire, et
portant un des meilleurs noms de Genève, a été complè-
tement ruinée par la subversion de la France, de manière
que sa pension était devenue pour elle un objet essentiel.
Malheureusement, une mesure générale d'économie l'avait
fait supprimer avec mille autres, il y a trois ans, sans
que les efforts de Madame C... et de ses amis aient ja-
mais pu lui obtenir seulement une réponse. Dernière-
ment, il passa dans la tète d'un excellent ami que j'ai
dans ce pays de demander à Madame C... une nouvelle
lettre pour S. M. I., qu'il m'a envoyée avec prière de lui
donner cours et de l'appuyer. J'ai senti, au premier coup
d'œil, le singulier solécisme d'une demande partant, à
cette époque, de l'une des principales villes de France
et présentée par le Ministre de Votre Majesté. J'ai beau-
388 LETTRE
coup délibéré, mais des raisons très puissantes m'ont
enfin déterminé à donner cours à la lettre de Madame de
G..., accompagnée d'une autre de moi, qui est, je crois,
la chose que j'ai le plus travaillée dans ma vie. Cette
lettre fut reçue de la manière la plus aimable; mais
ensuite je n'entendis parler de rien pendant plus d'un
mois ; de sorte que j'écrivis à Genève qu'il me restait peu
d'espérance, et que je n'osais pas insister. J'ai eu le plaisir
de me tromper : la pension a été rétablie, et le Chance-
lier de l'Empire m'en a fait part lui-même à la Cour.
Puisque je me trouve ici, Sire, il est naturel que je
sois flatté de ces petits succès ; mais je supplie toujours
Votre Majesté de vouloir se rappeler que tous les succès
possibles en Russie ne me rendront jamais moins son
sujet. Malgré les espérances légitimes que j'aurais dans
ce pays, malgré les plaintes, bien ou mal fondées, qui
sont parvenues souvent et trop souvent à Votre Majesté,
malgré l'amertume de ma situation sous le rapport de
mes affections les plus chères, jamais je ne préférerai
rien au service de Votre Majesté ; car je ne lui ai pas
prêté serment à condition qu'Elle serait heureuse et que
je serais content. Le serment n'a point de condition, et
n'en aura jamais. Mon grand désir serait qu'Elle pût voir
cette Légation de près. Elle verrait dans l'intérieur des
choses dures, et qui ne m'ont réellement affecté que dans
les commencements, où elles avaient plus d'une suite
grave : mais, dans le monde et à la Cour, Elle serait assez
contente. Trois choses ont manqué à cette Légation : en
premier lieu, cette espèce de courage qui naît du senti-
ment de la faveur et de la confiance. Jrai soupiré plus
AU KOI VICTOR-EMMANUEL . 389
d'une fois, Sire, en lisant, dans les premiers temps de
mon séjour ici, ces longues instructions où je voyais
percer clairement la crainte que je ne me permisse ici des
démarches hasardées. C'est certainement le contraire que
Votre Majesté aurait pu craindre légitimement. Aussi
l'homme qui a dans ce pays le plus de génie et d'expé-
rience disait, en parlant de moi : « Il a une trop grande
idée de sa faiblesse. » En second lieu, il me manque une
maison et une existence indépendante. Sous ce double
rapport, j'ai dû lutter contre des désavantages immenses.
Enfin, Sire, il m'a manqué uu secrétaire, et même deux.
Je suis bien au-dessous de ma besogne dans le monde et
dans le cabinet; ma correspondance, en particulier,
souffre notablement de ce défaut de secrétaire. Mon dé-
faut est une surabondance d'idées, dont je ne suis pas
maître pendant que le torrent coule, mais que je réprime
aisément lorsque je puis revenir sur mon ouvrage, ce
qui ne m'est pas permis.
Votre Majesté voit que ces inconvénients dépendent
uniquement du malheur des circonstances, et de l'espèce
d'économie qu'Elle a cru devoir mettre, dans sa sagesse,
à la confiance dont Elle m'honorait.
Votre Majesté aura vu avec indignation, dans les pa-
piers publics, les insultes atroces que cet homme s'est
permises contre les Princes Autrichiens. La Russie sera
peut-être incessamment traitée de même. Déjà nous
avons lu dans la Gazette de Hambourg une relation exa-
gérée de l'affaire de Silistria, dont j'ai eu l'honneur de
rendre compte à Votre Majesté, et qui se réduit à une
simple repoussade, s'il est permis d'employer cette exprès-
390 LETTRE
sion. Le Comte Cassini, que Votre Majesté a vu à Rome,
a été arrêté à Florence, je ne sais sous quel prétexte. On
s'est fâché ici ; mais Bonaparte a répondu qu'il prendrait
toujours ses sujets partout où il les trouverait, et qu'il
ne reconnaîtrait jamais aucun agent étranger né dans les
départements réunis. Je ne sais comment j'ai pu échapper
jusqu'à présent à quelque persécution.
D'autres articles, datés de Varsovie, annoncent ouver-
tement la résurrection de la Pologne, après les protesta-
tions que j'ai eu l'honneur de faire lire à Votre Majesté.
Ainsi, l'idée même du repos ne saurait entrer dans une
tête raisonnable tant que Napoléon existera. Le voilà
qui vient encore de donner un nouveau spectacle à
l'Europe avec son divorce, après avoir fait écrire dans
ses lois (Votre Majesté voudra bien l'observer) que le
divorce ne pourrait jamais être proposé dans la Famille
Impériale, sous aucun prétexte quelconque. Les rédac-
teurs de cette étrange procédure en ont fait tout ce qu'il
était possible. On ne peut s'empêcher d'admirer l'art
infini avec lequel ils ont su donner à ce brigandage le
ton de la nécessité et de la dignité. A cette exclamation
du grand homme : Dieu sait ce qu'il en a coûté à mon
cœur ! je ne puis exprimer ce que le mien a ressenti.
Je n'ai jamais rien lu d'égal. La précaution de faire
parler son beau-fils dans le sens du divorce, et de lui
faire prêter le même jour le serment de Sénateur, est
encore une recherche bien digne de ce terrible génie.
Votre Majesté aura pu remarquer deux choses dans ce
long procès-verbal. La première, c'est que le Prince
Archichancelier (Gambacérès) est chargé, dans l'audience
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 391
da Cabinet, de poursuivre l'exécution de cette affaire
par-devant qui de droit. Cette expression, qui appartient
à l'ancienne magistrature, désigne l'Église ou la puis-
sance ecclésiastique, suivant cet ancien système très faux
et très sot d'envisager les deux puissances comme deux
ennemies qui ne devaient pas même se connaître, au
lieu de les aboucher paisiblement ensemble et de les
coordonner pour le bien général, ce qui aurait pu se
faire en quinze jours de conférences pacifiques entre des
gens sensés.
Cette expression prouve donc que Bonaparte ne veut
point s'en tenir aux décrets du Sénat, et qu'il veut une
dissolution ecclésiastique. Or, comme c'est un homme
qui pense à tout, il est assez probable qu'il s'est assuré
de quelques misérables dans l'ordre ecclésiastique, ce
qui produirait de nouvelles tempêtes. La seconde chose
à observer, c'est qu'il est dit, dans le procès-verbal,
que le résultat du scrutin a donné pour le divorce le
nombre de voix prescrit par la loi constitutionnelle ; ce
qui prouve, au moins, qu'il n'y a pas eu d'unanimité.
Le nombre des opposants demeure un mystère.
D'abord après le divorce, on a nommé de tous côtés
toutes les Princesses nubiles de l'Europe. On a beaucoup
parlé d'une Princesse d'Autriche, et de la Princesse
Saxonne, fille du Duc Maximilien, et même de la Grande-
Duchesse Anne, qui entre dans sa seizième année. Mais
je ne sais comment toutes les voix se réunissaient sur la
Princesse de Saxe, lorsque l'Ambassadeur de France a
démenti ce bruit, ajoutant que le choix n'était pas fait,
et qu'on ne savait pas même s'il tomberait sur une
392 LETTRE
Princesse. J'ai peine à croire cependant que les pre-
mières vues ne soient pas tombées sur une Princesse ;
et le Roi de Saxe étant parti de Paris d'assez mauvaise
humeur, et le premier de tous, il est assez probable que
sa nièce avait été nommée. Il était doux pour le nouveau
Souverain d'appartenir tout à coup à toute la Maison de
Bourbon, et d'être le neveu, à la mode de Bretagne, du
Duc d'Angoulème.
Un tel fléau sera certainement passager : malheureu-
sement ce mot n'a point de sens précis, et le sens est
beaucoup pour ceux qui souffrent. C'est cependant une
grande consolation de savoir certainement, comme je
crois le savoir, que cet homme ou sa race ne pourront
durer. Il est vrai que je pense assez tristement sur la
durée de ce que nous voyons ; mais je puis bien me
tromper sur ce point, et je le désire de tout mon cœur.
Le malheureux Roi de Suède a été fort bien reçu à
Stralsund par le peuple, mais fort mal par le Comman-
dant français, qui n'a pas voulu le laisser avancer avant
d'avoir reçu des ordres de Paris. On vient de m'apprendre
que les Etats n'avaient pas voulu absolument lui per-
mettre de se rendre en Amérique. Si le Roi n'a pas eu
le choix, la détermination pour la Suisse n'aurait rien
de condamnable ; mais les Etats le sont beaucoup, s'ils
ont ainsi exposé le Prince qu'ils ont détrôné.
Ne trouvant plus rien sous ma plume qui mérite
d'être présenté à Votre Majesté, d'autant plus que tout
aura vieilli lorsque ces feuilles parviendront entre ses
mains, je finis en mettant à ses pieds le très profond
respect avec lequel je suis, Sire, de Votre Majesté, etc.
A M. L'AMIRAL TCHITCHAGOF.
393
299
A M. l'Amiral Tchitchagof.
Saint-Pétersbourg, 17 (29) janvier 1810.
Monsieur l'Amiral,
J'ai reçu avec un extrême plaisir votre charmante
épitre du 20 décembre dernier. Je commençais à crain-
dre que la mienne ne vous ayant plus trouvé à Franc-
fort n'eût fait fausse route, ou qu'elle se fût tenue en
panne, ou qu'elle se fût amusée à courir des bordées
ridicules. Me voilà tranquille sur tous ces malheurs.
Elle a mouillé aux Tuileries et vous la tenez. Aujour-
jourd'hui, je dîne chez vous, mais vous n'y serez pas.
Quelle idée avez-vous eu d'aller dîner ailleurs ? Je ne
change sur rien, comme vous savez. Mes systèmes ne
sont pas plus variables que mes affections ; ainsi je ne
m'accoutume point à ne pas vous trouver chez vous, et
toujours je suis tenté de vous laisser des billets, avec
la magnifique devise : Pour faire visite. Revenez, M, l'A-
miral, revenez, pour épargner mes billets. Puisque, tôt
ou tard, vous devez me donner raison, pourquoi ne pas
me croire tout de suite ? Quelque parti que vous pre-
niez, vous ne devez pas craindre que je vous oublie.
J'ai dans l'idée qu'une fois ou l'autre je sommeillerai
encore dans un de vos fauteuils , et que , dans les
394 LETTRE
entr'actes, nous disputerons moins. Voltaire a dit :
Etes-vous disputeurs, mes amis? Voyagez. Or, à cette
époque que j'entrevois dans l'avenir, nous aurons l'un
et l'autre beaucoup voyagé, de manière que nous dis-
puterons peu et je dormirai davantage. Quoi que vous
en disiez, M. l'Amiral, je ne suis pas tranquille sur la
moitié de vous-même. Il me paraît qu'elle n'est pas
bien couchée et qu'elle a froid. Croyez-moi encore,
enveloppez-la bien et ramenez-la-nous ; ou bien je vous
conseille de vous écarter un peu des règles, et de brus-
quer le divorce (que j'ai trouvé au reste parfaitement
fondé). Quand elle aura la bride sur le cou, il faudra
bien qu'elle aille ici ou là, et certainement elle choisira
la place la plus convenable à sa santé. Dès qu'elle aura
pris poste, vous lui courrez après, et, comme je vous
connais, M. l'Amiral, vous l'épouserez de nouveau. Je
n'ai jamais fait l'expérience, mais je n'imagine rien de
plus exquis, que le plaisir d'épouser sa femme. Ce con-
seil, que je crois bon, est cependant toujours subor-
donné à celui de revenir dans ce grand pays où il y a,
comme ailleurs, de l'air, de l'eau, du feu, du vin, des
amis, des dames ; en un mot, tous les éléments. Je
suis grandement fâché que vous n'ayez pas assisté à
la grande organisation qui s'opère dans ce moment.
Une place vous était due parmi les pères de la patrie.
Votre demi-successeur est assis là; il est né gentil-
homme français, dans les Antilles. C'est un saut assez
singulier. Il passe généralement pour un homme égale-
ment actif et honnête; il regrette sans doute, et tous les
jours il regrettera davantage, la tranquillité de Nico-
a m. l'amiral tchitchagof. 395
laief ; mais l'homme doit-il (c'est-à-dire peut-il) faire ce
qui lui plaît ? Souvent je me rappelle le mot qui fut dit
à Philadelphie, dans un bal, à une jeune demoiselle qui
s'amusait à jaser avec un jeune homme, au lieu d'aller
prendre sa place marquée dans une contredanse. Je ne
sais quel maître de cérémonies, usité dans ce pays, lui
dit de l'air le plus sévère : « Mademoiselle! Croyez-vous
être ici pour vous amuser ? » Il en est du monde préci-
sément comme du bal. Nous n'y sommes point pour
nous amuser, mais pour danser, suivant notre talent,
l'un le menuet, l'autre la valse, etc. Nous avons beau
dire : Je suis fatigué, je suis mal accompagné, mon
Partner est un lourdeau, l'orchestre joue faux, etc.
Tout cela ne signifie rien : il faut danser, sans autre
excuse valable que celle de ne pas savoir danser. Vous
ne sauriez croire, M. l'Amiral, combien je suis fâché
d'être beaucoup plus âgé que vous; car, peut-être, lors-
que vous serez de mon avis sur tout ce qui arrivera
certainement une fois, moi je radoterai ; mais j'espère
que vous direz à mon fils : « Feu Monsieur voire père
qui se porte à merveille, grâce à Dieu, avait bien raison
lorsqu'il me disait...., etc.
Sur les Te Deum, jamais nous ne disputerons: ils ont
véritablement grand besoin de pardon. Je disputerai
encore moins sur le système de Copernic que vous me
citez fort à propos, quoique vous vous trompiez beau-
coup dans l'argument que vous tirez de la grandeur
respective des corps : c'est un sophisme moderne qu'il
faut abandonner. La matière seule n'est rien et n'a au-
cune valeur, aucune dignité quelconque. Le plus infime
396 LETTRE
insecte est mille fois plus admirable que l'anneau de
Saturne, et si une intelligence animait un grain de sa-
ble dans l'espace, il n'y aurait rien d'étonnant de voir
tourner tous les corps célestes autour de ce grain de
sable, en supposant ces corps inanimés et dépourvus
d'habitants. Heureusement il y a d'autres raisons, pas
meilleures cependant que celles qui me furent dites ja-
dis par un horloger de mon pays. « Je me suis con-
« vaincu, me dit-il, que c'est la terre qui tourne et non
<c le soleil, par une raison bien simple, c'est qu'il est
« absurde de vouloir faire tourner le feu autour du
« rôti. y> Il n'y a rien à répliquer, comme vous voyez,
et j'espère que vous me remercierez.
Mon frère est toujours où vous l'avez mis, et il est
charmé d'être confondu avec moi dans votre cœur et
dans vos pages ; il me charge très expressément de
vous offrir ses hommages. Nous voulons être confondus
auprès de Madame, que nous honorons et chérissons
fort, quoique vous nourrissiez contre elle des projets
sinistres. C'est encore un point sur lequel vous nous
trouverez toujours prêts à disputer, au risque de vous
choquer. Nous vous remercions ensemble de ce que
vous avez la bonté de nous appeler souvent à vos con-
versations, et nous espérons un peu que Madame Tchit-
chagof , voyant que nous tenons si fortement son parti,
daignera nous accorder quelques phrases de plus. C'est
un grand plaisir pour moi que celui de parler de vous
avec mes amis, ce qui m'arrivera aujourd'hui à dîner.
J'ai parlé aussi quelquefois avec d'autres personnes,
comme je dois et comme je pense, mais toujours en
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 397
désirant que vous soyez ici. Au reste, M. l'Amiral,
soyez ici ou soyez là, de loin ou de près, ma recon-
naissance et mon attachement vous suivront fidèlement,
et j'espère que vous n'en doutez pas. Je prie Madame
votre épouse d'agréer mes tendres et respectueux com-
pliments : je fais mille vœux pour sa santé et pour celle
de ses aimables enfants. Tout à vous, Monsieur l'Ami-
ral : je vous embrasse de tout mon cœur.
300
Au Roi Victor-Emmanuel.
Saint-Pétersbourg, 5 mars 1810.
Sire,
C'est avec un véritable chagrin que j'ai l'honneur de
faire part à Votre Majesté de l'abolition définitive de
l'ancien et respectable Ordre de Malte. Soutenu dans ce
pays par un élan chevaleresque de Paul Ier, il vient de
succomber sous l'effort réuni de l'avidité, de l'ignorance
et de l'illuminisme. Par un premier Ukase, adressé au
Maréchal Soltikof, l'Empereur l'avait supprimé. Le Ma-
réchal, premier officier de l'Ordre, adressa au nom du
conseil des représentations à S. M. I. sur l'abolition
projetée. Peu de jours après l'Empereur a envoyé au
Conseil de l'Ordre un nouvel Ukase qui l'abolit de fait,
et qui est de plus une véritable dérision, puisqu'il y est
398 LETTRE
dit que l'Ordre doit rester in statu quo, quoiqu'il soit
réellement aboli, et que tout se réduise, dans le second
Ukase, à quelques dispositions indispensables sur l'in-
térêt pécuniaire des commandeurs et officiers de l'Or-
dre, actuellement en place. Paul Ier avait mis une ar-
deur inconcevable à la conservation et à l'illustration
de cet Ordre. Il lui donna un magnifique hôtel, où il fit
bâtir deux belles églises pour les deux communions.
Les actes qu'il publia sur ce sujet sont tout ce que la
puissance souveraine peut imaginer pour perpétuer
l'exécution de ses volontés. Malheureusement le pou-
voir qui règne ici est le plus faible de tous, puisqu'il
ne peut se faire obéir que pendant un règne seul, et que
ces sortes de règne ne sont que de \ 2 ou 4 5 ans, l'un
comportant l'autre. Parmi nous, au contraire, les rè-
gnes moyens étaient de 20 ou même de 22 ans. J'ose
douter que S. M. soit informée de cela; Elle peut véri-
fier la vérité de ce que j'ai l'honneur de lui dire dans
sa propre dynastie, Tune des plus respectables de
l'Europe. Les règnes les plus courts sont les Mahomé-
tans et les plus longs sont les Catholiques. Je reviens à
l'Ordre de Malte : le fils renverse ce que le père a cons-
truit, il fait disparaître le trône paternel élevé dans le
sanctuaire même de l'église catholique, et l'inscription
gravée sur le marbre qui devait annoncer ce grand éta-
blissement à la dernière postérité. Malte était une ins-
titution vraiment européenne, elle établissait une véri-
table fraternité entre la noblesse des différents pays.
Les protestants même y tenaient par un côté, et l'Em-
pereur de Russie y avait réuni les Grecs. Tout cela dis-
AU BOI VICTOR-EMMANUEL. 399
paraît. J'exprimerais difficilement à Votre Majesté com-
bien je sais choqué de cette destruction. Le fils, avec
tout le respect que je lui dois, pouvait bien laisser un
peu plus refroidir la cendre du père.
Les finances de l'Ordre étaient administrées par le
commandeur Ervelange de Witri, gentilhomme flamand,
actuellement jésuite à Polock. Aujourd'hui, elles étaient
confiées au commandeur de Maisonneuve qui est Fran-
çais. Ces deux Messieurs en moins de dix ans ont épar-
gné \y 500, 000 roubles. L'année dernière l'Ordre fit
présent à l'Empereur de 500,000 roubles pour des hôpi-
taux et autres œuvres pies. Le million restait sous sa
main et à ses ordres. Mais il fallait détruire ! Cette ad-
ministration est un beau phénomène et pouvait servir
d'exemple dans ce pays, dont l'unique loi fondamentale
est la dilapidation universelle.
Une clause du dernier Ukase porte que S. M. L se
réserve de statuer sur les Commanderies de famille. Vo-
tre Majesté trouverait sans doute extrêmement plaisant
que le Gouvernement s'en emparât. Ainsi a péri, Sire,
la dernière des grandes institutions européennes. La
dilapidation des biens consacrés par la sage générosité
de nos anciens à des vues religieuses et politiques, exé-
cutée dans toute l'Europe au nom de la Souveraineté
qu'ils appuyaient, est pour moi un des spectacles les
plus déchirants. Je sens bien que lorsque tout finit
c'est afin que tout recommence ; mais il est bien dou-
loureux de vivre dans un de ces tristes intervalles.
Cette destruction est le premier chef-d'œuvre du nou-
veau Conseil, et les deux promoteurs de l'œuvre sont le
400 LETTJRË
Comte Zawadowski, Ministre de l'instruction publique,
et le Comte Kotchubey, ancien vice-chancelier, ancien
Ministre de l'intérieur, et maintenant simple membre
du conseil, sous la domination de Spéranski, jadis son
secrétaire.
Zawadowski est en fait de science, ce que nous nom-
mons un infarinato, mais profondément pénétré des
systèmes modernes de la philosophie allemande. Kot-
chubey (ancien Ministre à Constantinople, avant mon
ami de cœur, Famara, dont il est parent) est un honnête
homme, mais esprit médiocre et plein de préjugés dan-
gereux. Je le connais beaucoup, ou pour mieux dire je
connais beaucoup sa maison, qui renferme un conseil de
dames plus utile à mes vues que celui de l'Empereur.
Je parlais dernièrement sur les affaires publiques
avec un homme d'un grand mérite. Il me disait avec
un air pénétré et l'œil fixé à terre : Nous avons beau-
coup parlé ce matin de notre Maître avec M...; vérita-
blement, c'est l'homme de la Providence... pour nous per-
dre. Cela est triste à entendre. Il y a beaucoup à crain-
dre, et lorsque je prends la liberté de montrer à Votre
Majesté l'envie de ne plus sortir d'ici, je n'obéis cer-
tainement ni au plaisir ni à l'intérêt. Si Votre Majesté
passait ici quelques jours, Elle sentirait Elle-même ce
qu'il n'y a aucun moyen d'exprimer par l'écriture, ni
même par la parole, une certaine force indéfinissable
qui pousse l'état dans l'abîme. Nous, Sire, plongés
dans la lumière et fournis de tous les moyens imagina-
bles, avons-nous su nous préserver du délire universel ?
Et quel homme pourrait se flatter de n'avoir contribué
AU ROI VICTOR- EMMANUEL. 401
pour rien à cette révolution, qui a fait justice enfin
comme il devait arriver ? Il n'est donc pas fort éton-
nant qu'un Prince scythe, élevé par un illuminé de Ge-
nève, se soit égaré. D'ailleurs, quand il appellerait la
vérité de toutes ses forces, qui la lui dirait ? C'est en-
core ici où il faudrait que Votre Majesté fût témoin.
Je compte sur un nouveau Ministère. La faveur du
Comte Rostopchin paraît, comme je l'avais prévu, ra-
mener celle de son ami intime le Comte Golovin. Celui-
ci, d'abord après son arrivée, étant allé remercier l'Em-
pereur pour la place de Demoiselle d'honneur donnée à
sa fille, atout de suite été invité à dîner, et je crois
qu'il a eu aussi une entrevue dans le cabinet, dont j'es-
père savoir quelque chose. La voix publique lui donne
déjà le Ministère de l'intérieur; mais je n'ai encore au-
cune donnée certaine sur ce point, et même je soup-
çonne qu'il s'est un peu trop pressé de se croire au
haut de la roue. Je puis cependant me trouver sans mi-
racle lié tout à coup avec les hommes les plus influents.
La favorite et le Grand Veneur son mari partent le
printemps prochain pour la Suisse, à ce qu'on vient de
m'assurer très positivement.
Le frère du Grand Veneur, le Grand Chambellan Na-
rischkin, avait emprunté, il y a bien des années, 60,000
roubles du général Labat, français, père de la demoi-
selle qui a épousé le chevalier Manfredi. Après une
longue attente, et des efforts inutiles pour être payé au
moins des intérêts, il a écrit une lettre à l'Empereur
qui a fait saisir une terre, ou pour mieux dire un vil-
lage au Grand Chambellan, jusqu'au plein paiement des
t. xi. 26
402 LETTRE
intérêts. Quand je dis qu'il a fait saisir, je n'entends
pas qu'on se soit passé de l'intervention matérielle des
tribunaux ; mais sans cette lettre à l'Empereur, qui n'a
ici rien que de très ordinaire, et sans le renvoi au tribu-
nal de la part de S. M., on ne saurait avoir justice
d'un homme puissant.
L'Impératrice mère va passer huit jours à Twer avec
sa fille, la Princesse d'Oldembourg, qui est décidément
enceinte. On dit que l'on voudrait l'engager à faire ses
couches ici, mais qu'elle veut les faire à Twer. On as-
sure encore qu'elle s'est mêlée, au moins comme entre-
metteuse, à Moscou, de la résurrection du Comte Ros-
topehin. — Ces nouvelles sont grandes ici.
Pendant que j'avais l'honneur d'écrire cette lettre à
Votre Majesté, nous avons reçu les nouvelles de France
du 19 février, qui nous ont appris la grande organisa-
tion religieuse de l'Empire, c'est-à-dire de l'Europe.
Voilà le Pape condamné à signer les quatre propositions
de I G82 et tout ce qu'il a plu au Jansénisme de décréter.
Depuis l'abbé de Saint-Cyran jusqu'à l'abbé de B...,
tous ces sectaires, les plus subtiles qui aient existé, ont
eu l'art de se présenter aux Souverains comme des hom-
mes d'Etat utiles pour les préserver des entreprises de
Borne (qui n'entreprenait rien), tandis qu'ils ne travail-
laient qu'à donner aux peuples contre les Bois les mê-
mes droits qu'ils attribuaient aux églises particulières
contre les Papes. Le Concile est au-dessus du Pape
(seconde proposition), donc les Etats généraux sont au-
dessus du Roi : il n'y a pas l'ombre de doute sur cette
conclusion. Le plus fameux de ces sectaires, Pascal,
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 403
n'a-t-il pas écrit, dans ces mêmes Pensées qu'on présente
à la jeunesse comme l'Evangile : Ce qui est condamné à
Rome et dans le conseil du Roi est approuvé dans le ciel.
Belle maxime, comme Votre Majesté voit , et qui mène
loin ! Ce qui est inconcevable, c'est que le plus méchant, le
plus soupçonneux, le plus absolu des hommes ait donné
dans le même piège où l'on avait fait tomber des Princes
inattentifs, tranquillisés et même un peu affaiblis par une
longue possession de la Souveraineté ! Les avocats Jan-
sénistes, devenus Comtes de l'Empire au Sénat conser-
vateur, ont su éblouir Napoléon et se servir de sa puis-
sance même pour détruire les bases. Aujourd'hui ils ne
peuvent rien contre lui qui est fort, mais qu'est-ce qu'un
homme? Flos Campi. Le Presbytérianisme, établi et
soutenu par un soldat tout-puissant, est une des gran-
des époques de cette époque. Les suites en seront incal-
culables. En tout cela, je ne vois rien qui ne confirme
les idées principales que j'ai eu l'honneur d'indiquer
souvent à Votre Majesté : Révolution politique, simple
préface de la Révolution morale et religieuse ; Abolition
du Protestantisme, etc., etc.; mais souvent je mets la
main sur les yeux pour ne pas voir l'avenir. Ce que je
désire seulement, c'est que ce mémorable mariage de-
vienne utile à Votre Majesté, et que ses augustes pa-
rents puissent ou veuillent la servir efficacement dans
cette occasion. Quelques provinces sur le continent
pour maintenir sa dignité, et la Sardaigne pour mainte-
nir sa liberté, c'est tout ce qu'EUe doit désirer en atten-
dant de nouveaux changements ; car la chute de tout
ce qui se fait est infaillible.
404 LETTRE
J'oubliais d'avoir l'honneur de dire à Votre Majesté
que lorsque les quatre propositions de \ 682 sont arrivées
ici, converties en lois fondamentales de la catholicité,
je n'ai pas rencontré ici un seul homme du pays qui sût,
\° qu'elles furent l'effet d'une pure vengeance de Cour,
2° qu'elles ne furent signées que par 34 évêques (sur
M 8), 3° que le grand nom de Fénelon ne s'y trouve
point, 4° que les Evêques de France au nombre de 84
en demandèrent pardon au Pape, 5° que le Pape en
mourant conjura Louis XIV de retirer sa déclaration,
6° que Louis XIV lui répondit par une lettre qui ne fut
lue que par le successeur : Qu'il avait donné les ordres
nécessaires pour que sa déclaration, à quoi la politique
lavait obligé, n'eut aucun effet.
Sachant à fond toute cette histoire, j'ai été à même
de redresser bien des idées ; mais le mal est fait, et ne
saurait plus être corrigé que par lui-même.
301
Au Même.
26 février (10 mars) 1810.
Sire,
Il y a plus de deux siècles qu'on ne prononce jamais
le nom de l'Autriche sans répéter le fameux mot : Tu
felix Austria nube. Sur la question de savoir si la vérité
AU KOI VICTOB-EMMANUEL. 405
de l'axiome se vérifie encore dans cette circonstance,
tous les politiques ne seraient pas d'accord. Personne
au moins ne dira que cette puissance ne sait pas prendre
son parti. Le grand spectacle qu'elle donne au monde
termine, au moins jusqu'au moment où nous vivons, cette
longue suite de bonheurs qui n'ont cessé de marquer la
carrière de Napoléon. Cet homme miraculeux, devant
qui la fortune de César disparaît, finit par épouser la
fille de l'Empereur d'Autriche ! La chose étant décidée,
je n'ai rien à dire, et même je crois devoir dorénavant
changer de style en m'exprimant sur le compte de ce
personnage qui doit être à présent traité comme un autre
Souverain. N'ayant en vue dès ce moment que l'intérêt
de Votre Majesté, je ne parlerai du grand mariage que
sous ce rapport.
Je serai fort trompé, Sire, si ce grand événement
n'influe pas sensiblement sur l'état de quelques Princes.
Voilà Napoléon petit-fils, par affinité, d'un Souverain
qu'il a détrôné. La même rage qui l'animait contre ce
Prince, et plus encore contre son auguste épouse, du-
rera-t-elle toujours ? On a droit d'en douter, on peut
même légitimement penser qu'après avoir obtenu tout
ce que peut désirer l'ambitieux le plus effréné dans un
accès de fièvre, il sera saisi d'un autre genre d'ambition
tout nouveau pour lui: celui de traiter la souveraineté
comme elle doit l'être. Cette idée est probable en elle-
même ; cependant, Sire, je ne voudrais rien assurer à
cause d'une manière de voir particulière que j'ai sur ce
grand personnage. Quoi qu'il en soit, il ne reste plus de
doute sur le grand axiome : plus de salut que par la France,
406 LETTRE
dont Votre Majesté m'est témoin que j'ai soutenu Tin-
contestable vérité longtemps avant que les malheurs de
l'Autriche l'eussent si tristement démontrée. Tins d'une
fois j'ai observé dans mes lettres officielles que la moitié
au moins de tout le bien et de tout le mal qui se fait dans
le monde est l'ouvrage des femmes. Elles ont été sur le
point (que Votre Majesté me permette de lui parler de ses
affaires comme si j'en étais instruit officiellement) elles
ont été, dis-je, sur le point de lui être utiles et fort utiles
d'une manière, aujourd'hui elles peuvent l'être d'une
autre.
Votre Majesté pourrait même, si rien n'est changé à
cet égard, profiter d'une certaine ambition qui est assez
naturelle, sauf à se moquer d'elle ensuite si Dieu y con-
sent. La marche de la politique est clairement tracée.
Tout a changé dans le monde : il faut régler ses opéra-
tions par les circonstances.
L'Ambassadeur de France avait sans doute fait ici
quelques ouvertures relatives à la Grande-Duchesse
Anne, on les a repoussées uniquement par la raison
qu'une Princesse russe ne pouvait changer de religion ;
mais avant que le courrier chargé de cette réponse ait pu
arriver à Paris, on a reçu ici la nouvelle du mariage
autrichien, de manière que l'heureux dominateur pourra
rire à l'aise des scrupules grecs. Cette uouvelle a jeté
dans les esprits une terreur universelle : en effet, je ne
vois pas de coup plus terrible pour la Russie. Elle a mal
fait la guerre, elle a mal fait la paix, elle a mécontenté
tout le monde, elle a ruiné son commerce, maintenant
la voilà devenue frontière de France ayant contre elle
AU EOI VICTOR-EMMANUEL. 407
une alliance naturelle qui se convertira bientôt en al-
liance politique offensive et défensive, et qui la réduit à
rien. Les Souverains sont toujours accusés des malheurs
publics. La thèse en général peut être fondée en raison
jusqu'à un certain point ; mais, Sire, on est souvent bien
injuste à leur égard en refusant de tenir compte du
caractère des nations qu'ils commandent. Votre Majesté
est dans le cas de se livrer à ces sortes de réflexions
plus que tout autre Prince. Il ne lui tombera pas seule-
ment dans l'esprit que, malgré ses excellentes intentions
et ses travaux infatigables, elle puisse faire des Sardes ce
qu'elle ferait des Piémontais et des Savoyards. Si jamais
j'avais l'honneur de me voir encore aux pieds de Votre
Majesté (bonheur sur lequel je compte peu), j'aurais
l'honneur de lui découvrir en plein le principe destruc-
teur qui travaille ce pays, et qui le mène graduellement
dans l'abîme du néant dont il ne peut se tirer que par
une révolution. Mais je crains d'aborder ces grands dé-
tails dans une lettre ; une pensée amène l'autre, il faut
tout dire ou ne rien dire. Certainement, Sire, l'Empereur
ignore les choses les plus importantes, et il doit ce mal-
heur à l'éducation qu'il a reçue et qui sera un reproche
éternel à la mémoire de Catherine ! Mais certainement
aussi l'abaissement de la Russie est l'effet immédiat de
l'incapacité absolue et de la profonde corruption de la
noblesse russe, et ce malheureux état est lui-même la
suite des fausses mesures adoptées au commencement
du demi-dernier siècle par l'Empereur Pierre le Fort,
qu'on appelle Pierre le Grand. Alexandre 1er sent par-
faitement cette faiblesse quoiqu'il en ignore les causes. Il
408 LETT1Œ
se défie de ses agents, ceux-ci s'en aperçoivent et lui
reprochent cette même défiance dont ils sont la cause.
Si donc l'Empereur s'est jeté dans les bras de la France,
c'est qu'il a cru que le salut de l'Empire l'exigeait impé-
rieusement ; et je ne sais pas pourquoi on peut lui
reprocher ce système, tant que la voix publique ne sait
pas lui indiquer un seul homme capable d'en soutenir
un autre.
Le fameux Conseil dont j'ai eu l'honneur d'expliquer
à Votre Majesté la composition et les attributions est en
plein exercice , mais sans avoir obtenu la confiance
publique; au contraire on en pense fort mal. On n'a
point encore réformé le Sénat qui ne vaut pas mieux
que le Conseil : je crois cependant que si l'on y touche,
on fera mal. La plus grande folie de ce siècle est
celle des constitutions. Les hommes se sont mis en tête
qu'ils peuvent faire une constitution comme on fait une
machine. Les Français pour leur compte en ont fait sept
ou huit en moins de vingt ans, c'est bien raisonnable;
mais tout a fini par un despotisme de fer, à la place de
l'admirable et douce monarchie dont ils jouissaient. Votre
Majesté aura peut-être lu dans les papiers publics la
constitution des Suédois, c'est le dernier enfantillage de
ce genre. Celui qu'on vient de faire en Russie n'ayant
point encore été imprimé en Français, je n'ai pu le trans-
mettre à Votre Majesté.
Le célèbre Amiral dont j'ai tant parlé dans mes dé-
pêches joue comme je l'avais prévu un rôle distingué à
Paris. L'Empereur le goûte infiniment et plus d'une fois
il a déjeuné en tiers avec Lui et l'Impératrice douairière.
AU ROI VICTOR- EMMANUEL. 409
Ici on l'a attaqué d'une manière terrible: forfaiture, tra-
hison, dilapidation, les mots les plus durs ont été
prononcés, et même directement à l'Empereur ; mais je
crois que les accusateurs seront dupes, et que l'inconce-
vable faveur dont il jouit n'est pas du tout ébranlée ; je
sais, à n'en pas douter, que l'Ambassadeur Français, il
y a très peu de jours, l'a fait assurer que l'Empereur
était toujours le même à son égard. Il m'avait demandé
en partant des lettres de recommandations pour Genève.
Je lui en donnai en effet, mais qui sait si ce n'était
point une comédie? Ce qu'il y a de sûr c'est qu'après
avoir demeuré à Francfort dans une attitude de délibé-
ration, il est allé droit à Paris. Je lui avais écrit à
Francfort une lettre qui est allée le chercher à Paris. Il
m'a répondu par une lettre à sa manière, pétillante d'es-
prit et d'originalité ! Je répliquerai sans me presser. Au
reste, Sire, ce que j'écris peut toujours être imprimé
sans le moindre inconvénient, à Paris, à Saint-Péters-
bourg et à Cagliari ! A ceux qui s'étonnent de cette manière
franche et assurée, je réponds par une comparaison
qui me paraît juste. Je dis que si j'avais un poignard ou
un pistolet dans ma poche, je ne voudrais pas qu'on
m'approchât, moins encore qu'on vînt s'asseoir à côté de
moi et me tâter ; mais que comme je suis sûr qu'on n'y
découvrira que mon mouchoir et mes tablettes, je suis
toujours prêt à tourner mes poches devant les curieux.
Je m'applaudis beaucoup d'avoir su cultiver l'amitié de
l'Amiral Tchitchagof sans me brouiller avec ses ennemis.
Je suis très porté à croire qu'il finira par être Ambassa-
deur à Paris à la place du Prince Kourakin qui gémit
44 0 LETTRE
loin des parquets de Saint-Pétersbourg, et qui sait ce qui
peut arriver ?
A propos de lettres et de correspondance Votre Ma-
jesté sera sans doute divertie d'apprendre que le Comte
de Licven, partant d'ici pour la mission de Berlin, a mis
beaucoup d'importance à se procurer une lettre de re-
commandation pour le Marquis de Saint-Marsan. La
maison du Comte de Lievcn, qui jouit ici d'une haute
faveur, est une de celles où j'étais le mieux traité, tant
par lui que par sa femme: je n'ai presque pas délibéré
pour lui donner la lettre qu'il me demandait, quand ce
n'aurait été que pour la beauté du fait; j'espère en
joindre ici une copie pour Votre Majesté. L'abbé Pan-
soia me mandait dans sa dernière lettre que le Marquis
de Saint-Marsan, qu'il appelle l'Ami, est adoré à Berlin;
je le crois en effet ami de tous les honnêtes gens.
Depuis que j'ai lu le discours du Roi d'Angleterre à
l'ouverture de la nouvelle session, et la dernière pro-
clamation de la Junte de Séville, j'ai perdu toute espé-
rance. Il m'en a beaucoup coûté de renoncer à l'espoir
de voir triompher cette brave nation. C'était une belle
cause, mais les forces qui la défendent n'ont point de
proportion avec celles qui l'attaquent, et les talents sont
dans la même disproportion : il faut plier la tète sous un
ascendant qui tient du miracle. Comme les hommes sont
toujours dans les extrêmes, bientôt ils vont soutenir
que l'Archiduchesse Louise est bénie entre toutes les
femmes. Je ne nie point les avantages présents et sen-
sibles que la Maison d'Autriche trouvera dans cette
alliance : toutefois, Sire, il ne faut pas se presser de
AU ROI VJCTOtt-EMMANUEL. h\\
juger, ce que nous voyons étant un miracle évident
qu'on ne peut juger par aucun événement passé; per-
sonne ne sait comment il finira, et je crois avoir des
principes assez sûrs pour me croire le droit de conserver
certaines idées, que Votre Majesté aura vues souvent
percer dans mes lettres. Il me paraît cependant infini-
ment probable qu'on va s'apercevoir dans ce moment
d'un certain adoucissement général, et que les formes
révolutionnaires seront au moins suspendues. Déjà j'ai
vu dans un papier français, l'auguste épouse de Votre
Majesté appelée la Reine de Sardaigne au lieu de la Reine
de Vile de Sardaigne. Il faut être bien attentif et
profiter du moment. Qui sait quels moments doivent
suivre ?
Ne sachant pas quels sont les papiers publics que
Votre Majesté reçoit en Sardaigne, j'aurai l'honneur de
lui faire observer que tous à la fois ont donné à Napo-
léon toutes les Princesses qui pourraient lui convenir.
Tandis qu'on écrivait de Paris comme une chose toute
nouvelle : Bientôt vous nous enverrez une belle prin-
cesse, etc., le journal de Paris fixait tous les yeux sur
la Princesse Saxonne fille du Prince Maximilien, et les
journaux anglais imprimaient des lettres de Paris où
l'on disait : // riy a plus de doute sur le choix d'une Im-
pératrice : ï Empereur est décidé pour Vhéritière de la
Sardaigne ; et le. journaliste ajoutait : Il y a dans ce ma-
riage quelque chose qui amuse sa malice, il est bien aise,
quoique dans ce moment la chose ne signifie rien, de réunir
sur sa tête les droits des Stuarts. 11 ajoutait : encore.
Cest là que commenceront les refus. Votre Majesté voit
h\1 LETT11E
par ce texte ce qu'on pense d'Elle à Londres. Au reste
la chaîne des refus n'a pas été longue, puisqu'elle a
commencé et s'est arrêté ici. Un Chambellan livonien
me disait l'autre jour sans façon : Mais je ne crois pas
quil ait jamais eu envie d'une Princesse russe. Je crois
qu'il a raison. La secte religieuse de ce pays, non
moins orgueilleuse que sotte, ayant constamment forcé
les Empereurs de Russie d'épouser certaines Princesses
dont les consciences étaient à bon marché, il en est résulté
que ces grands Souverains n'ont point de parents parmi
les grandes Maisons souveraines, et n'en déplaise à la
carte géographique et aux circonstances actuelles, l'Au-
guste fille de Votre Majesté appartenant à tout ce qu'il
y a de plus grand dans le monde, était bien, pour l'Em-
pereur de France, une alliance plus avantageuse que
celle d'une Grande-Duchesse. Ce qu'il y a de singulier,
c'est que le courrier Russe qui a porté le refus à Paris
ne sera arrivé qu'après la déclaration du mariage Au-
trichien ce qui démontre que Napoléon a conclu avant
la réponse de cette Cour. Ce grand mariage donne à
l'Empereur de France de tels parents, qu'un homme
sage, quels que soient ses systèmes et ses pronostics,
doit mesurer ses discours et régler sa plume, La posté-
rité dira ce qu'elle voudra et sera sûre de ne pas se
tromper.
J'espère que S. M. aura lu la nouvelle loi Française
sur ou pour mieux dire contre l'Imprimerie. Le génie
qui a vu l'abus de la science mérite certainement l'ap-
probation de tous les penseurs, mais la loi ne réprime
que les attaques faites contre les droits du Souverain et
AU ROI YICTOR-EMMANUEL. 413
l'intérêt de VEtat. Ce que tous les hommes ont placé avant
tout est passé sous silence. Il n'y a plus de doute sur
la guerre systématique déclarée au Christianisme par
l'homme le plus puissant qui ait jamais existé sur la
terre. Qu'arrivera-t-il, Sire? Grande et terrible question
qui ouvre un champ immense aux spéculations les plus
profondes et les plus intéressantes.
Pour revenir à la Russie, le change se tient depuis
longtemps stationnaire entre 26 et 28 sous tournois
pour le rouble. Les denrées et les marchandises de pre-
mière nécessité sont hors de prix sans que le luxe
veuille rabattre la moindre de ses extravagances. Votre
Majesté apprendra sans doute avec étonnement que
huit marchands du peuple, dont quelques-uns, suivant
les apparences, étaient serfs, ont dépensé il y a peu de
jours 450 roubles dans une seule séance à la taverne,
et qu'ils ont bu, entre autres, dix-neuf bouteilles de vin
de Champagne à \0 roubles la bouteille. Si Votre Ma-
jesté songe que ce délire n'est qu'une miniature de ce-
lui des grands, elle jugera ce que c'est que ce peuple
qui ne calcule rien, qui ne prévoit rien, et dont les
moindres fantaisies sont des accès passionnés qui veu-
lent se satisfaire à tout prix.
Le Gouvernement, comme il arrive toujours, n'ayant
pas été plus sage que les particuliers, il a fallu enfin
sonder le déficit et chercher un remède autre que celui
des billets, espèce de remède qui tue le malade après
l'avoir amusé un moment. On a donc mis sur toute la
nation un impôt de quarante-deux millions de roubles.
L'ukase n'étant point encore traduit, je ne saurais pas
414 LETTRE
expliquer clairement à Votre Majesté comment l'impôt
est assis, mais il semble qu'en dernière analyse tout re-
tombera sur le peuple, puisque le Noble est toujours
maître de s'indemniser. Il demande aujourd'hui dix
roubles à son paysan , demain il lui en demandera
quinze : rien ne le gêne. L'Empereur, dans ce même
ukase, engage sa parole qu'on ne fera plus de billets.
Mais personne ne croit que les quarante-deux millions
suffisent pour combler le gouffre, si la guerre continue
avec l'Angleterre et avec la Turquie, contre le vœu na-
tional et par une espèce d'engagement qu'on ne sait pas
trop définir. Il paraît que la maladie a fait des maux
épouvantables dans l'armée de Bessarabie et de Molda-
vie. Le Prince Bagration, après avoir été comblé de fa-
veurs et porté aux nues, a été disgracié pour ce qu'il
n'a pu faire. C'est le Général Kamenski qui lui succède
(fils aîné de ce Maréchal dont j'ai fait connaître à Vo-
tre Majesté la fin extraordinaire). On dit que la Vala-
chie et la Moldavie sont absolument ravagées et ruinées
par l'armée Russe, dont l'ancienne discipline n'existe
plus. L'Empereur et son frère ne s'occupent cependant
que de l'armée ; mais toujours on voit le militaire périr
sous les règnes trop amis des formes militaires ; il faut
un œil fin pour distinguer le véritable esprit militaire,
la chose la plus précieuse dans tous les gouvernements,
de ses formes extérieures qui n'en sont que l'appa-
rence. C'est une chose que je' sens mieux que je ne sau-
rais l'exprimer. L'anecdote suivante pourra peut-être
amuser Votre Majesté. Le Grand-Duc disait à l'Ambas-
sadeur de France en lui parlant des choses qui l'occupent
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. 44 5
uniquement : Vous ne faites guère attention à cela, vous
autres. — iVon, Monseigneur, nous ne prenons garde qu'a
r essentiel ; le reste n'est que pour les yeux. — Cepen-
dant vous avez gagné un grand nombre de batailles. —
Monseigneur, V. A. I. devrait dire à cause de cela. Et
un jour que le corps diplomatique était assemblé à la
Cour, un Secrétaire de la Légation nous dit, sans se gê-
ner le moins du monde : Monseigneur le Grand-Duc
n'aime point du tout la guerre. Ce n'est pas qu'il man-
que de courage, mais c'est qu'à la guerre il ne peut pas
faire l'exercice.
Si les deux guerres que Ton fait actuellement contre
le sens commun se font par une obéissance aveugle en-
vers la France, il me semble que cette soumission
n'aura bientôt plus de motif, car, si je ne me trompe
beaucoup, il y aura bientôt une scission entre les deux
puissances, du moins une scission de cœur, en attendant
que celle-ci produise quelque effet à l'extérieur. Déjà
l'on donne pour sûr que l'Ambassadeur de France part,
sous le prétexte que le grand mariage exige la présence
de toutes les grandes charges de l'Empire. On sent vi-
vement ici (et comment ne pas le sentir), l'insulte de
cette demande d'une Grande-Duchesse, suivie bientôt
par le choix d'une autre, fait avant l'arrivée de la ré-
ponse. Votre Majesté voit d'ailleurs ce qui doit suivre
de l'alliance étroite de la France avec l'Autriche qui est
si mécontente de la Russie. Mais les événements
n'ayant presque jamais été tels qu'ils se présentaient à
la prudence de tout le monde, je crois devoir m'abste-
nir de trop spéculer sur les temps futurs.
h \ 6 LETTRE
M. le Comte Rostopchin, dont j'avais eu l'honneur d'an-
noncer l'arrivée à Votre Majesté, est en effet arrivé le
neuf (21) de ce mois. Il s'est montré tout de suite envi-
ronné d'une grande faveur, qui est sentie autant qu'il la
sent. Rien n'égale son aplomb, son air aisé et tran-
chant, son allure triomphante ; il a visiblement négligé
l'Ambassadeur de France, auquel il ne s'est pas même
fait présenter à la Cour. Il y a eu au reste des entre-
vues, des explications, des embrassades, et même, à ce
qu'on dit, des pleurs. Tout cela est bien touchant ! Je
n'ai pas besoin de dire à Votre Majesté que tout le
monde s'incline devant le nouvel arrivé. L'Empereur
lui demandait l'autre jour : « Comment vous portez-vous,
Rostopchin ? — Fort bien, Sire, mais fai mal là (en por-
tant le doigt sur sa joue). — El comment donc ? — Sire,
cest que tout le monde me baise. — Il a beaucoup d'es-
prit et de malice, avec un certain phébus qui fait res-
sembler son esprit à un rasoir frotté d'huile.
11 est d'origine tartare. Un jour on lui demandait
pourquoi sa maison n'était pas décorée du titre de Prince
comme d'autres maisons de même origine. Il répondit :
<c Je vous dirai, lorsque les Tartares vinrent en Russie,
les uns arrivèrent l'hiver et les autres l'été. Les premiers
reçurent une pelisse et les autres furent faits Princes.
Mes premiers ancêtres arrivèrent l'hiver. »
Il loge ici chez son ami intime le Comte Golovin, où je
passe ma vie ; de sorte que je le vois presque tous les
jours. Sa femme est sœur de la Princesse Alexis Galit-
zin, chez qui je suis aussi reçu à merveille. Au prin-
temps elle reviendra ici; quant à lui, il s'en retourne
AU ROI VICTOR-EMMANUEL. A\7
pour revenir Vannée prochaine. Je crois en attendant
qu'il est d'accord sur bien des choses avec le maître. Je
ne doute guère de sa rentrée dans les affaires et de la
résurrection de Golovin. J'ai eu l'honneur de faire con-
naître à Votre Majesté ce qu'il y aurait d'avantageux
pour moi dans cet événement; mais, pour moi, qu'est-ce
que moi? Rien du tout, Sire, et Dieu veuille que Votre
Majesté en soit assez persuadée. Deux forces travaillent
sans relâche depuis huit ans pour me faire Russe ou
Français : ni l'une ni l'autre n'ont pu réussir encore.
Toujours je demeure sujet de Votre Majesté, et tous mes
succès, quelque flatteurs qu'ils soient en eux-mêmes,
laissent, s'ils sont séparés du bien-être de Votre Ma-
jesté, un vide cruel dans mon cœur ; il me semble quel-
quefois que j'ai tort d'être ici.
Votre Majesté est maintenant parfaitement instruite
de tout ce qui concerne ses sujets dans ce pays. Il est
malheureusement certain qu'une défaveur inexprimable
est tombée sur eux, ou sur quelques-uns d'eux, depuis
quelque temps. Je n'ai rien négligé pour la prévenir et
ensuite pour la guérir ; mais sur ce point l'anathème
primordial qui ne devait nuire qu'à moi, leur nuit
aussi. Ils se sont aperçus les premiers d'une triste vé-
rité, de manière que je n'ai pas eu sur eux l'ascendant
nécessaire pour leur être utile autant que que je l'au-
rais voulu ; cependant je n'ai pas mal soufflé dans leurs
voiles. Votre Majesté a vu par mes précédentes dépêches
que j'ai eu à me plaindre de quelques-uns, mais ces
petites misères humaines ne m'irritent point. Durant
la petite tempête excitée par une distinction qu'on
t. xi. 27
418 LETTRE
ne pouvait reprocher qu'à ma mère, il échappa à l'un
de ces Messieurs de dire en conversation, que s il s'était
adressé à moi lorsqu'il entra au service Russe, c'était
uniquement une politesse quil avait cru devoir au Mi-
nistre du Roi; mais que cependant il ne devait rien
quau Général d'Anrep qui s était chargé de sa demande.
Le lendemain ce discours me fut rapporté, comme il
arrive toujours. Je n'en fis pas le moindre semblant ;
mais un jour que cet Officier me faisait visite, je fis
tomber le discours sur son entrée au service Russe, et
je lui dis négligemment : « Je crois que j'ai encore la
note que je présentai à cette occasion ; peut-être vous
serez bien aise de la lire. » Je la tirai d'un portefeuille
et la lui remis. Les premiers mots étaient : Le Général
d'Anrep étant mort sans avoir fait passer à S. M. I. la
demande de M. N , le soussigné croit qu'il est de
son devoir, etc. Je ne me permis pas d'autre vengeance,
pas même celle de faire savoir que j'étais instruit du
discours. Aujourd'hui il est content, et j'espère n'y
avoir pas peu contribué. Il a fait sa paix ainsi que
d'autres. Quant à moi, Sire, je ne puis dire que je l'ai
faite, puisque je n'ai jamais fait la guerre.
Il ne me reste à désirer, Sire, que de pouvoir un jour
servir encore Votre Majesté. La tournure que prennent
les événements permet certainement de regarder la
chose comme possible ; car, d'une manière ou d'une
autre, tout est possible par la France, et rien sans elle.
Que de vœux je fais pour votre Majesté ! Que de regrets
de ne l'avoir pas contentée davantage ! Mais heureuse-
ment tout se réduit à des pointitleries d'honneur, et
AU KOI VICTOR -EMMANUEL. 419
môme, je puis le dire, de tendresse ; et si par hasard elle
jugeait que j'ai pu me livrer quelquefois à la sensibilité,
à un point qui n'est pas permis, je n'entreprendrai nul-
lement de m'excuser ; mais je la supplierai de vouloir
bien aussi se rappeler, qu'indépendamment d'une suite
inouïe de mortifications, j'ai été offensé deux fois offi-
ciellement. La première, lorsque, pour une chose qui
m'était absolument étrangère et où son Ministre n'avait
pas compris le mot, on m'écrivit : Personne ne peut ser-
vir deux Maîtres. La seconde, lorsque m'étant exposé à
tout pour servir Votre Majesté de la seule manière pos-
sible, on m'a écrit encore : Sa Majesté sans donner
d'interprétation sinistre à vos intentions, etc., ce qui m'a
paru être la même chose que d'écrire à une honnête
femme : Sans croire que vous êtes une courtisane.
Je ne rappelle ces choses qu'afin que, si Votre Ma-
jesté adhère à l'offre que j'ai mise plus d'une fois à ses
pieds de me retirer purement et simplement, je ne laisse
au moins dans son esprit aucun souvenir contraire à ma
délicatesse ; car, certainement, personne ne l'a aimée et
servie avec plus de zèle que moi. Dans la supposition
contraire, je Ja supplie, je la conjure de vouloir me tran-
quilliser sur la crainte que j'ai qu'Elle ne me retienne
ici par bonté et pour mon seul intérêt, car cette idée ne
me laisse aucun repos.
Je suis, etc.
LF.TTBE
302
f A MUe Adèle de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 13 mars 1810.
Ton carnaval a passé, ma très chère enfant : il y a
douze jours que tu jeûnes, et moi j'en suis au mardi
gras. Je veux donc faire comme tout le monde, et me
procurer aujourd'hui quelque plaisir remarquable. Je
m'arrange en conséquence devant mon pupitre pour
répondre ce qu'on appelle une lettre à ton billet du
\ev janvier. Il ne tiendrait qu'à moi de commencer par
une querelle ; car, en examinant les dates de mon
inexorable registre, je vois toujours de votre côté un
grand mépris des lois. Jamais je n'ai dit, Mesdames, que
je voulais recevoir une lettre de vous tous les quinze
jours ; j'ai dit que je voulais et entendais que vous m'é-
crivissiez tous les quinze jours, ce qui est bien différent.
Je n'exige point que vous m'apportiez vos lettres, il y
aurait de l'indiscrétion ; écrivez seulement , le reste
dépend des puissances et surtout des postillons. Mais
j'oubliais que je ne veux pas quereller aujourd'hui.
J'aime tout dans ton billet, ma chère Adèle, excepté le
mot probablement, que tu as placé indignement, presque
à la première phrase. Je lui remettrai probablement ; et
pourquoi probablement? On ne trouve pas tous les jours
A M,,e ADÈLE DE MAISTRE. 424
des gens de bonne volonté qui s'en aillent droit de
Turin à Saint-Pétersbourg ; et quand on les rencontre,
il faut les charger certainement de la pacotille destinée
à votre bon papa. Voilà, ma très chère, ce qui me
déplaît dans ta dépêche : le reste est à merveille. Tu fais
bien d'adorer la peinture, il faut bien adorer quelque
chose. Ce n'est pas que je me trouve tout à fait en har-
monie avec tes idées sublimes. Je voudrais que ton
talent fût un peu plus femme. J'honore beaucoup tes
grandes entreprises : cependant c'est à elles que je dois
le malheur de ne point voir encore sur ma muraille
i sospirati quadri, que j'appelle depuis si longtemps.
Je n'ai pas reçu un morceau de papier que je puisse
mettre sous glace. Ah! si je pouvais te jeter dans le
paysage, quand même tu ne ferais pas mieux que
Claude Lorrain ou lluysdael, je t'assure que j'en pren-
drais mon parti. Je comprends fort bien tes dégoûts,
quoique je ne sois point artiste : ton oncle est sujet
plus que personne à cette maladie ; mais, dans les inter-
valles des paroxysmes, il enfante de jolies choses :
j'espère que tu feras de même. Si j'étais auprès de toi,
je saurais bien te faire marcher droit, mais ta mère est
trop bonne, je suis persuadé qu'elle ne te bat jamais :
sans cela il n'y a point d'éducation. Quel est ce peintre
français dont tu veux m'envoj^er les pensées extrava-
gantes ? J'imagine que tu ne veux pas parler des trium-
virs du grand siècle : Lebrun, Lesueur, le Poussin. Ces
trois-là en valent bien d'autres. Le troisième surtout (à
la vérité tout à fait italianisé) est mon héros ; il n'y a
pas de peinture que je comprenne mieux. Quant aux
422 LETTRE
artistes français modernes, je te les livre. Alfieri a une
tirade à mourir de rire sur les nations qui se font admi-
rer à coups de canon. Il met à l'ordinaire beaucoup
d'exagération dans ses idées, mais tout n'est pas
faux. Voltaire disait sans façon au roi de Prusse : Un
poète est toujours fort bon à la tête de cent mille hommes.
En suivant cette idée, je trouve que, lorsque huit cent
mille hommes armés s'écrient ensemble qu'ils possèdent
les plus grands artistes du monde, chacun fait bien de
répondre : Vous avez raison. Cette époque, d'ailleurs si
brillante, n'est cependant pas favorable ni à la poésie
ni aux beaux-arts. Je t'expliquerai ma pensée la pre-
mière fois que j'aurai l'honneur de te voir ; c'est dom-
mage, au reste, car la poésie et les arts d'imitation
auraient beau jeu dans ce moment.
Ta fais bien, ma chère enfant, de te jeter dans la
bonne philosophie, et surtout de lire saint Augustin, qui
fut sans contredit l'un des plus beaux génies de l'anti-
quité. II a de grands rapports avec Platon. Il avait
autant d'esprit et de connaissances que Cicéron : vrai-
ment il n'écrit pas comme Marcus Tullius, mais ce fut
la faute de son siècle. D'ailleurs que t'importe? Tu n'es
pas appelée à le lire dans sa langue. Une demoiselle ne
doit jamais salir ses yeux ; mais si tu pouvais lire les
confessions de Rousseau après celles de saint Augustin,
tu sentirais mieux, par le contraste, ce que c'est que
l'espèce philosophique.
Adieu, cher enfant de mon cœur! Je t'ai parlé quel-
quefois de ma correspondance, c'est une chose qui ne
peut s'exprimer: je gémis, je succombe sous le faix.
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 423
Ah ! si tu étais ici pour m'aider. Au reste, mon cher
enfant, tiens pour sûr que, de toutes mes correspon-
dances, il n'y en a point dont j'aie autant d'envie de
me débarrasser que de la tienne.
303
A M. le Chevalier de Rossi. ■
13 (25) mars 1810.
Monsieur le Chevalier,
Quoique dans mes trois précédents numéros que j'ai
eu l'honneur d'adresser directement à S. M., j'aie dit à
peu près tout ce qui se présentait à mon esprit dans
les circonstances actuelles, cependant, puisque l'occasion
qui doit emporter ce paquet se trouve encore retardée,
je profite de ce délai pour continuer la conversation
avec vous.
J'ai raconté l'extinction définitive de l'Ordre de Malte,
mais peut-être que S. M. ne sera pas fâchée de connaître
la cause la plus déterminante de cette extinction.
Le feu Prince Beloselski avait épousé en seconde noce
Mademoiselle Kasinski, très riche héritière, mais d'une
famille fort au-dessous de celle du Prince ; ce n'est ce-
pendant point un nom méprisable. Le père avait le titre
de général, et la famille prétend être en droit de prouver
400 ans de noblesse. Je ne discute point cette préten-
424 LETTRE
tion, d'autant plus qu'il faudrait disserter longuement
sur ce mot de noblesse qui n'a point ici le même sens
que nous lui attribuons.
Mais enfin vous pouvez aisément vous former une
idée de Madame la Princesse Beloselski portant par son
mariage un des premiers noms de l'Empire, femme d'un
grand de la Cour, maîtresse de cent mille roubles de
rente, d'un grand hôtel et d'un état magnifique, .l'ajoute,
ce qui ne gâte rien, que la Princesse est une des plus
dignes et des plus respectables dames qu'on puisse con-
naître.
L'Empereur, sans doute sur la demande du Prince,
demande au Grand-Maître de Malte le Grand Cordon de
l'Ordre pour la Princesse, et tout de suite le Grand-
Maître l'envoie.
L'Empereur en fit part lui-même à la Princesse, il lui
dit même que cette décoration lui siérait à merveille,
qu'il la préférait beaucoup à celle de sainte Catherine
dont le ruban était de mauvais goût. Le lendemain de ce
discours qui eut lieu à la Cour, il envoya le Cordon à la
Princesse qui s'en décora sur le ebamp.
Là-dessus le Comte Litta, Grand-Bailli de l'Ordre,
ordonna à sa femme de quitter cette même décoration,
et huit jours après il ordonna de la reprendre pour faire
sa cour.
Il faut être sage sans doute autant qu'on peut, mais
quand on ne l'est pas, il faudrait au moins faire des
sottises de la même couleur. Ce qui est véritablement
triste, c'est d'être audacieux aujourd'hui et poule mouil-
lée huit jours après.
A. M LE CHEVALIER DE R0SSI. 425
Le Comte Litta s'entendait parfaitement avec le
Commandeur de Maisonneuve, Ministre et Administra-
teur de l'Ordre. Celui-ci présenta une longue Note à
l'Empereur pour lui démontrer que la concession n'était
pas valide, et que le Grand-Maître actuel (Caracciolo)
n'avait pas été reconnu par le Pape. Vous noterez,
Monsieur le Chevalier, que S. S. ayant été en effet
empêchée par la France de reconnaître le Grand-Maître,
on était convenu ici de recevoir ses Blancs-seings que le
Conseil remplissait, et tout se passait comme si rien
n'avait manqué à l'installation du Grand-Maître. Le
Commandeur de Maisonneuve, ayant lui-même présenté
une foule de ces Blancs-seings, était particulièrement
ridicule en se permettant de présenter cette Note, qui
choqua excessivement l'Empereur. Il était déjà assez
mal disposé; il n'en fallut pas davantage pour le déter-
miner. Dès lors il a toujours dit: « Qu'on ne m'en parle
plus »; et enfin il a frappé le dernier coup.
Il est inutile, je pense, de vous parler du profond
ressentiment de la Maison Beloselski. Le Prince, peu de
temps avant sa mort, dit au Commandeur de Maison-
neuve, à la Cour : « Monsieur le Commandeur, l'Ordre de
Malte est mort, et c'est vous qui l'avez assassiné. » Le
Prince n'en voulait pas moins au Comte Litta qui, par une
bizarrerie singulière, lui a succédé dans la place de
Grand-Echanson. J'ai bien entendu plaisanter, dans le
temps, sur ce cordon noir, obtenu par la Princesse
Beloselski , mais il y a une foule de choses dans le
monde dont il est permis de rire, et que cependant il
faut laisser aller, et nul homme sensé n'approuvera
426 LETTRE
l'opposition faite par ces Messieurs. La Comtesse Litta
qui a le portrait, et qui est par conséquent tout ce qu'on
peut être, n'est cependant pas d'une pâte meilleure que
celle de la Princesse. Aussi le mari Beloselski n'a pas
cessé de crier que les Kasinski valaient bien les Enghel-
lant (c'est le nom de Madame Litta). Je ne sais ce qu'il
en est, mais qu'importe, dans un pays où l'homme fait
la femme, et où le Souverain fait l'homme? Le Duc de
Mccklembourg-Schwerin disait un jour à Paul Ier, en
parlant de je ne sais quel Russe de distinction : « C'est
un des plus grands seigneurs de votre pays. » L'Empe-
reur répondit: « Qu'appclez-vous, Monsieur, Grand-
Seigneur ? // n'y a de grand Seigneur, chez moi, que
l'homme auquel je parle » ; et après un moment de si-
lence il ajouta: « Et encore, pendant que je lui parle ».
Voilà qui est clair et qui me paraît dispenser de toute
étiquette. Il fallait d'ail eurs faire attention au moment
où nous vivons. Certes il s'agit bien peu aujourd'hui de
la légitimité du Grand-Maître et de la rigueur des
preuves. Je crois voir des malheureux embarqués dans
un vaisseau troué, et qui délibèrent, en se battant même,
pendant qu'il se remplit, pour savoir qui a droit de
boucher le trou.
Vous voyez, Monsieur le Chevalier, comment vont
les choses. Je suis mortellement fâché de vous le répéter,
mais il n'y a qu'un avis sur Yinêvitabilité d'une catas-
trophe quelconque. Qu'arrivera-t-il ? je l'ignore. Que
ferai-je dans cette supposition? je ne l'ignore pas moins :
je prendrai conseil des circonstances, et j'espère que
S. M. daignera tout approuver. Le fameux Conseil n'a
A M. LE CHEVALIER DE flOSSI. 427
pas eu un instant l'assentiment du public. 11 radote
dans son berceau et tout le monde s'en moque. La posté-
rité croira que nous étions fous (et sans doute elle ne se
trompera pas) avec notre fureur constitutionnelle : malgré
l'expérience la plus terrible, bien peu de gens sont con-
vertis. Tous les jours je me rappelle les prophéties de
l'inconcevable et clairvoyant Amiral. Depuis que je le
connais, il n'a cessé de me dire : « La reconnaissance et
« les apparences vous séduisent. D'ailleurs vous ne
« pouvez regarder de près ; soyez sûr qu'il n'y a point
« d'espérance, et que tout est perdu. »
Au milieu des retranchements qui s'opèrent de tout
côté, même d'une manière cruelle, que deviendront les
subsides? Je n'ai pas entendu prononcer un seul mot
sinistre, mais mon imagination se porte de tout côté.
En vertu des comptes réglés entre les deux puissances,
après la malheureuse campagne de 4 805, la Russie se
reconnut débitrice de huit millions de florins envers l'Au-
triche. Maintenant, elle vient de lui déclarer officiel-
lement qu'elle se croit libre de ses engagements en vertu
du traité de Vienne. Belle logique comme vous voyez,
et belle occasion pour choquer l'Autriche.
Je regarde comme certaines des propositions quel-
conques faites à S. M. le Roi des Deux-Siciles ; car si
l'Empereur d'Autriche avait pu céder sa fille sans stipu-
ler quelque chose en faveur de son beau-père, il ne se-
rait plus permis de raisonner. Qui sait si la bonne humeur
du moment, s'il est permis de s'exprimer ainsi, ne
s'étendra pas jusqu'à nous? ou si l'extrême faveur de la
Maison d'Autriche ne pourra pas étendre son influence
428 LETTRE
jusqu'à nous? Je sais que S. M. le Roi de Naples a
déclaré que, sous aucun prétexte, elle ne veut le bien
d' autrui. Rien de mieux pensé, et je crois que la Maison
de Savoie ne se laissera jamais vaincre en délicatesse et
en grandeur d'âme ; mais il faut expliquer ces mots :
Bien iïautrui. J'ai toujours pensé qu'une république,
détruite jusque dans ses fondements et depuis plusieurs
années, peut s'appeler Res pro derelicta parce qu'il est
impossible de la rétablir, et qu'ainsi S. M. pourrait être
indemnisée sans blesser le moins du monde les lois de la
morale et de la délicatesse, aux dépens ou, pour mieux
dire, au moyen des anciens territoires de Gênes ou de
Venise. Il me semble encore que tout pays, tel que la
Toscane, par exemple, sur lequel S. M. pourrait s'en-
tendre de gré à gré avec le propriétaire légitime, serait
encore un objet légitime d'indemnisation.
La brouillerie de l'Empereur Napoléon avec sa
famille, avec celle de sa première femme, et avec tous
les princes alliés de l'une et de l'autre, me paraît au
rang des événements les plus probables. Les nouveaux
parents, par la seule force des choses, chassent les
anciens et les humilient. Représentez-vous les senti-
ments d'Eugène Beauharnais, obligé de prêter le ser-
ment de Sénateur et de proclamer lui-même à la tribune
le divorce de sa mère. Représentez-vous ceux du Roi
de Bavière qui se trouve avoir marié sa fille à un
Sénateur. Voyez le Roi de Hollande rappelé comme un
Ministre, la Reine de Naples déclarée Grande-Maîtresse
de la nouvelle Impératrice, etc., etc. Quel immense
foyer de discorde et de ressentiments amers ! Si la que-
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 429
relie s'engage, elle peut très certainement tourner au
profit des princes légitimes dépossédés. Sans examiner
d'autres conséquences, qui sont placées trop loin de
nous pour pouvoir en juger sagement, voici quelques
points qui me paraissent infiniment probables :
\ . La Silésie a été en grande partie le prix de la:
Princesse.
2. Le surplus des indemnités a été stipulé aux dépens
du Turc.
3. L'Empereur de France ne peut oublier ni Saint-
Jean-d'Acre ni l'Egypte, et bientôt l'orage se tournera
de ce côté.
A. Il a déjà nommé dans son cœur le Gouverneur de
Bassora, etc.
L'Autriche mêlée pour ainsi dire à la France la privera
peut-être de cette acrimonie révolutionnaire qui l'a
rendue le fléau et l'effroi de toutes les souverainetés.
Profitons de cet adoucissement, s'il est possible : le reste
est lettre close. L'univers est dans un état qui est un
véritable miracle. Il arrivera des choses encore plus
étonnantes que celles que nous avons vues. Tout ce que
nous devons souhaiter pour S. M., cest la faculté d'at-
tendre sûrement et honorablement.
On a déjà parlé infiniment de la grossesse future.
Mais tous les mariages n'amènent pas des grossesses, et
toutes les grossesses n'amènent pas des enfants, et tous
les enfants ne sont pas des mâles, et tous les mâles ne
vivent pas. Si l'Empereur de France ne change pas de
système, il est condamné par une théorie qui parait
inconcevable en elle-même, et qui semble acquérir le
430 LETTRE
degré de la certitude par une expérience qui jusqu'ici
n'a jamais manqué. S'il vient à changer de système et
de conduite, comme ce sera un autre homme, on n'en
peut rien dire avant de l'avoir vu.
Je suis fort en peine de Monsieur le Chevalier
Ganières dont je n'ai plus de nouvelles. Le bon abbé
Pansoia se remet, à ce qu'il me dit dans sa dernière
lettre, où il me prie instamment, si j'en trouve l'occasion,
de le mettre aux pieds de S. M., puisqu'il est privé de
tout moyen de communication avec la Sardaigne. Il
m'écrivait un jour qu'il ne songeait pas sans terreur à
la situation où il se trouverait, si le secours que S. M.
veut bien lui accorder venait à lui manquer dans ses
derniers jours. Je l'ai beaucoup rassuré quant à S. M.
dont la bonté nous est assez connue. Mais si le subside
venait à finir, ce serait une calamité à laquelle je ne
verrais pas de remède.
Mon fils me coûte 4,000 roubles, quelquefois moins,
quelquefois plus ; ainsi il faut compter sur 4,000 jusqu'à
un certain avancement. 11 vit cependant ici d'une
manière qui surprend tout le monde, et vous n'en serez
pas surpris vous-même, lorsque vous saurez que l'éta-
blissement d'un officier Chevalier-Garde, est ici de
8,000 roubles par an, outre lecarosse à quatre chevaux.
On n'a pas l'idée d'un luxe aussi extravagant. Mon fils
ayant la permission de loger avec moi (en général les
officiers logent aux casernes) nous courons souvent le
monde dans la même voiture. Pour les moments où il
est obligé de m'abandonner il a un traîneau à deux
chevaux. Il est devenu, presque en arrivant et à ma
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 431
grande satisfaction, l'ami inséparable du jeune Duc
Nicolas de Serra-Caprioia qui est du même à^e que lui
et excellent jeune homme. Son père ayant désiré qu'il
fit un cours de philosophie après avoir achevé ses
études préliminaires, la même envie a saisi mon fils qui
avait déjà fait de plus grands préparatifs. Le R. P.
général des Jésuites leur a donné un professeur d'un
grand mérite, le P. Rosaven, français, qui s'est soumis
avec une rare complaisance à leur donner une leçon en
particulier. Le Baron de Damas, capitaine de la Garde,
et Je jeune prince Pierre Galitzin, fils de la princesse
Alexis, prêt à prendre le même service, se sont joints à
nos deux jeunes gens, et je puis vous assurer, Monsieur
le Chevalier, que ces quatre candidats de la philosophie,
dont trois officiers de la Garde, sont un phénomène des
plus curieux à Saint-Pétersbourg. Le mien a saisi cette
étude avec passion. Il fut un temps où peut-être je ne
m'y serais pas prêté : mais la manière dont il a fait la
guerre donne beaucoup de grâce à l'étude : je le laisse
aller. Le Duc me dit quelquefois en riant : <c Mon cher
ami, nos enfants sont plus sages que nous. » En effet, il
s'est formé chez lui un groupe de jeunes gens, presque
tous du même âge, dont la conduite contraste singuliè-
rement avec l'incroyable dissolutezza de la jeunesse de
ce pays.
Je terminais l'autre jour la soirée, c'est-à-dire que je
commençais le matin, avec le Comte et la Comtesse
Golovin et le Comte Rostopchin : celui-ci était de belle
humeur. On vint à parler de chiffre, je ne sais pas trop
comment. Il me conta en riant comment le nôtre avait
432 LETTRE
été trahi sous son ministère. Ce fat un moyen d'une
lettre déchiffrée entre lignes qui tomba entre ses mains
de la manière la plus comique. Ce Ministre, m'a-t-il dit,
était nouveau dans le métier. Je me rappelle, Monsieur
le Chevalier, avoir eu l'honneur de vous entretenir une
fois de l'abus grossier de ces déchiffrements entre lignes.
Dieu veuille amener bientôt le temps où ces réflexions
seront de quelque utilité. En attendant, j'ai brûlé ici un
fagot de lettres toutes parfaitement inutiles et toutes
déchiffrées entre lignes. Chiffrer peu, varier les expres-
sions, ne déchiffrer jamais entre lignes, changer de
temps en temps les chiffres, je crois que ce sont les lois
fondamentales. Le chiffre qu'on nous a pris est celui
de M. le Comte de Front, et il me semble même que vous
aviez cessé de vous y fier, ainsi que lui, etc., etc.
A mesure que les jours s'écoulent, mes inquiétudes et
mes terreurs augmentent. La nation n'a plus ni foi,
ni espérance, ni amour. J'ai vu mourir la Savoie, le Pié-
mont, la Suisse; j'ai vu le cadavre de Venise; faut-il
encore voir la mort d'un Empire ? Je ne puis vous dire
ce que j'éprouve. 11 paraît que le plus intéressé de tous
s'attend à tout, puisqu'il a dit à quelqu'un (je crois en
être sûr) : Je vois bien que tout ceci finira par ma mort ;
il faut prendre patience.
S'il arrive une catastrophe, c'est une grande question
de savoir si elle sera orientale ou occidentale. Dans le
premier cas, un homme arrive, frappe un autre qui
tient une manivelle, la saisit lui-même, et la tourne
comme auparavant. Dans le second, la machine est
brisée. Quoique le premier cas soit bien moins funeste,
A M. LE CHEVALIEH DE IlOSSI. 433
je serais le dernier des hommes, Monsieur le Chevalier,
si l'idée de eette catastrophe ne me glaçait pas d'hor-
reur. Sans doute que, dans ce genre, la qualité des per-
sonnes n'excuse rien; cependant lorsque le sang est
versé, pour le tarir, s'il n'y a pas justice, il y a au moins
consolation. Mais le meilleur des hommes!... C'est épou-
vantable. Je ne sais ce qui arrivera : le danger ne saurait
être plus grand.
Si vous entendez dire : «// est mieux que jamais, il
est parfaitement bien avec tel ou tel, » n'en soyez point
surpris ; et si vous entendez dire : a II a vendu ses
meubles, il est parti sur un chariot découvert , il est à la
campagne chez un ami qui le nourrit », n'en soyez point
surpris. Pour moi, je suis sûr de ne l'être d'aucune
manière. J'ai tout mis au pire dans ma tête depuis
vingt ans, et maintenant encore j'ai le noir pressenti-
ment que je ne dois plus revoir ma femme ni mes
enfants. S'il arrive quelque chose de mieux, apponam
lucro.
Quelque sensible que puisse être l'Empereur Napo-
léon, je ne crois pas cependant que la tendresse lui fasse
oublier la politique, ni qu'il rende à l'Autriche ce qu'on
appelle la Puissance. Il y aura des douceurs, et la
Silésie, par exemple, pourrait bien revenir à son ancien
maître ; mais les chariots qui emportent les millions
imposés sur l'Autriche vont leur train, et la suprématie
de la France marchera de même. Voyons s'il y a moyen
de tirer quelque parti de cet état qui durera certaine-
ment très longtemps. Ces idées ne me quittent pas.
Mais quand je songe qu'il s'écoulera peut-être trois mois
t. xi. 28
434 LETTRE
avant que ces pages vous parviennent, et que vous n'avez
aucun moyen physique de me répondre, je suis tenté de
jeter la plume et de brûler ce paquet. A-t-on jamais vu
une situation semblable ! Qui sait ce qui sera arrivé
quand cette lettre sera sous les yeux de S. M.? Aujour-
d'hui encore, j'ai appris une chose qui m'a extrêmement
chagriné. Des soldats de l'un des premiers régiments de
l'Etat ont dit qu'ils désireraient beaucoup une campagne
pour déserter ce corps. Ils ne se plaignent cependant
que de l'exercice qui ne les laisse pas respirer. Com-
prenez, si vous le pouvez, Monsieur le Chevalier, qu'on
mette une couronne en l'air... pour l'exercice. Je ne crois
pas trop qu'à la place où vous êtes vous puissiez vous
former une idée de cette immense petitesse. L'anecdote
suivante vous aidera à comprendre cela. Les Pâques
s'ouvrent ici avec le Carême, et l'on alloue à chaque
bataillon d'un régiment une semaine de loisir pour
remplir ce devoir de religion. Cet acte exige de certaines
préparations, des jeûnes rigoureux, des prières longues
et fréquentes, etc. Les gens mariés sont tenus de plus
à certaines précautions. Le peuple tient infiniment à ces
saintes formalités, et l'on ne saurait l'y troubler sans le
blesser grièvement dans sa conscience. Or, il est arrivé
que la fureur de l'exercice étant plus forte que toute autre
considération, un bataillon d'un régiment fixé à Saint-
Pétersbourg a été exercé sans miséricorde, soir et matin,
pendant toute la semaine de Pâques sans que le soldat
ait eu une minute pour penser à lui. Mais comme il
était dans l'ordre qu'un tel jour le bataillon devait
communier, on est venu le prendre à la fin de la
A M. LE CHEVALIER DE ItOSSI. 435
semaine, et on l'a mené en masse faire ses Pâques
comme on l'aurait mené sur l'ennemi. Personne n'y
pensait: l'un avait déjeuné, l'autre était ivre, l'autre,
que sais-je? IL n'a pas moins fallu aller. Je vous demande
encore, Monsieur le Chevalier, si l'on peut se former
l'idée d'une pareille démence! Les suites sont terribles,
je ne dis pas seulement sous le rapport de la morale,
mais sous celui de la politique. Le militaire est devenu
une plaie terrible dans l'Etat. L'Empereur, en lui don-
nant une attention exclusive, a commencé à beaucoup
appauvrir l'état civil. Il a porté ensuite le mal au comble
en établissant une disparité considérable entre les grades
correspondants des deux états, et par d'autres impru-
dences encore, de manière qu'il manque, et qu'il man-
quera tous les jours davantage de Ministres, de Magis-
trats, d'Administrateurs, etc. Tout état devant être
gouverné cou senno e con lamano, il arrive ici que la
main est hydropique et la tête phtisique. Ce qu'il y a
d'inconcevable, c'est que le cœur de l'armée n'est point
pour son chef suprême. Encore une fois : God save the
King ! Je n'y vois plus goutte.
Je croyais vous faire une espèce de post-scriptum.
voilà une grande lettre.
Depuis l'abolition de l'Ordre de Malte, l'Impératrice
régnante a paru à la Cour avec le Grand Cordon de cet
Ordre.
P. S. — Les économies s'opérant dans l'instant où
je vous écris, d'une manière rude (quoique inutile à ce
qu'il paraît), je regarde la suppression du subside comme
436 LETTRE
une chose possible, et d'ailleurs, elle peut s'opérer
d'une mauière toute naturelle par la chute des billets
qui tombent graduellement sans aucun mouvement
rétrograde.
Dans cette supposition, les trois Légations de Vienne,
de Berlin et de Pétersbourg tomberaient à la fois ; et
pour ne parler que de moi dans ce moment, vous voyez,
Monsieur le Chevalier, 1° que je ne pourrais partir,
car je ne suis pas rappelé, et d'ailleurs, je n'aurais pas
le moyen de changer de place ; 2° qu'il ne me serait pas
moins impossible de prendre du service ici, d'abord par
la même raison, puisque je serais toujours au service
de S. M., que je ne quitterai jamais avant d'avoir été
congédié par Elle, et encore parce que je n'ai nulle am-
bition dans ce genre. Que faire donc, Monsieur le Cbe-
valier, dans cette circonstance très possible (car tôt ou
tard ce subside doit finir)? J'espère que vu notre éloi-
gnement immense et les circonstances où se trouve
S. M., vous imaginerez peu de situation plus difficile et
plus cruelle. Au reste, je plie volontiers la tête sous les
calamités qui résultent uniquement de la force des cho-
ses, sans que la volonté humaine y entre pour rien,
quoique je sois très et trop sujet à m'impatienter contre
les autres. Je me dispose à tout. L'unique supposition
qui me fait une horreur telle que je n'ose pas l'envisa-
ger, c'est celle d'être rappelé avec mon fils par l'Empereur
de France, étant demeuré, malgré tous mes efforts con-
traires, purement et simplement Français. Singulière
position et que je crois unique dans l'univers. Le seul
pays où j'ai le droit de cité, et ma patrie, c'est celui
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 437
où je ne veux pas aller et qui obéit à l'ennemi mortel de
mon Maître. Le pays où je n'ai ni droit ni volonté de
vivre, c'est le seul qui obéisse à mon Maître. Le seul
prince d'Europe, qui balançât un moment de me natu-
raliser, c'est mon Maître.
Cose non dette mai in prosa e in versi ?
A présent, Monsieur le Chevalier, supposez que Na-
poléon me rappelle et qu'Alexandre me dise : « Je ne
puis retenir les sujets cTautrui. » Que faire ? Vous n'en
savez rien, ni moi non plus, je vous le jure; mais je me
flatte que je ne serai pas mis à une épreuve dont la
seule idée me fait tourner la tête. J'ai voulu seulement
vous en parler afin que vous ne puissiez dans aucun cas
être surpris de rien. Quelles amertumes, bon Dieu! Mais
la France en verse à flots sur l'univers : chacun doit
avoir son lot. Je me tranquillise avec la maxime du
cardinal de Richelieu : Qu'il n'arrive jamais ni tout le
bien, ni tout le mal quon attend. Je vais cependant
(quoique insensiblement) un peu moins dans le monde;
mon fils ayant réussi plus que je n'aurais osé l'espérer,
il a moins besoin de moi. Je m'enferme , je lis , je
compose même, pour endormir mes inquiétudes qui
sont grandes et amères. M. le Comte de Saint-Julien
n'a pas d'abord réussi parfaitement en arrivant : il avait
le rôle difficile de soutenir le grand nom d'une grande
puissance écrasée; mais, insensiblement, il a pris de l'a-
plomb, et le grand mariage, comme vous sentez, n'a
rien gâté. La question maintenant est de savoir s'il de-
438 LETTRE
meurera ici comme Ambassadeur. Il est attaché à un
Archiduc, fort bien traité et très à son aise dans cette
Cour : il a fort envie d'y retourner; du moins il énonce
cette envie d'une manière très naturelle. Le fait est que
s'il demeure comme Ambassadeur, il ne veut pas se
charger de cette représentation à moins de 25,000 du-
cats; et en effet il n'y a plus moyen d'être Ambassa-
deur ici à moins. Le Prince Kourakin en a 40,000 à
Paris; M. de Caulainconrt a 700,000 fr. ici, sans
compter nn hôtel superbe que lui fournit l'Empereur.
L'Envoyé de Bavière, qui est français (le Chevalier de
Bray) n'a pas voulu venir à moins de 50,000 florins
d'Allemagne par an, outre une somme immense pour
son voyage et son établissement. Celui de Hollande
a 4 0,000 ducats. Au milieu de ce luxe épouvanta-
ble, je ne trouve pas que M. de Saint-Julien soit
excessif, s'il doit supporter le titre d'Ambassadeur. Il
est vrai que son Maître a une vaisselle ici, ce qui est un
grand article.
Si vous voulez voir dans toute sa pompe l'inconvé-
nient des Mezzi termini en politique, surtout dans un
moment de révolution, vous n'avez qu'à venir ici. L'Em-
pereur ayant honte d'écraser l'Autriche, qui défendait si
légitimement elle-même et l'Europe, donna des ordres
secrets au Prince Galitzin qui commandait en Pologne,
et il déplut à Napoléon qui le sut aussi bien que nous.
Ensuite, de peur de déplaire à ce dernier, il écrivit à
l'Empereur d'Autriche la fameuse lettre dont j'ai eu
l'honneur de faire part, et il se brouilla avec l'Autriche ;
il a fait le même chef-d'œuvre à l'égard des deux partis
A m. l'amiral tchitchagof. 439
♦
de la Suède. Enfin, je finis : le courrier Autrichien part
demain, .l'espère que vous aurez quelque compassion
de moi. Mais qui sait comment tout finira?
J'ai l'honneur
304
A M. V Amiral Tchitchagof,
Saint-Pétersbourg, 22 mars (3 avril) 1810.
Monsieur l'Amiral,
Je ne veux point attendre une de vos lettres pour
répliquer. Je trouve une occasion, j'en profite. Quand
même je vous croiserais en chemin, le mal sera léger.
Hier, pour la dernière fois, j'ai mis le pied dans votre
maison paternelle. J'ai été voir l'excellent Basile Vasi-
liewitch qui venait de la vendre, et qui était sur le point
de partir. Je l'ai embrassé tristement, en lui souhaitant
toute sorte de bonheur. Toutes les choses qu'on fait
pour la dernière fois sont tristes : or il est bien certain
que je ne rentrerai plus dans cette maison. Il m'a promis
de me donner de ses nouvelles, mais qui sait si et quand
je le reverrai. Dieu sait combien nous avons parlé de
vous et de tout ce qui peut vous intéresser. Je me suis
rappelé tant de discours que j'ai tenus avec vous sur le
papier-monnaie. Vous me prouviez, en riant, que c'était
de l'or en barre. Aujourd'hui mon incrédulité, qui n'a
440 LETTRE
jamais trop cru aux lingots de papier, devient encore
plus impertinente et je ne cesse de penser à vous. Je
vais souvent dans la maison que vous occupiez, et quoi-
qu'elle soit habitée aujourd'hui par de fort aimables et
excellentes gens dont je reçois beaucoup de politesses
amicales, j'y trouve cependant beaucoup de souvenirs
tristes, et toutes ces idées s'engrainant l'une à l'autre
comme des grains de chapelet, il se trouve qu'a la fin
j'en ai fait une fatigante collection. Quelquefois je pense
que si je me déguisais en Feld-Jœaer, je pourrais fort
bien obtenir une commission de courrier et aller vous
faire visite sans le moindre inconvénient ; mais bientôt
je me dégoûte en pensant combien je possède peu les ta-
lents d'un postillon. Un aveugle n'est bon ni à pied ni à
cheval : assis, tout au plus, il peut faire sa figure. Ce
que je fais souvent, c'est de penser au plaisir que j'au-
rais, si j'allais vous surprendre dans ce renommé village
de Paris situé sur le ruisseau de Seine comme disait notre
ami Voltaire. Du pied de l'escalier, je commencerais à
crier : Cest moi! C est moi! Et votre adorable moitié, qui
a les nerfs délicats, crierait h son tour. — Shut the door !
Lock it up ! C'est un fou qui veut entrer par force ! En
vérité, je m'amuse souvent à penser à cette entrevue.
Quoique je vous aie dit dans ma dernière lettre, re-
venez, Monsieur l'Amiral, revenez! Il est bien entendu
que si vous pouvez revenir en restant, j'y consens de
tout mon cœur, même à mes dépens, puisque je ne vous
verrai pas ; mais il peut y avoir des occasions où l'on
doit sacrifier ses inclinations.
J'ai fait déjà une certaine connaissance avec votre
A m. l'amiral tchitciiagof. 444
successeur, ou pour mieux dire, car il faut être clair,
avec votre lieutenant. Il me traite et m'écoute, dans
l'occasion, avec beaucoup de politesse ; cependant ce
n'est pas tout à fait la même chose, upon my honour.
Saveli Saveliewitch est plus désappointé que moi, car il
a perdu son appartement ; et pour comble de malheur,
il y a un ukase fondamental de Pierre Ier, qui défend
de coucher à côté des livres ou autres collections de ce
genre ; de sorte qu'il faut se loger ailleurs, car l'on ne
peut rien faire contre une loi fondamentale. La Surin-
tendance de la Chancellerie pour les langues étrangères
étant devenue un Sine cura, comme on dit à Londres,
qui sait ce qu'il en arrivera (quoiqu'on n'ait prononcé
encore aucun mot alarmant) ? Somme toute, le Brat me
paraît un peu et même beaucoup en l'air. Son humeur
en a beaucoup souffert ; déjà mélancolique par caractère,
plus qu'on ne le croirait au premier coup d'oeil, il l'est
devenu beaucoup plus par ce point de vue sinistre, ac-
compagné de plusieurs autres. Quant à moi, Monsieur
l'Amiral, j'ai toujours cette égalité d'humeur que vous
connaissez et qui ne se vend dans aucune boutique. Ce
n'est pas que je ne voie tout ce que voient mon frère ou
d'autres ; mais j'ai pour maxime que lorsqu'on est con-
damné à être fusillé, ce qu'on a de mieux à faire, c'est
d'aller de bonne grâce au piquet, autrement les specta-
teurs se moquentdevous et l'on n'en estpas moins fusillé.
— AU is over with me. Je ne dois plus voir mes enfants :
ce n'est donc plus vivre; c'est tout au plus n'être pas
enterré. Je ne vis plus que par mes souvenirs, par les
lettres que je reçois et par celles que j'écris ; et par
442 LETTRE
l'étude qui va son train, comme si j'étais au collège. J'ai
entendu lire, du moins en partie, une charmante lettre
de votre façon, où vous donnez un fort bel aperçu du
renommé village. Madame de Tchitchagof commence-t-
elle à comprendre qu'on y puisse vivre? Je désire de
toutes les forces de mon cœur que le climat soit favo-
rable à sa santé, mais ce qui me comblerait de joie (ceci
entre nous, comme vous sentez), c'est que vous rappor-
tassiez de ce pays un empêchement décisif à ce divorce
dont vous me parliez dans votre dernière lettre ; je vous
en prie, faites cela. Vous allez voir des fêtes qui me
semblent devoir mettre toutes les imaginations en jeu.
Quel bruit ! Quelle splendeur! Je vous prie, Monsieur
l'Amiral, de me raconter tout cela dans une longue lettre
ou bien de vive voix , la première fois que j'aurai
l'honneur de vous voir, ce qui ne saurait tarder. — Je
bouffonne avec ma plume, et ma tête est pleine d'idées
sinistres. Cependant il serait possible que nous vissions
une ère nouvelle à certains égards. Qui sait ce que peu
produire tel ou tel événement. Tout dans l'univers est
dans une fluctuation continuelle,
Et rien, afin que tout dure,
Ne dure éternellement.
Je me tiens donc prêt et résigné à tous les événements
imaginables ; s'il arrive quelque chose de mieux que tout
ce que j'ai supposé possible, corocho! Mais, dans aucune
supposition, je ne puis être surpris.
Madame de Tchitchagof veut-elle bien agréer mes
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 443
tendres hommages? Il me semble que l'expérience du
Soleil va commencer. Hâtez-vous, je vous en prie, de
m'en apprendre le résultat. Pour célébrer ici l'heureuse
entrée du Soleil dans la constellation du Bélier, nous
avons eu 4 8° de froid ; j'espère que vous aurez eu quelque
chose de moins. J'ignore vos projets. Peut-être que vous
vous approcherez encore du bel astre. Faites comme il
vous plaira, mais raccommodez, s'il vous plaît, cette santé
physique dont votre santé morale dépend en grande
partie. Quelquefois, en prenant le thé, rappelez-moi à
votre mémoire. Supposez, si vous voulez, que je dors et
que je vous dis des demi-phrases en coq-à-l'âne ; pourvu
que vous pensiez à moi, peu m'importe que vous vous
en moquiez tant soit peu. Agréez, Monsieur et Madame,
les respects de mon fils, et croyez-moi, pour la vie, votre
très dévoué serviteur et ami.
305
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 20 avril (2 mai) 1810.
Monsieur le Chevalier,
J'ai décrit du mieux qu'il m'a été possible la situa-
tion politique de ce pays. Elle me semble avoir empiré
considérablement par le mariage, qui ne paraît plus
444 LETTRE
douteux, de la fille de Lucien Bonaparte avec le Prince
héréditaire de Suède (Holstein-Augustenbourg). Voyez
je vous prie, Monsieur le Chevalier, comme tout plie
devant l'homme extraordinaire, comme il se moque de
tout. Il y a en Suède une loi fondamentale qui exige
que toute reine soit Luthérienne. Je n'ai pas encore
parlé à M. de Steddingk, mais je ne doute pas que la
nouvelle reine n'ait sa belle chapelle à Stockholm, en
dépit de la loi fondamentale. C'est encore Napoléon
qui régnera en Suède, et qui peut douter que la restitu-
tion forcée de la Finlande n'ait été le sujet d'un article
secret du contrat de mariage. 11 me paraît voir ici
beaucoup de souci sur certain visage. J'ai en l'honneur de
vous faire connaître, dans le temps, que le trône de Suède
avait été offert à l'Empereur pour sa sœur et son beau-
frère le Prince d'Oldenbourg, mais l'Empereur répondit
qu'il ne pouvait rien faire contre le Souverain légitime
(qu'il avait détrôné). Voilà comment on a le tort et le ri-
dicule : il faut être honnête homme ou brigand de grand
chemin. Mais chacun a son goût. Il y a sur ce règne une
incroyable malédiction qui rend inutile de fort bonnes
qualités. On a déjà parié sourdement des biens ecclé-
siastiques du clergé catholique ; je n'en voudrais pas ré-
pondre, comme je ne voudrais pas répondre que le
dernier édit de l'Empereur d'Autriche, qui hypothèque
sagement neuf cent millions de paplllottes sur les biens
du clergé, n'encourage ici la même mesure. Quoi qu'il
en soit, la grande secte a enfin obtenu la signature de
l'excellent Prince François II (ou Ier) qui lui manquait.
Maintenant la liste est complète, et il est décidé que
A M. LE CHEVALIER DE HOSSI. /( k 5
des propriétaires peuvent être dépossédés en toute jus-
tice pourvu qu'ils soient habillés de noir. Ils sont céli-
bataires, dit-on. Eh ! qui s'est jamais avisé de soutenir
que la Souveraineté a droit de s'emparer des biens de
tout sujet qui n'a point de femme? Il faut toujours en
revenir à l'habit noir. Le texte suivant de Frédéric II,
qui se trouve sous ma plume, amusera peut-être Sa
Majesté : « Le Pape et les moines finiront sans doute ;
mais leur chute ne sera pas l'ouvrage de la raison. Ils
périront à mesure que les finances des grands potentats
se dérangeront. On commencera en France...; cet exem-
ple sera imité, et le nombre des Cucullati sera réduit à
peu de chose en Autriche ; le même besoin d'argent
donnera l'idée d'avoir recours à la conquête facile des
Etats du Saint-Siège... et l'on fera une grosse pension
au Saint-Père. » (Lettre de Frédéric II à Voltaire; du
'1er juillet 1777.) Le reste n'est pas moins curieux. Vous
voyez, Monsieur le Chevalier, qu'ii ne s'est trompé que
sur le nom de l'exécuteur. Peu d'années après, il ajou-
tait : « La cognée est mise à la racine de l'arbre. D'une
part, les philosophes s'élèvent contre les absurdités d'une
superstition révélée; d'une autre, les abus de la dissi-
pation forceront les princes à s'emparer des biens de ces
reclus, les suppôts et les trompettes du fanatisme. Cet
édifice sapé par ses fondements va s'écrouler, etc. »
Lettre au même). Mais voici le beau ; quand il eut sous
la main des biens ecclésiastiques, il fut arrêté par l'ins-
tinct royal, qui était grand malgré les épouvantables
erreurs de son esprit, et il écrivait à d'Àlembert pen-
dant le plus fort accès de Joseph II: « L'Empereur
44G LETTRE
poursuit sans relâche son système de sécularisation ;
moi, je laisse les choses comme elles sont : le droit de
propriété sur lequel repose la société est sacré pour
moi. » (Œuvres de Frédéric I, livre ir, p. \ 2\.) — Ces
citations me paraissent piquantes dans les circonstances
actuelles. S. M. entendra bientôt parler de l'établisse-
ment d'un Patriarche pour chaque nation, et d'un con-
cile œcuménique convoqué en France et en toute liberté.
Deux événements encore prédits par Frédéric II dans
la première lettre que j'ai citée. — « Mais qu'arrivera-
t-il?... Les puissances catholiques ne voudront pas re-
connaître un vicaire de Jésus subordonné à main impé-
riale (il se doutait peu du nom de cette main). Chacun
alors créera un Patriarche chez soi. On assemblera des
conciles nationaux. Petit à petit, chacun s'écartera de
l'unité de l'Eglise, et l'on finira par avoir dans son
royaume sa religion comme sa langue à part. » (Voltaire,
1. lxxxvii, p. 271.) Au reste il est certain qu'il a vu
tout ce qu'on pouvait voir avec la tache qu'il avait dans
l'œil, et il paraîtra toujours extraordinaire que tandis
que la grande secte a pu faire tomber dans ses filets
tous les Princes catholiques avec ces deux phrases ma-
giques : Prenez garde à vos finances et Prenez garde à
votre puissance, un franc penseur tel que Frédéric II,
appuyé seulement sur son instinct de Roi, se soit mo-
qué de ces innovations et n'ait pas voulu les imiter. Le
primat d'Allemagne a déjà publié un écrit relatif au fu-
tur concile et à la réunion de toutes les communions
chrétiennes. Je ne doute pas que Napoléon n'y convoque
les bipèdes mitrés de ce pays et ne les force d'aller
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 447
parler latin à Paris : cela sera excessivement curieux.
Les choses en sont venues au point où il serait dange-
reux d'arrêter cet homme ; et pour moi, Monsieur le
Chevalier, si je pouvais lui donner la mort par un seul
acte de ma volonté, je m'en garderais T)ien. J'aurais
peur de mêler mon ignorance humaine à des plans qui
sont trop vastes pour qu'il soit permis au fils d'un
homme et d'une femme de se jeter au travers. Je n'en
demeure pas moins ferme sur les principes que j'ai
constamment eu l'honneur de vous manifester, que cet
homme miraculeux n'exerce qu'une force purement né-
gative, et qu'il n'a d'autre puissance que celle de la
foudre. Il est ce qu'il doit être et il ne peut durer.
Nous savons parfaitement aujourd'hui comment s'est
décidé le mariage. Talleyrand dit au Prince de Schwar-
zenberg : ce Nous sommes sûrs de la Grande-Duchesse
de Russie. C'est à vous de voir ce que vous avez à
faire : d'abord après le mariage, il faut vous tomber
dessus. » Le Prince a fait partir son courrier, et l'Em-
pereur s'est décidé en moins de deux heures (peut-être
deux heures et demie). Tout le monde se répète à l'o-
reille un jugement du Prince de Ligne sur ce ma-
riage : vaut mieux quil arrive malheur à une archi-
duchesse qu'à la monarchie. Je ne me vante pas d'être
assez heureux pour vous rapporter les mêmes mots tels
qu'ils ont été prononcés ; mais vous pouvez y faire les
changements que vous jugez convenables, pourvu que
vous n'altériez pas le sens.
Au reste, Monsieur le Chevalier, quoique je ne doute
nullement de l'extrême sensibilité de l'Empereur Napo-
448 LETTRE
léon et de sa rare tendresse pour son auguste épouse, je
crois néanmoins que la politique sera toujours au-des-
sus de la tendresse, et que jamais il n'accordera à l'Au-
triche une puissance capable de lui donner seulement
l'idée «de l'équilibre à l'égard de la France. Je brûle
d'envie de savoir quels sont les projets de S. M. relatifs
à ce grand événement, et s'il ne présente aucune pers-
pective favorable pour nous.
Nous avons lu dans le Journal de Paris un article qui
donne à penser, sur l'expédition de l'Inde, qui est pré-
sentée comme très possible avec le concours des deux
puissances (la France et la Russie). Jamais cet homme
ne se reposera que lorsqu'il se reposera tout à fait. Le
cardinal de Richelieu s'était fait peindre debout sur le
globe avec l'inscription : «. Hoc stanle cuncta moven-
tur. » Une main hardie écrivit sous cette modesle ins-
cription : ce Ergo cadente omnia quiescent. » La conclu-
sion n'était pas juste, et de nos jours elle le serait en-
core moins, si la chose arrivait trop tôt. Si j'étais gar-
çon, et si je n'étais pas sujet du Roi, je me moquerais
fort de tous ces bouleversements qui ne seraient pour
moi qu'un grand et magnifique spectacle ; mais quand
je pense à S. M. et à mes enfants, ma philosophie plie,
et les agréments dont je jouis ici perdent presque toute
leur douceur. Les parents de S. M. ne pourront-ils rien
absolument pour Elle, et n'auront-ils pas même le cou-
rage d'essayer ? Mais je me défends tout blasphème et
même toute mauvaise pensée avant d'être instruit, quoi-
que je sois déjà fort irrité d'une certaine chose.
J'ai l'honneur d'être, etc.
A M. L'AMIRAL TCIIITCHAGOF.
449
306
A M. l'Amiral Tchitchagof.
Saint-Pétersbourg, 6 mai (n. s.) 1810.
Votre lettre du 8 avril, Monsieur l'Amiral, m'est par-
venue avant-hier. Je vois qu'à la date de cette longue
et aimable épître vous n'aviez point encore reçu la
mienne du 3 avril dernier; mais j'espère que depuis
longtemps elle vous sera parvenue. Elle vous aura
prouvé que je n'ai point attendu vos douces semonces
pour songer à vous écrire. Pour vous répondre par
ordre, j'approuve d'abord infiniment votre équation
conjugale: Je = Nous. Ainsi, dans tout ce que vous
pourrez me dire d'obligeant, je sous-entendrai un
facteur caché qui change le singulier en pluriel. C'est
bien mon intérêt d'ailleurs de l'entendre ainsi ; vos
lettres, déjà si agréables en elles-mêmes, le deviennent
encore davantage par cette supposition. On a beau être
sévère et même un peu sauvage, comme vous, comme
moi, comme feu Hippolytc, une femme cependant ne
gâte rien. Un autre avantage de ce facteur, c'est que je
n'ai jamais l'envie de me battre avec lui. Nos ancêtres
se brouillèrent pour certaines questions de quelque
importance, sans nous consulter (notez bien ce point
capital). Cet article excepté, nous sommes d'accord sur
tout : au lieu, qu'entre vous et moi, il y a guerre per-
t. xi. 29
450 LETTRE
sonnelle et combats terribles, qui feraient pâlir les plus
intrépides, si les combatttants n'avaient pas toujours
fini par s'embrasser. Je crois cependant que, plus d'une
fois, il m'est arrivé dans nos querelles de n'être pas
entendu parfaitement. J'en vois encore un exemple dans
mon insecte auquel je ne veux sûrement point faire
plus d'bonneur qu'il en mérite. Toute ma métaphy-
sique porte sur ce principe inébranlable : que tout a été
fait par et pour l'intelligence. La matière même, à pro-
prement parler, n'existe pas indépendamment de l'in-
telligence. Essayez, Monsieur l'Amiral, de vous former
l'idée du monde matériel, sans intelligence, jamais vous
n'y parviendrez. J'ajoute que la vie seule est encore un
infiniment grand, comparée à la matière brute qui n'est
rien, et qu'un insecte est mille fois plus admirable que
l'anneau de Saturne. Je ne prétends pas cependant faire
tourner le monde autour d'un insecte, mais je dis
que s'il n'y avait que lui et la matière brute dans
l'univers, il n'y aurait pas la moindre raison de lui
refuser cet honneur. En vérité, Monsieur l'Amiral, il me
semble que cela est très clair et très plausible.
Il serait inutile, je crois, de vous dire combien j'ai
été charmé d'apprendre que le changement de climat
agit merveilleusement sur la santé de Madame votre
épouse. Tirez tout le parti possible de cette influence :
sur cet article, nous ne disputerons pas. Voyez même
quel poids j'accorde à cette considération. S'il faut
pour que Mme de Tchitchagof se porte bien toujours,
qu'elle vive toujours hors de votre patrie, soyez toujours
absent : je n'ai rien à dire. Je crois, en thèse générale,
a m. l'amiral tchitchagof. 454
que tout homme est tenu de servir son souverain et son
pays tels qu'ils sont ; mais s'il doit s'éloigner pour
sauver sa vie et à plus forte raison celle de sa femme,
pour moi, je l'absous de tout mon cœur. Je suis bien
aise que vous ayez approuvé ma comparaison du bal :
vous m'échappez cependant, à votre ordinaire : car, dans
l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Amérique, la Polynésie et
l'Australie, vous n'avez point d'égal pour la riposte;
cependant, comme disait Dacier et ensuite Voltaire : ma
remarque subsiste. Je répète que j'admets V exception de
la femme... Sornettes que tout cela. Voilà donc un cas
irréductible sur lequel nous ne pourrons jamais nous
accorder. Je doute qu'il en soit de même du suivant, si
vous me donnez du moins, comme je l'espère, un
moment d'audience. Vous croyez que les circonstances
finiront par nous réunir; moi, je n'en crois rien, et voici
mes raisons.
L'homme porte en lui deux juges plus ou moins
intègres : la conscience, et le goût, qui est aussi une
espèce de conscience, surtout si on le prend comme je
le fais ici dans son acception la plus étendue, car le
goût n'est que la conscience du beau, comme la cons-
cience n'est que le goût du bon. A ne consulter d'abord
que cette conscience secondaire, elle m'apprend qu'à
mon âge tout changement est ridicule et mal interprété
par l'opinion. Vous-même , Monsieur l'Amiral , qui
m'accordez beaucoup d'amitié et qui êtes fâché de voir
que je me perds (ce qui est vrai dans un sens), vous
seriez le premier à trouver que je n'ai point de grâce
dans ma nouvelle carrière et que je marche mal.
452 LETTRE
Mais, pour m'.élever un peu plus haut, je n'ai pas de
ces bras souples toujours prêts à s'étendre pour un
nouveau serment. J'en ai prêté un à Dieu dans l'église
catholique, j'en ai prêté un autre à mon Souverain en
naissant dans ses Etats. Je l'ai confirmé librement
comme Vassal, comme Magistrat, et comme Ministre.
Tout est dit : je n'y ai mis aucune condition. Je n'ai point
dit : à condition que vous serez heureux : à condition que
tout ira bien pour vous et pour moi, etc. Je n'ai rien dit de
tout cela, et c'est une abomination d'ajouter des clauses
de son chef à des actes clos et signés. Maintenant, si ce
Souverain me rejette, je tâcherai de me procurer une
existence tolérable sous les lois d'un autre; mais s'il croit
toujours avoir besoin de moi, lui dirai-je: Non? Jamais,
Monsieur l'Amiral, jamais. On me dira comme on me
l'a déjà dit : Mais, c'est le chemin de Vhôpital. Premiè-
rement, je n'en sais rien; car dans ce monde, tout
pervers qu'il est, la compassion n'est pas cependant
absolument éteinte. Mais mettons la chose au pire.
Quand je mourrais dans un galetas, croyez-vous que ce
grand événement influât sur l'année tropique ou sur
l'année sidérale? Un homme n'est rien. Il n'importe
nullement qu'il meure ou qu'il crève, mais ce qui importe
beaucoup, c'est qu'il n'y ait pas un vilain de plus dans
le monde, car il y en a déjà beaucoup trop. Si de ces
considérations majeures, tirées du devoir et du sentiment
des convenances, nous descendons à quelque chose de
plus grossier, que ferai-je sans or dans un système où
l'or est tout, puisque les puissances morales sont
détruites et qu'il s'agit de les refaire? Un homme qui
A m. l'amiral tchitchagof. 453
porte un de ces noms historiques capables de jeter de
l'éclat sur un nouvel ordre de choses, fait bien (si
d'ailleurs il n'est retenu par rien) de se vendre et même
de se faire marchander ; moi, j'ai la noblesse qui dis-
tingue la personne qui la possède, mais nullement celle
qui peut illustrer le corps ou le parti auquel elle appar-
tient. Je n'ai donc rien à offrir à un nouveau système ;
car pour les talents, je vous assure que je les donnerais
pour un billet bleu, au change de \ 20 centimes. Tout
ceci, Monsieur l'Amiral, n'est dit que d'une manière
très subordonnée et pour prouver que j'ai raison sous
tous les rapports, car je ne crois pas que ces considé-
rations d'intérêt doivent influer dans ces sortes de cas
sur les décisions d'un honnête homme.
Qu'en dites-vous, Monsieur l'Amiral ? Il me semble
que cette logique n'est pas extrêmement sotte, et je
voudrais avoir le plaisir de vous l'entendre avouer.
Toute la question se réduit donc pour moi à savoir dans
quel pays je dois fixer ma demeure ; mais il me semble
que cette question n'en est pas une, et la moindre
réflexion me démontre que nulle part je ne serais mieux
ni même aussi bien qu'ici. Il y a longtemps que vous
m'avez écrit sur la liste de ceux qui aiment le Blondin.
Nul sentiment n'a plus d'empire sur moi que celui de la
reconnaissance ; et qu'est-ce que je ne lui dois pas ? Il
m'a protégé certainement plus que je ne le mérite et
probablement plus que je ne le sais. Cependant, à peine
je suis connu de lui. Les circonstances le gênent, il est
embarrassé avec moi, je le sens, et si les convenances le
permettaient, je disparaîtrais tout à fait de chez lui. Si
454 LETTRE
quelquefois il m'adresse un mot à la volée, autre
embarras. Je n'ai pas l'ouïe fine, il parle bas, la crainte
de ne pas l'entendre fait que je ne l'entends pas. Il me
parle choux, je lui réponds navets. D'où vient donc , je
vous prie, la bienveillance dont il m'honore et dont je
ne puis avoir un meilleur témoin que vous-mên\e, car
souvent vous m'en avez assuré? Ma probité seule (et c'est
le seul compliment que j'accepte) a pu me valoir ce
bonheur. Or, dites-moi, je vous en prie, est-ce donc une
légère qualité que ce tact qui reconnaît la probité et lui
rend justice, même dans la personne d'un étranger qui
n'a jamais pu rien mériter de lui ? Je suis persuadé que
sur ce point vous pensez comme moi. Je serais donc
un écervelé d'abandonner cette protection, pour aller
dans d'autres pays présenter ma jeunesse. A qui?... Ma
foi ! je n'en sais rien. Je n'ai jamais eu, depuis le grand
tremblement déterre, qu'une seule ambition réelle, celle
d'influer sur le bien-être de celui à qui je suis attaché.
Pour satisfaire cette ambition, je me suis exposé comme
vous le savez. Je n'ai pu réussir; je ne demande plus
aux hommes que l'oubli, et comme c'est la chose qu'ils
accordent le plus volontiers, j'ose croire que sur cet
article au moins je ne serai pas éconduit.
J'ai cru devoir à votre amitié, Monsieur l'Amiral, cet
exposé de ma conduite. J'espère que si vous réfléchissez
bien, vous l'approuverez complètement ; il est vrai que
ce système me conduit à une véritable mort civile, et me
prive pour jamais de ma femme et de mes enfants ; c'est
la plus épouvantable amertume qui puisse m'afïliger :
mais à cela point de remède honnête. Quand on est
À m. l'amiral tchitchagof. 455
condamné à mort, ce qn'on a de mieux à faire, sans
doute, c'est de marcher ferme au lieu de l'exécution,
autrement les spectateurs se moquent de vous et l'on
n'en fait pas moins le saut dans l'autre monde. J'ai
voulu profiter d'une occasion sûre pour jaser un peu
avec vous à cœur ouvert, afin que vous ne me croyiez
pas un [homme romanesque. Maintenant je passerai à
d'autres objets.
J'ai été ravi de savoir que vous faites apprendre le
latin à Mademoiselle votre fille : cette langue est à peu
près le seul ou du moins le meilleur vaisseau snr lequel
les habitants de l'Asie puissent aborder en Europe ; mais
qu'il est difficile de savoir les langues antiques au point
où elles peuvent influer moralement sur vous, c'est-à-
dire, jusqu'au point où elles pénètrent dans la moelle
des os et se convertissent dans nous in succum et san-
guinem! (MUe Julie vous expliquera ces deux mots).
À propos de latin, je puis vous assurer, Monsieur
l'Amiral, qu'on ne le sait presque plus au pays où vous
êtes. J'en juge par les échantillons que je vois dans les
papiers publics, mais surtout par les inscriptions mises
sur le fronton du Palais du Corps Législatif à l'occasion
du grand mariage : Napoleo Magnus, etc. Je n'ai lu rien
d'aussi fade, d'aussi peu latin, d'aussi étranger au style
lapidaire. Il y a même des lignes qui font rire l'oreille,
comme : Ad pacem orbis celeriter 'gradiem (marchant à
grands pas vers la paix du monde) — et d'autres encore.
— Mandez-moi, je vous prie, quand je pourrai adresser
un poulet latin à M1Ie Julie : je n'y manquerai pas.
Il y a un article de votre lettre sur lequel je n'ai
456 LETTRE
nulle envie de disputer : c'est celui où vous parlez du
plaisir que vous goûtez tous les matins au milieu des
anges, loin des sales teneurs de sales écritoires, de tous
les autres animaux de ce genre. Il faut en convenir,
c'est le plaisir par excellence. Je conçois à merveille
que les anges semblent vous appartenir davantage. Au
reste, mon très cher Amiral, voici la fin de toute cette
vie patriarcale ; c'est que Dieu vous bénira dans le pays
des miracles et de la galanterie, de manière qu'un beau
matin vous mettrez le latin à sa place, et toutes vos
raisons pour le faire apprendre à vos filles, tombant
ainsi à terre, Ml,e Julie n'aura plus de taisons de faire
entrer cette chienne de langue dans sa tête.
Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez
de la Lune : je ne suis nullement étonné qu'on y ait
vu une femme ; il y en a partout. Mais si l'on y a vu
une femme, tenez pour sûr qu'il y avait aussi un
homme. Si Qn ne l'a pas découvert, c'est qu'il était
derrière. Je remercie affectueusement celle qui vous
tient compagnie sur la terre de ses bonnes intentions à
mon égard ; je recevrai sa prose avec toute la recon-
naissance imaginable ; cependant je ne veux pas qu'elle
fatigue ses yeux déjà trop occupés. J'espère que cette
lettre ne vous paraîtra pas faite en dix minutes. J'oublie
volontiers le laconisme quand je vous écris ; le fait est
cependant que ma correspendance est augmentée au
point que j'en perds la tête. J'ai fait votre commission
au frère Xavier, qui aura sans doute le plaisir de vous
obéir, mais non que je sache par ce courrier, car il n'en
a pas connaissance et je ne sais où le prendre. Bonjour,
A M. LE COMTE DE SCIIULEMB0URG. 457
Monsieur et Madame ; rappelez-vous, je vous en prie,
que je ne cesse de vous faire des visites. A votre tour,
parlez quelquefois de moi le matin avec les anges. C'est
l'heure des pères et des amis. C'est la mienne.
Yours.
307
\ A M. le Comte de Schulembourg.
Saint-Pétersbourg, 9 mai 1810.
J'ai chargé très souvent notre cher Duc, Monsieur le
Comte, de vous témoigner combien j'étais sensible au
souvenir obligeant dont vous n'avez cessé de me donner
des preuves dans toutes les lettres que vous lui avez
écrites depuis notre séparation ; mais je ne puis résister
à l'envie de vous témoigner ma reconnaissance en main
propre, comme dit Jeannot. Oui, mon très cher Comte,
je place au premier rang des agréments de ma vie les
sentiments que j'ai pu vous inspirer, et que vous m'avez
attestés si souvent et d'une manière si aimable. Plus
d'une fois j'ai pensé qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous
faire venir ici, si je l'avais bien résolu ; sauf à vous de
repartir le lendemain de votre arrivée, si vous le jugiez
convenable. La veille de votre départ, nous étions en-
semble en voiture. Vous pensâtes à je ne sais quelle
jolie anecdote sur le compte, si je ne me trompe, de
Madame A.... Contez-moi donc cela, vous dis-je, je
/<58 LETTRE
vous en prie. Vous me répondîtes en propres termes : Je
vous promets de ne pas partir sans vous le dire. Là-
dessus, nous nous séparâmes, et je ne vous ai plus revu.
Und so, s'il me plaisait de vous sommer dans les formes
de venir ici me raconter cette histoire (car il n'a jamais
été question d'écriture entre nous), ou vous n'êtes pas
gentilhomme, ou vous seriez obligé de venir ; mais
comme le chemin est long et le temps détestable, car il a
neigé hier de très bonne grâce, je ne veux pas agir avec
vous en toute rigueur. Je dois vous avouer cependant
que, plus d'une fois, j'ai été tenté, tant il m'en coûte de
renoncer tout à fait au plaisir de vous revoir. Mais puis-
que le nom de Madame A s'est trouvé sous ma plume,
je veux vous conter un succès qui me couvre de gloire,
si je ne me trompe infiniment. 11 est impossible que
vous ayez oublié la magnifique histoire du poisson, que
je trouvai un jour au fond de ma mémoire, et qui obtint
de vous un cri d'admiration. La belle dame que je vous
ai nommée voulut, comme vous savez, toute grimace
cessante, la tenir de ma bouche même. Or voici ce qui
est arrivé, mon cher Comte. Une dame, qui était pré-
sente, manda cette histoire à Vienne, et, de Vienne on a
écrit mirabilia. Ce n'est pas tout: une autre dame l'a
racontée ici à une amie anglaise, et celle-ci Ta mandée à
une amie de Londres. Au moment où cette dernière
reçut la lettre, elle écrivait elle-même à une amie de
Calcutta. Elle jugea à propos d'orner sa lettre de mon
anecdote allobroge ; et, deux ans après, on a écrit de
Calcutta à Londres : Miracle ! Il ri y a rien de si beau :
votre anecdote a fait la joie des Grandes- Indes. — Et ces
JL m. le comte de SCHCH/EMBOURG. 459
applaudissements flatteurs me sont revenus de Londres.
Je vous demande si Ton peut se figurer une gloire plus
pure, et s'il devrait y en avoir de plus étonnante. Mais
peut-être que vous n'en aurez point ouï parler, tandis
que tout le monde s'entretient de la bataille de Wagrain
et de cent misères de cette espèce, tant les hommes ont
peu de tact et de connaissance du vrai beau ! — Voulez-
vous par hasard, Monsieur le Comte, que je vous dise
quelque chose de moi ? Eh ! mon Dieu, que vous dirai-je?
Ne savez-vous pas tout? Je dis quelquefois que je serais
heureux si jeu étais pas malheureux , et ce mauvais calem-
bour explique assez bien ma situation. Je suis fort bien
ici, je vous assure ; on me comble de bontés. Dans ma
longue et amère carrière, je n'ai choqué ni celui-ci, ni
celui-là, et mon existence même, comme vous le sentez
assez, est un phénomène. Il y a quelque douceur dans
cette situation. Mais... mais... Ah! Mon cher Comte !
Vous n'êtes pas marié; vous avez un Souverain, une
patrie et des biens. J'en suis charmé, et je vous en féli-
cite. Pour moi, je suis accablé de tous les maux, excepté
la maladie et les remords. Il est vrai que ces deux
exceptions sont grandes, et capables seules de faire
couler des flots d'ambroisie dans la coupe amère que je
dois avaler jusqu'à la lie. J'espère, avec ce secours, ne
jamais faire la grimace. Vous ajouterez beaucoup aux
compensations qui me sont accordées, mon très cher
Comte, si vous me conservez, comme je l'espère, cette
bonne amitié dont vous m'avez donné tant de preuves, et
qui m'est si chère. Ne doutez pas, à votre tour, de toute
celle que je conserve pour vous. Je vous ai suivi de l'œil
460 LETTRE
dans vos longues promenades, et, puisque je ne vois pas
dans la région des probabilités l'occasion de vous revoir
encore, il m'est doux au moins de pouvoir être sûr que
je ne suis point oublié d'un homme tel que vous. Adieu
mille fois, cher et aimable Comte \ je vous embrasse avec
une certaine tendresse triste, que vous devez comprendre
à merveille.
308
Au Roi Victor-Emmanuel.
Saint-Pétersbourg, 25 mai (6 juin) 1810.
Sire,
Nous recevons dans ce moment la nouvelle de la con-
vocation du Concile de Paris, avec la lettre menaçante
de Napoléon, qui a cassé la glace et menace ouvertement
de déposer le Pape. Voilà un autre ordre de choses, et
qui sait ce que nous verrons ? Il me paraît impossible
que, d'un côté ou d'un autre, il ne s'élève pas quelque
opposition, quelque protestation sublime. Quoi qu'il en
soit, Votre Majesté assiste avec nous à l'une des plus
grandes expériences qui puissent avoir lieu sur ce sujet.
Jamais aucun Souverain n'a mis la main sur un pape
quelconque (avec ou sans raison, c'est ce que je n'exa-
mine point), et n'a pu se vanter ensuite d'un règne long
et heureux. Henri IV a souffert tout ce que peut souffrir
un homme et un prince. Son fils dénaturé mourut de la
A m. l'amiral tchitchagof. 464
peste à quarante-quatre ans, après un règne fort agité.
Frédéric Ier mourut à trente-huit ans dans le Cydnus.
Frédéric II fut empoisonné par son fils après s'être vu
déposé. Philippe-le-Bel mourut d'une chute de cheval, à
quarante-sept ans. Ma plume se refuse aux exemples
moins anciens. Cela ne prouve rien, dira-t-on : à la bonne
heure ! Tout ce que je demande, c'est qu'il en arrive
autant à un autre, quand même cela ne prouverait rien ;
et c'est ce que nous verrons.
En attendant, Votre Majesté voit combien nous
sommes malades. Tous les principes sont attaqués à la
fois; et,qu'Elle daigne m'en croire, les bons sont bons,
mais personne n'est converti.
309
A M. l'Amiral Tchitchagof.
Saint-Pétersbourg, 27 juillet (8 août) 1810.
Monsieur l'Amiral,
Je suis enchanté que nos deux dernières lettres se
soient croisées ; vous aurez vu par mon exactitude
spontanée que je n'ai pas besoin de sommation, pour
vous adresser des lettres que vous avez la bonté de dési-
rer. J'ai ri de bon cœur (d'un rire de joie) en voyant
ma prophétie sur Madame votre épouse si ponctuelle-
462 LETTRE
ment accomplie. De mon côlé, c'est un miracle, car
toute prophétie est un miracle ; de votre côté, c'est un
événement terrestre tel qu'on en voit beaucoup dans le
monde. Je dois au reste, sans aller plus loin, vous pré-
senter ici une réflexion importante. S'il y a quelque
chose d'évident dans le monde, c'est la loi des compen-
sations. La bonne nature ne permet jamais de grands
maux sur la terre sans y porter remède : vous voyez par
exemple que l'invention de la vaccine, qui diminue
sensiblement la mortalité, est venue se placer à l'époque
où nos crimes et nos extravagances l'avaient augmen-
tée sans mesure. Mais elle ne se borne pas à cela. L'es-
pèce masculine étant moissonnée de nos jours partout,
et surtout en France, comme l'herbe des champs, soyez
persuadé, Monsieur l'Amiral, que cette force conserva-
trice, = X, qui pense à tout, ne manquera pas, ou plu-
tôt n'a pas manqué de faire souffler sur la France un
certain vent prolifique saturé d'atomes masculins. Or,
comme le monde est conduit par des règles généra-
les, les dames Russes, Anglaises, etc., etc., qui voya-
gent en France et qui avalent ces atômes, en retireront
le profit tout comme s'ils avaient été faits pour elles, en
sorte qu'il y a mille à parier contre un que, sous peu
de temps, vous serez père d'un joli petit Gars. — A
présent que j'ai suffisamment parlé de naissance, par-
lons de mort. Au moment même où j'entendis parler
pour la première fois de l'épouvantable événement du
20 juin, je pensai à vous — (non ! à Madame votre épouse)
— et ensuite à vous. Certainement vous ne vous en fâ-
cherez pas. Comment avez-vous échappé heureusement
A m. l'amibal tchitchagof. 463
à cette fatale invitation ? Ou si vous étiez de la fête,
comment vous en êtes vous tirés si lestement, car dans
aucune relation je n'ai rencontré votre nom, ce qui me
donne le droit, ce me semble, to take for granted, ou
que vous n'étiez pas de la fête, ou qu'il ne vous est rien
arrivé. Malgré cette démonstration négative, j'attends
encore avec empressement une assurance directe de
votre part. J'espère que l'état de votre chère Elisabeth,
autant que vos systèmes philosophiques, vous auront
retenus chez vous. — Quel triste animal que l'homme !
Il ne peut se passer de ses semblables, et cependant, il
n'y a pas de grands rassemblements d'hommes sans
danger physique ou moral, — excepté à l'Eglise, — et
voilà pourquoi il s'y ennuie. — Mais revenons à votre
sage solitude qui probablement vous aura préservés ;
vous ne sauriez croire combien je l'ai approuvée. Puis-
que vous n'êtes pas ici et que sur ce point vous êtes
inflexible, vous ne sauriez être mieux que dans une
retraite patriarcale. — Mais quoi? Point de voiture!
Tant mieux encore : cela vous va très bien, je vous
assure. J'ai vu Monsieur votre frère qui a passé ici
comme une hirondelle, au point qu'il ne m'a pas été
possible de le voir chez lui. Il m'a dit qu'il allait vous
joindre. C'est fort bien fait, puisqu'il pense comme
vous. — J'admire les têtes humaines et comment il y a
dans chacune d'elles quelque chose qui est inexplicable
pour une autre. Moi j'aurais cru que votre attachement
au Maître vous aurait ramené ici malgré ceci et cela
qui pouvait vous déplaire. Vous, de votre côté, vous au-
riez cru que mon attachement à la patrie m'y aurait
4C4 LETTRE
ramené de même malgré ceci et cela qui pouvait aussi
me choquer. — Point du tout : nous sommes tous les
deux et nous demeurons inflexibles sur le ceci et cela.
Au reste, il y a des replis si cachés dans le cœur de
l'homme que, même entre amis, il y a des choses qui
demeurent toujours invisibles à l'œil d'un autre. Par
exemple, Monsieur l'Amiral, ce qui vous écarte de ce
pays n'est point, du moins exclusivement, tout ce que
vous m'avez dit. Je vois le motif principal dans votre
cœur comme je vois le soleil, et cependant je ne sais
pas ce que c'est. Il n'y a rien pour moi de si évident ni
de si inconnu, du moins hors d'un certain sens général.
Quoi qu'il en soit, je vous souhaite toute sorte de bon-
heur possible sur la mer de la vie, quel que soit le
Rhumb que vous teniez.
Au moment où vous lirez cette lettre, Monsieur l'A-
miral, mon frère aura traversé le Caucase et sera sur
les frontières de la Perse. Vous allez dire d'abord :
Est-il possible? Mais en y réfléchissant, vous trouverez
que rien n'est plus raisonnable. Mon frère était demeuré
militaire, mais il occupait un emploi civil : c'était une
existence ambiguë et pour ainsi dire bâtarde, dont l'as-
saisonnement, qui la rendait douce, a disparu avec vo-
tre personne. Il avait perdu le logement, ce qui est un
grand article dans votre dévorante capitale, et il ne
lui restait plus guère d'espérance pour un avancement
militaire. Certainement, nous n'avons, lui et moi, qu'à
nous louer des procédés de M. le Marquis de Traver-
say. — Mais sa politesse même pouvait se trouver em-
barrassée dans un moment de réforme et d'économie.
A m. l'amiral tchitchagof. 405
D'ailleurs vous êtes parti, ce n'est plus cela. Quel que
soit le sort de mon frère, nous n'oublierons jamais, ni
lui ni moi, que c'est à vous qu'il doit un état dans ce
pays, et que les deux grades qu'il a obtenus sont votre
ouvrage.
La Néva de ses flots ira grossir la Loire
Avant que ce bienfait sorte de ma mémoire.
Mais j'admire comment ma plume, courant toute
seule, oubliait de vous apprendre le nouveau place-
ment de mon frère; en vertu d'une nouvelle grâce de
mon bon Empereur, il a passé comme Colonel dans
l'Etat-Major Général à la suite de S. M. I. Nous avions
d'abord pensé à la Moldavie, mais j'ai peur que la sai-
son des Cordons et des Te Deum ne soit passée. Le
fleuve d'or et de farine qui coule de la capitale vers la
frontière, dans les guerres lointaines suit une loi toute
différente de celle que suivent les fleuves proprement
dits. Plus il s'éloigne de sa source, moins il est riche et
profond, et plus il est sujet à tarir. Il faut d'ailleurs
considérer d'un côté : la fièvre tierce, la faction de
cour et d'armée, etc., et de l'autre : l'obstination tur-
que, l'orgueil national, le principe religieux, le Balkan,
le Visir qui peut tout, etc.; enfin, il nous a paru, en
conseil de famille, que la paix était au moins probable,
et que par conséquent un étranger qui ne cherche que
des coups et de la réputation, ne doit pas se présenter
dans une armée à la fin de la campagne, au risque de
n'entendre plus que le bruit des plumes criaillant sur
T. xi. 30
466 LETTRE
le papier (chorocho ou ni chorocho). En Géorgie, c'est
autre chose. Le théâtre est éloigné, la guerre qu'on y
fait n'a ni commencement ni fin. On arrive et l'on
part quand on veut. Ce qui a achevé de nous détermi-
ner, c'est le départ pour cette armée du Marquis Pau-
lucci, qui est revêtu là d'un commandement considéra-
ble, et qui a offert à mon frère de le demander comme
Officier de confiance. Voilà l'histoire. Le départ ayant
été extrêmement précipité, mon frère n'a pu remplir
aucun devoir, et pas même celui qu'il avait le plus à
cœur : de vous informer de sa nouvelle destination ; de
manière que je me suis chargé de l'acquitter auprès
de vous.
Précédemment vous m'aviez flatté d'une lettre de
Madame votre épouse ; aujourd'hui je m'y oppose for-
mellement. Je ne veux point qu'elle appuie sa pauvre
petite poitrine sur une table, pour mes beaux yeux. Je
la prie d'agréer mes hommages et les vœux que je fais
pour sa bonne conduite. J'ai dans l'idée qu'elle se cou-
vrira de gloire. Je ne vous dis plus rien de moi, Mon-
sieur l'Amiral. C'est l'étemelle monotonie qui me con-
duira à ma dernière heure. Mes malheurs sont amers
et sans remède ; mais nulle part dans l'univers je ne
pourrais trouver les deux palliatifs que m'a fournis
ce pays, et surtout son Maître ; j'en jouis avec recon-
naissance, sans me permettre de spéculer sur l'avenir
qui ne peut plus changer pour moi. Vous avez cru de-
voir fuir la terre paternelle, mais votre femme et vos
enfants vous accompagnent ; moi, j'ai été chassé de ma
patrie, et jamais je ne reverrai ce que vous possédez.
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 467
Ah! c'est épouvantable. — Je vous embrasse de tout
mon cœur, Monsieur l'Amiral, en vous répétant, je ne
sais pas trop pourquoi, car rien n'est moins nécessaire,
que je suis pour la vie,
Votre très humble serviteur et bon ami.
310
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 18 (30) août 1810.
Monsieur le Chevalier,
D'après ce que vous me faites l'honneur de me dire,
il me semble que nous ne voyons pas le danger du mo-
ment précisément sous le même point de vue. Vous me
parlez de paix, de guerre, de renonciation, etc. Jamais,
Monsieur le Chevalier, il ne sera question de rien de
tout cela tant que l'influence du moment durera. L'En-
nemi ne veut ni paix ni guerre avec nous ; il n'accepte-
rait pas même une renonciation de la part de S. M., car
ce serait la reconnaître, chose qu'il ne fera jamais libre-
ment. Il ne veut pas qu'on parle de nous, il ne veut pas
que nous paraissions dans aucun traité comme partie
agissante ou intéressée ; il ne veut pas qu'on nous
nomme même dans les almanachs qui dépendent de lui.
Voyant qu'il ne peut atteindre matériellement S. M., il a
468 LETTRE
imaginé la méthode d'extinction, c'est ainsi que je rap-
pelle. Il veut nous exclure graduellement de toute
transaction politique, surtout du traité de paix définitif
qu'il a en vue, mais qui heureusement ou malheureuse-
ment (qui le sait? ) ne paraît pas trop possible. Pendant
les conférences de Lunéville, le système français n'étant
pas encore formé, et les Plénipotentiaires de cette nation
ayant parlé des droits du Roi de Sardaigne, un des
Plénipotentiaires autrichiens répondit rondement : Et
quelle nécessité y a-t-il qiïil y ait un Roi de Sardaigne ?
Il n'est pas étonnant que Napoléon ait suivi d'aussi bons
conseils, et c'est de ce côté que doit se tourner notre
politique. J'ai toujours pensé et toujours dit que nous
ne devons nullement nous inquiéter de renonciations
dont nous serions très heureux qu'il fût question ; car
dans ce cas les droits de S. M. seraient reconnus, et il
ne serait pas difficile de prendre un parti sage. C'est à
son existence même qu'on en veut, et c'est cette exis-
tence qu'il faut mettre à couvert par tous les moyens
possibles. Je me suis toujours appuyé sur la règle : Fais
ce que ton ennemi craint. Il veut nous effacer, il faut
paraître. Ce qu'on peut imaginer de plus contraire à nos
intérêts, c'est l'opinion que S. M. fait dépendre ses
droits de la restauration, car il en résulterait que si
elle n'a pas lieu, ses droits demeurent suspendus, et
pourquoi donner cette consolation à notre ennemi ? Il
n'en veut qu'à la souveraineté: nous le comblons de joie
en avouant que dans la situation où se trouve S. M.,
Elle ne peut faire telle ou telle chose. C'est tout ce qu'il
demande. Lorsque le Prince Beloselski demanda l'ordre
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 469
de S. M., lorsque le Prince Gagarin demanda une autre
distinction qui aurait été bientôt à la mode parmi plu-
sieurs personnages de la Cour, le refus me glaça, tou-
jours par la même raison, car quel motif donner à ces
Messieurs ? Le Roi ne juge pas à propos, est une raison
excellente dans l'État, et il serait plaisant qu'on s'avisât de
demander compte des déterminations souveraines ! Mais
à l'égard de l'étranger et dans les circonstances actuelles,
la réponse est nulle, et de quelque belle phrase ministé-
rielle que je l'enveloppe, tout le monde la prendra pour
une déclaration tout à fait dans le sens de Napoléon. Il
aime bien mieux cela que la cession expresse d'une pro-
vince dont il croit n avoir nul besoin. Dans les premiers
temps de la Révolution Française, je m'y suis trompé
comme les autres ; mais il y a longtemps que je me suis
fait une idée nette, que j'ai eu le plaisir de voir adopter
par un grand nombre de bons esprits. Je me tiens aussi
sur d'un changement de choses que je suis incertain de
l'époque, il faut donc calculer toutes les démarches,
tous les refus, toutes les concessions, et jusqu'à la moindre
lettre, comme si nous ne devions jamais voir cette époque.
Vous me direz peut-être, Monsieur le Chevalier, que
S. M. tranquille chez elle où elle exerce tous ses droits
doit peu s'embarrasser de l'opinion étrangère. Je suis
bien d'un autre avis ; je pense que le véritable danger
est là, et qu'il exige même certaines mesures à l'égard
de la Russie et de l'Angleterre ; mais comme mes idées,
ne font pas trop fortune là où vous êtes, je m'abstiens
de m'enfoncer dans ces détails, mais je vous répète que
le danger est où je vous le montre. Napoléon veut nous
470 LETTRE
éteindre graduellement dans toutes les Cours et nous
exclure du dernier traité, afin qu ensuite, comptant sur
Vègoisme et V indifférence des gouvernements, il puisse,
quand il le jugera convenable, venir s emparer de la Sar-
daigne avec quelques barques. Voilà son plan et il ne faut
jamais le perdre de vue. Il y aura bien, me direz-vous,
des moyens de l'empêcher. Je l'espère bien tout comme
vous, mais je ne hais rien tant que cette pusillanimité
masquée en respect, qui se croit obligée de cacher le
danger. Rien de plus sot : car, montrer le danger, c'est
le diminuer.
S. M. est encore représentée dans la plus grande Cour
du continent: mais, ne vous y trompez pas! Malgré toutes
mes précautions (que j'ai poussées à l'excès), l'opinion
me sépare tous les jours davantage de S. M. et je deviens
un pensionnaire de l'Empereur. Tel que je suis, c'est un
phénomène dont je jouis avec paix et reconnaissance,
en me rappelant néanmoins toujours que tout phénomène
est passager. A cet égard toute spéculation est inutile :
ma position est étrangère ressemble à un hémiplégique
vivant d'un côté et mort de l'autre. Qui me verrait ici
sans savoir mon histoire devrait me croire très heureux;
mais le revers de la médaille est terrible. Si j'ai l'hon-
neur de continuer mon service, je ne serai pas plus riche
demain qu'hier ; si S. M. me remplace, je le serai encore
( moins; ainsi, dans toutes les suppositions, point de moyen
de revoir jamais mes enfants ni ma femme. Je ne le leur
dis pas, au contraire, je les berce d'espérances, mais au
fond du cœur, je n'ai malheureusement plus de doute
sur ce point. Il n'y a rien de plus absurde en théorie
A M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 474
que les pressentiments, mais l'expérience semble quel-
quefois les soutenir. Lorsque j'embrassai ma famille sur
le pont à Cagliari, je fis tout à fait l'enfant, au point
qu'on dut se moquer de moi. J'éprouvai quelque chose
de si extraordinaire que j'écrivis dans un journal : « Que
signifie donc un sentiment si inconnu, si terrible, et que
me présage-t-il? » Je retrouvai l'autre jour par hasard ce
journal qui était sorti de ma mémoire. Je ne pouvais
soupçonner ma destination, mais c'était des adieux éter-
nels. Ajoutez le chagrin de tenir ma place non du choix,
mais des alarmes de S. M., et de n'avoir cessé de lui
déplaire ici, sans espoir de remède ni de fin, et vous
sentirez que si d'un côté j'ai de grandes jouissances
dans ce pays, l'autre côté de la balance est terriblement
chargé.
311
Au Même.
Saint-Pétersbourg, 20 août (l«r septembre) 1810.
Monsieur le Chevalier,
11 y a longtemps que je n'ai causé avec vous; je veux
vous raconter aujourd'hui une tentation à laquelle j'ai
résisté, comme saint Antoine.
Les francs-maçons continuent ici afuria, comme tout
ce qu'on fait dans ce pays. J'ai été invité à me rendre
472 LETTRE
dans Tune de ces nouvelles loges; mais malgré l'extrême
envie que j'ai de savoir ce qui se fait là, je m'y suis
refusé, toutes réflexions faites, par plusieurs raisons
dont je me contente de vous rapporter les deux princi-
pales. En premier lieu, j'ai su que l'Empereur ne s'est
prêté qu'à regret à permettre ces assemblées ; mais il a
cédé à l'invincible répugnance qu'il ressent de gêner la
liberté individuelle de ses sujets, et de les empêcher de
s'arranger comme ils l'entendent. C'est un des traits les
plus marquants de son caractère ; et si l'Empereur a eu
quelque répugnance sur ce point, et s'il a envoyé des
hommes de confiance pour servir d'inspecteurs, il m'a
paru que je serais déplacé là, à moins que je fusse moi-
même un inspecteur, ce qui ne peut être, vu ma
qualité. En second lieu, j'ai eu l'occasion de me con-
vaincre que plusieurs (et plusieurs personnes de mérite)
pensaient mal de cette association, et la regardaient
comme une machine révolutionnaire ; or, il m'a paru
encore évident qu'on ne doit pas faire une chose non
nécessaire, lorsqu'elle alarme les honnêtes gens. Il m'en
coûte beaucoup, je vous l'avoue, de ne pouvoir examiner
de près ce qui se passe là. Il y a ici un Français, nommé
Mussard, qui a donné dans la révolution de son pays,
et qui est fort connu par un poème très énergique, inti-
tulé la Libertéide. Cet homme est orateur de la loge où
l'on a reçu M. Baiaschof, gouverneur militaire de Saint-
Pétersbourg, et tout nouvellement Ministre de la police
générale. Le frère Mussard lui a dit, entre autres
choses : Frère Baiaschof, vous êtes aujourd'hui revêtu
d'un grand pouvoir, la faveur vous environne; mais qui
À M. LE CHEVALIER DE R0SSI. 473
sait si, bientôt disgracié el retiré dans le fond d'une terre
éloignée, vous ne bénirez pas l instant ou vous fûtes reçu
maçon? Je ne sais ce qu'a répondu le frère ministre,
Mais tout cela, du moins en ce moment, est bien petit
en comparaison de la scène que viennent de nous donner
les frères suédois. Ce fut le 4 5 (27) de ce mois que
M. Steddingk reçut, par un courrier expédié de Stoc-
kholm, rétonnante nouvelle de l'élection de Bernadotte
au trône de Suède, faite par la nation assemblée, plenis
votis. Les prétendants, comme vous savez, étaient : le
roi de Danemark , le prince d'Augustenbourg , son
beau-frère, et frère du prince héréditaire dernier mort,
et le prince de Ponte Corvo (Bernadotte). Je crois, à
vous dire la vérité, que, du moment où le dernier s'est
mis sur les rangs, il était sûr d'être nommé ; et j'ignore
encore la raison qui l'a fait préférer. Tout se conduit
avec une dextérité merveilleuse. Le roi de Danemark
a joué un rôle bien misérable dans ce triste drame : le
Cabinet français l'a mis en avant a\ec une apparence
de bonne foi parfaite, parce qu'il savait bien que le roi
serait rejeté ; et, en effet, il l'a été d'une commune voix,
et toutes se sont arrêtées sur le prince d'Augustenbourg,
qu'on a pressé de se décider. Mais c'est ici que la poli-
tique française était aux aguets. Le prince a répondu
qu'étant sujet et beau-frère, il ne pouvait accepter sans
être émancipé par S. M. Danoise. Mais le roi, dûment
influencé, s'est obstiné, et pendant ce temps on a fait
le coup à Stockholm. C'est l'armée qui affranchit Gustave
de la Constitution, en 4 792 ; c'est l'armée qui détrôna
son fils, Tannée dernière ; c'est encore l'armée qui vient
474 LETTRE
de lui donner ce successeur. Cent cinquante jeunes
gens ont fait l'affaire dans la Diète ; le reste s'était
retiré. Le cheval me semble l'emblème frappant de
l'armée : il obéit volontiers à l'écuyer habile qui l'a
dompté; il méprise, au contraire, et jette à terre celui
qui veut le monter sans s'y connaître. Ce fut le malheur
du dernier roi de Suède, il voulut monter le cheval; il
fallait le laisser dans l'écurie, ou le confier à un habile
écuyer. II humilia, il tourmenta l'armée ; il employa
avec une égale inhabileté la bride et l'éperon. Il finit
par la punir des fautes qu'il lui avait fait commettre. Ce
funeste ridicule a rendu inutiles pour lui de grandes
qualités et de véritables vertus. L'armée a juré haine
éternelle à lui et à sa race. Ce qui l'a déterminée dans
ce cas, c'est encore une suite du même sentiment : C'est
pour se laver de son malheur et pour reprendre son
rang, et, peut-être plus que tout, pour se venger de la
Russie. Le peuple n'a pas été moins chaud pour cette
élection ; mais devinez ce qui l'enflamme le plus ? C'est
que le fils de Bernadotte, né il y a douze ans, s'appelle
Oscar. Or, Oscar est fils d'Ossian, fils de Fingal ; c'est
un des héros de la mythologie, c'est un heureux augure.
Cette circonstance bizarre a fait un effet étonnant. La
diète a exigé qu'avant de mettre le pied en Suède, il
abjurât le catholicisme et embrassât le luthérianisme.
L'ambassadeur de France a dit qu'il ne croyait pas que
la chose souffrit de difficultés. Je suis porté à croire
le contraire ; non qu'il s'agisse ici de conscience ,
comme vous sentez bien, mais il s'agit d'orgueil. Nous
verrons ce qu'ordonnera le grand moteur de Paris ;
A M. LE CHEVALIER DE JtOSSI. 475
je croirai à ce changement quand il sera effectué.
La monarchie européenne m'a toujours paru, en fait
de gouvernement, le plus haut point de perfection que
notre pauvre nature puisse atteindre; elle est morte, et
me paraît encore plus belle, comme le corps humain
est bien plus admirable étendu et dépecé sur la table
anatomique que dans les belles attitudes de la vie. Voilà
un soldat élu de sang-froid par les représentants d'une
nation ; c'est un événement plus triste peut-être que le
meurtre du roi de France. Nous marchons droit au
droit romain sous les Empereurs. Je tue, tu tues, il tue,
nous tuons, vous tuez... Je serai tué, tu seras tué, etc.:
en un mot, tout le verbe. La guerre est déclarée distinc-
tement à toutes les races royales ; et Napoléon a dit un
grand mot lorsqu'il a dit qu'il voulait que sa dynastie fût
la plus ancienne de V Europe. Vous en verrez bientôt une
autre attaquée, et les généraux d'Alexandre rois avant sa
mort. Les anciens baignèrent dans le sang l'Europe et
l'Asie ; que feront les modernes ? Je ne puis me détacher
de mon idée fixe et consolante, que tout ce que nous
voyons n'est qu'un avant-propos terrible, et que nous
verrons un jour des événements aussi extraordinaires
dans le bien que ceux que nous voyons aujourd'hui dans
le mal. Mais, en attendant, la génération sera sacrifiée.
J'ai le cœur aussi serré que si je ne m'étais attendu à
rien. Il nous manquait un sergent-roi élu dans les règles,
une guerre d'existence déclarée aux anciennes races
royales, et le pouvoir militaire, débarrassé de tout
contre-poids moral, déchaîné dans le monde politique.
Nous verrons tout cela. Je me flatte encore que cet état,
476 LETTRE
étranger à l'Europe depuis si longtemps, ne pourra s'y
enraciner de nouveau. Il y a une manière également
solide et consolante d'envisager tout ce qui se passe,
mais qui est plutôt l'objet d'un livre que d'une lettre.
Une idée appelle l'autre ; il faut tout dire, ou rien.
Vive le roi Oscar ! Il a son rôle à jouer comme les
autres.
312
A Mme Tchitchagof.
Saint-Pétersbourg, 1er (13) septembre 1810.
Madame,
Lorsque je vous priais, dans ma dernière lettre, de ne
point appuyer votre pauvre petite poitrine sur une table,
pour me procurer le plaisir de lire une de vos lettres, la
vôtre, du 24 juillet, était déjà arrivée, mais je ne le savais
pas. Recevez donc mes remerciements, Madame, puisque
vous avez bien voulu prendre une peine si agréable pour
moi. Ne dites pas de mal, je vous en prie, de votre anglais-
français. Je voudrais bien, je vous l'assure, pouvoir me
parer d'un Français-anglais aussi parfait. Ecrivez d'ail-
leurs, Madame, aussi mal que vous écrivez bien ; le
style le plus barbare me paraîtra toujours fort agréable,
lorsqu'il m'apportera l'assurance d'un souvenir et d'un
attachement si précieux pour moi. Hélas ! Non : je ne
A Mme TCH1TCHAG0F. 477
puis plus dormir ni m'éveiller chez vous, mais c'est
quelque chose, et même c'est beaucoup que d'avoir
l'honneur d'être désiré, et j'y compte, puisque vous
avez la bonté de m'en assurer en termes si aimables.
Jugez, Madame, si vous êtes payée de retour. Souvent
je m'amuse à rêver que la barrière de fer, qui nous
sépare, tombe tout à coup, et que j'arrive incognito à la
porte de votre numéro xix. Un rêve est un rêve ; cepen-
dant c'est quelque chose de plus que rien. — Je ne sais
pourquoi, Madame, il vous plaît de vous accuser seule
(en soulignant) d'avoir dérangé le beau projet de la
Suisse, ni pourquoi vous consentez à être étranglée
seule, pour un crime où vous avez nécessairement un
complice. S'il fallait absolument punir quelqu'un, ma
main tomberait plutôt sur ce mauvais sujet d'Amiral ;
cependant, Madame, je ne vous déclarerais pas inno-
cente, mais je vous ferais grâce. J'espère que vous trou-
verez, dans ce jugement, de la conscience et de la
galanterie. C'est de quoi se pique tout homme comme il
faut, qui a appris le français il y a plus de vingt ans.
Quant aux modernes, je n'en réponds plus. — Mes
idées antiques vous répondent de la pleine approbation
que j'ai donnée à votre système sur la Bible. Vous faites
à merveille de l'étudier chez vous, et puisque vous vous
êtes fait une idée quelconque des Patriarches de l'an-
cienne Loi, d'après ce que nous en a raconté Moïse, il
vaut cent fois mieux pour vous, garder ces idées, que les
réformer d'après les vers de M. Legouvé et compagnie.
Cela ferait dans votre tète une confusion à n'en pas finir.
Si j'étais à Paris, Madame, soyez bien sûre que je vous
478 LETTBE
tiendrais compagnie pour tout ce qui concerne la Terre
Sainte.
Il me serait impossible de vous exprimer combien
j'ai été flatté de la pleine approbation que votre Seigneur
et Maître a bien voulu donner à la logique que j'ai dé-
ployée pour lui rendre raison de ma conduite. L'homme
qui dit : Vous avez raison, fait toujours preuve d'un bon
esprit et d'un caractère élevé ; il y a cependant un tour
de force encore plus merveilleux, c'est celui de dire :
Vous avez raison, à celui qui contredit notre conduite et
nos propres systèmes. Quelques phrases, que m'a adres-
sées votre Lord sur la Pairie et le Pays, m'ont engagé à
lui offrir l'occasion de s'élever encore à mes yeux, en
prononçant ces trois grands mots , vous avez raison ,
contre lui-même. Puisqu'il me fait la grâce de ne pas
mépriser ma logique, je puis l'assurer (et ce n'est pas
vous au moins qui me démentirez) que j'en ai mis autant
que j'ai pu dans la petite dissertation ci-jointe, que je
vous prie de lui remettre avec votre main blanche (Mylady
Warren ne m'entend pas). Il y reconnaîtra au moins le
langage le moins équivoque de l'amitié, de manière que
ma logique se tient sûre d'être approuvée d'une manière
ou d'une autre.
Mon frère est arrivé à Tiflis en vingt-deux jours, et
tout de suite il est reparti pour le camp de Larm, qui
est planté à cinquante verstes au delà de cette capitale
de la Géorgie. Je n'ai pas manqué de lui faire savoir
l'intérêt que vous voulez bien lui accorder, et certaine-
ment, il y sera très sensible. Je ne vous dis plus rien sur
son compte, ayant épuisé ce sujet dans ma précédente
A Mmc TCHITCHÀGOF. 479
lettre. J'espère, Madame, que vous appuierez ma disser-
tation auprès de Monsieur l'Amiral, et que vous voudrez
bien, pour rendre l'accent de la raison plus pénétrant,
y joindre celui de la tendresse. Regardez bien le monde,
et vous verrez que l'obstination sur ce point pourrait
bientôt faire couler des larmes intarissables et inutiles. Je
suis d'autant plus fort sur mes principes, que je ne crois
point du tout aux prétextes qui paraissent «motiver une
résolution aussi étrange. Un Saint, peut-être, pourrait
quitter sa patrie, à cause des vices qu'il y remarquerait ;
mais le Saint resterait par pénitence. Souvent nous
appelons Force, Elévation, Grandeur d'âme, ce qui dans
le fond n'est que faiblesse ; car toute passion contentée
est une faiblesse. Un bonnête homme n'a que deux pas-
sions, l'orgueil et l'amour. Chez vous, Madame, et grâce
à vous, le petit drôle ne fait pas un de ses brigandages
ordinaires. Il est sage, il est modeste, il lit la Bible et
les xxxix articles, il se lève et il se couche aux heures
convenables, il soupe chez lui, jamais on ne le rencontre
chez le Restaurateur: enfin on pourrait le canoniser.
Reste l'orgueil ; c'est lui qui fabrique tous ces fantômes,
toutes ces illusions qui pourront à la fin devenir si
fatales. L'homme sage doit travailler toute sa vie à se
rendre plus fort que lui-même» Si vous approuvez cette
maxime (je dis vous au pluriel), je vous dirai de quel
livre je l'ai tirée. En attendant, je soutiens que Voltaire
n'aurait pu dire mieux, et que toute la sagesse est dans
cette phrase. Me pardonnerez-vous de m'aviser ainsi de
vous envoyer des sermons ? Obtenez-moi seulement le
pardon de votre ami : j'ai besoin d'entremise pour une
480 LETTRE
si forte impertinence; quant au vôtre, Madame, je vous
le demande directement , car je suis plein de confiance
que vous ne me le refuserez pas.
Votre bon frère est ici depuis quelques jours. Je l'ai
vu deux fois, et Dieu sait si nous avons parlé amou-
reusement de vous ! Son imagination n'est pas couleur
de rose — non plus que la mienne. 11 vous dira tout ce
que nous avons dit. Ainsi, je ne répète rien. Je lui re-
mettrai à son départ une triste lentille bien concave,
dont Monsieur l'Amiral voudra bien se servir pour aider
les yeux de son ami aveugle (je ne dis pas: aveugle
ami; prenez bien garde). — Mais voilà peut-être l'or-
gueil ! Ah ! le coquin : il se fourre partout. Heureusement
il y a une bonne manière d'en faire justice ; c'est de le
faire juger par celui d'un autre. — Mais c'est assez
radoter; il faut finir, non pas certes par lassitude, mais
comme disait Madame de Sévigné, parce qu'il faut que
tout finisse. Vous avez grand tort, Madame, d'invoquer
les tours de force de ma mémoire, pour que je me res-
souvienne de vous. Elle laisserait plutôt échapper deux
ou trois langues et vingt auteurs classiques qu'un sou-
venir qui lui est si cher. Elle a pour vous toute la fraî-
cheur de son antique jeunesse, et je lui ai entendu dire,
qu'elle se ressouvient de vous précisément comme de ses
livres, parce quelle vous a étudiée. Sur cela, Madame,
j'imagine que je suis chez vous, qu'il est minuit et qu'il
faut chercher mon chapeau (que je perds toujours).
Agréez, Madame, l'assurance la plus sincère du tendre
et respectueux attachement avec lequel je suis pour la vie,
Votre très humble serviteur et dévoué ami.
A M. L AMIRAL TCHITCHAGOF.
4SI
313
A M. V Amiral Tchitchagof.
DISSERTATION SUR LE MOT : PATRIE.
Un même objet pouvant être considéré sous différents
rapports, il est tout simple qu'il ait plusieurs noms, et
c'est ce qui a lieu dans toutes les langues. — Lorsqu'on
considère, par exemple, un certain lieu de l'univers,
par rapport seulement à sa position géographique et à
sa nature physique, on l'appelle pays. On dit: c'est un
beau pays, c'est un triste pays, il a parcouru beaucoup
de pays, etc., etc. Mais lorsqu'on vient à considérer
cette même région dans son rapport avec l'homme qui
la possède et qui a droit d'y habiter, et encore dans les
rapports, d'un côté, de puissance et de protection, et de
l'autre, d'obéissance et de services qui unissent le sujet
et le Souverain quelconque, alors elle s'appelle Patrie.
Mais c'est toujours la même chose, et il est impossible
d'avoir un Pays sans une Patrie, ni une Patrie sans un
Pays. — Lorsque Rousseau a dit : Dieu garde de mal
ceux qui croient avoir une patrie et qui n'ont qu'un pays,
il a dit une de ces sottises qui lui sont extrêmement fa-
milières, où la fausseté des paroles est couverte par une
vaine perfection de style dont un homme attentif ne
sera jamais la dupe. Mais que Monsieur l'Amiral me
t. xi. 31
482 LETTRE
permette de répéter ce que j'ai dit il y a longtemps: Les
fausses maximes ressemblent à la fausse monnaie, qui
d'abord est frappée par un coquin, et qui est dépensée
ensuite par les honnêtes gens qui ne la connaissent pas.
Lors donc que ce l'aimable ami » me parle de l'universalité
de celte distinction, et des conséquences qu'on en tire,
je n'ai rien à répondre sinon que j'en appelle à mon
creuset, et que chacun a le droit d'en faire autant. — Il
a plu à l'Auteur de toutes choses de diviser les hommes
en familles qu'on appelle : Nations. Le caractère, les opi-
nions, et surtout les langues, constituent l'unité des na-
tions dans l'ordre moral ; et, dans l'ordre physique
môme, elles sont dessinées par des caractères éminem-
ment distinctifs. On voit au premier coup d'œil que tous
les nez tartares doivent habiter ensemble, et que l'œil
d'une Chinoise n'est pas fait pour s'ouvrir à côté de ce-
lui d'une Italienne. — Si les nations sont ainsi divisées
et distinguées, leurs habitations le sont aussi. Les mers,
les lacs, les montagnes, les fleuves, etc., forment de vé-
ritables appartements, destinés à des familles plus ou
moins nombreuses. — Voyez sur la carte l'Espagne, la
France...., etc. Personne ne peut douter que ces grands
plateaux n'aient été dessinés et circonscrits exprès pour
contenir de grandes nations, et c'est en effet ce qu'on a
toujours vu. — 11 est encore bien essentiel d'observer,
qu'outre l'élément d'attraction qui forme l'unité natio-
nale et qui résulte de la communauté de langue, de
caractère, etc., cette unité est encore prodigieusement
renforcée par l'élément de répulsion qui sépare les
diverses nations. — En effet, c'est une vérité désa-
a m. l'amiral tchitchagof. 483
gréable ; mais enfin, c'est une vérité: Les nations
ne s'aiment pas. — Mais que dis-je, les nations! Ce
sont les hommes qui ne s'aiment pas. N'entend-t on pas
dire tous les jours : — « Je suis las des vices et des ridi-
cules des hommes ; je m'éloigne du monde autant que
je puis, je me renferme dans ma famille. » — Que vou-
lez-vous dire, Monsieur ? Est-ce que vous n'êtes pas un
homme par hasard ? Est-ce que votre famille n'est pas
composée à1 hommes ? Le fait est que vous venez cher-
cher chez vous des défauts qui sont les vôtres, ou, du
moins, auxquels vous êtes accoutumé, et votre voisin
qui fait tout comme vous, vous fuit comme vous le
fuyez. — Transportez cette triste observation aux na-
tions considérées comme unités morales, vous retrouve-
rez la même vérité cruelle : les nations ne s'aiment pas.
— Observez une chose singulière. Le nom de toute na-
tion est une iujure chez une autre. L'Anglais dit : French-
dog ; le Turc plus généralement : Chien de chrétien ;
le Français : Plat rosbiff, Lourdeau d'Allemand, Traître
d'Italien, etc., etc., et Dieu sait si on le lui rend ! — Il
suit de cette observation , non seulement vraie mais
trop vraie, que le plus imprudent des hommes est celui
qui abandonne sa patrie, où il a des droits et jouit de
Yattraction commune, pour s'en aller chez une nation
étrangère s'exposer à la répulsion, sans aucun droit
pour y résister. — À cette considération, qui est déci-
sive, se joint celle de la morale, qui l'est encore davan-
ge, s'il est possible. — Tout gouvernement jure à tout
enfant qui naît sous ses ordres : protection, défense et
justice; et réciproquement l'enfant promet : obéissance,
484 LETTRE
secours et fidélité jusqu'à la mort. — Anéantissez ce
principe, il n'y a plus de société. — Une des intentions
les plus visibles de la création, c'est que tous les pays
soient habités ; il y a donc un charme général attaché
à ce mot de Patrie, et ce charme est plus vif, peut-être,
sous la hutte du Groenlandais et du Hottentot, que sous
les lambris de l'Ermitage ou des Tuileries. — Et ce
sentiment étant nécessaire, naturel et sacré, la cons-
cience de tous les hommes l'a sanctionné puissam-
ment, en réprouvant tout homme qui abdique sa patrie.
— 11 dira ce qu'il voudra, il s'excusera comme il l'enten-
dra ; jamais il n'effacera cet anathème, et toujours on
pensera mal de lui. — Qu'y avait-il de plus excusable,
de plus louable môme, au moins en apparence, que l'émi-
gration des Protestants français à la Révocation de l'Edit
de Nantes ? Et cependant, dans les pays mêmes où ils ont
été accueillis, ils font toujours une certaine caste, sépa-
rée du reste de la nation, et je vois toujours un R ma-
juscule sur leurs fronts. — L'étranger ne doit jamais être
que voyageur ; du moment où il se fixe, sa position de-
vient fausse et désagréable. Cela est si vrai, que ce mot
d'étranger a été pris pour synonyme de déplacé, et l'on
dit à un homme : « Vous êtes étranger ici » , pour lui dire :
« Vous ne devriez pas y être ». — Une exception in-
contestable à la règle générale est le cas de révolution ;
en effet, lorsque la Souveraineté, à laquelle j'ai prêté
serment, est détruite, je suis libre d'en chercher une au-
tre. C'est exactement le cas d'un mariage dissous par la
mort de l'un des conjoints ; l'autre a sans doute le droit
de se remarier, et cependant il faut bien y songer, même
A m. l'amiral tchitchagof. 485
dans ce cas avoué par la conscience, avant de quitter sa
patrie, et nous avons vu de beaux exemples des fautes
qu'on peut commettre dans ce genre. — Mais, hors de
cette supposition, rien ne peut excuser l'abandon de la
Patrie. Les défauts du gouvernement seraient le plus
mauvais des motifs, car chacun est obligé de servir et
de défendre celui qui est établi chez lui, tel qu'il est. —
Otez ce principe, l'univers sera plein de promeneurs
qui voyageront pour chercher un gouvernement qui
leur convienne. Exposer une pareille idée c'est la réfu-
ter. Il y a partout du bien et du mal, et partout où l'on
est sage, on peut vivre tranquillement.
For forms of government let fools conlesl !
Whalever is best administred, is best.
On me dira : « Vous tenez ce discours sous Alexan-
dre ; l'auriez-vous tenu sous un autre? » — En premier
lieu, je réponds owi, sans balancer, — mais j'ajoute :
la même forme de gouvernement n'a-t-elle pas produit
Fabius, Scipion, les Gracques et les Triumvirs ? Mon-
trez-moi un pays où il n'y ait pas eu d'horribles abus.
— La nécessité d'aimer sa patrie et de la servir est si
évidente, que l'étranger même, qui devrait être indiffé-
rent, ne pardonne pas à l'homme qui parle mal de la
sienne. — C'est autre chose encore dans le pays criti-
qué. — Que l'orgueil national irrité s'élève avec force
contre l'homme qui déchire sa patrie , l'amitié qui en-
tend, qu'a-t-elle à répondre? Si elle disait : // a raison,
elle ferait beaucoup de tort à elle et nul bien à l'autre.
480 LETTRE
Elle doit répondre : « Cesl un homme d'esprit et de
mérite qui a tort comme vous, Monsieur et Madame, qui
avez aussi de V esprit et du mérite, et qui, une fois le
jour, vous trompez sûrement sur quelque chose. » — Or,
qu'est-ce qu'un sentiment sur lequel l'amitié, même
courageuse, doit passer condamnation ? — Donc, après
qu'un homme distingué de toutes manières a suffisam-
ment changé d'air, qu'il a mangé assez de pêches et de
raisins, et que sa femme a fait un garçon, il doit reve-
nir dans sa patrie. Ce qu'il fallait démontrer.
314
A M. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 14 (26) septembre 1810.
Monsieur le Chevalier,
A peine mon dernier numéro était-il parti qu'un évé-
nement tout à fait extraordinaire est venu nous sur-
prendre. Le Roi de Suède dépossédé, après plusieurs
promenades en Europe, dont on a parlé diversement, et
dont les papiers publics vous auront suffisamment instruit
est arrivé à Poiangen, frontière de Russie (quelques
milles au-dessus de Memel), et de là il a écrit à son
Auguste Frère pour lui demander la permission de se
rendre dans sa capitale. L'Empereur dans cette occasion
A M. LE CHEVALIER DR I10SS1. 4 87
s'est conduit en véritable gentilhomme; il n'a pas balancé
un instant, n'a consulté personne, et a répondu sur le
champ à son beau-frère qu'il serait le bienvenu, et que
si son intention était de se rendre en Angleterre, ses
vaisseaux (de lui Empereur) étaient à ses ordres. Tout de
suite le général Comte Ogerosky, Aide-de-camp général,
est parti pour la frontière, d'où il amènera Gustave à
Saint-Pétersbourg. Qui l'aurait dit ? C'est le mot qu'on
ne cesse de répéter dans cet étrange siècle. Immédiate-
ment après cette résolution, l'Ambassadeur de France a
eu une très longue et très vive conférence avec l'Empe-
reur : les uns disent trois heures, les autres plusieurs
heures ; enfin elle a été très longue et l'Empereur en la
terminant était si fatigué qu'il a refusé de s'occuper
d'aucune affaire. Je ne sais, Monsieur le Chevalier, si je
pourrai, avant de fermer cette lettre, vous informer des
circonstances de l'entrevue : que ne donnerais-je pas
pour en avoir été le témoin ! La conduite de S. M. I.
dans cette occasion est pleine de grandeur et de délica-
tesse : elle console de tant d'horreurs qu'on voit de tout
côté. Dans les règles même de la politesse à l'égard de
la France, elle est même honnête, car pourquoi un Sou-
verain ne recevrait-il pas son beau-frère qui n'est plus
Roi? Mais comme les choses ne se mènent pas par la
raison ni par l'honneur, je ne doute point que cette en-
trevue n'épaississe le nuage qui commençait déjà à être
assez sombre entre la France et la Russie. Je ne sais par
où Bernadotte se rendra à Stokhoim : il serait plaisant
qu'il demandât le passage ! On dit qu'il s'y rendra par
mer, qu'il ne risque rien, vu que les Suédois ne sont
488 LETTUJÏ
point en guerre avec l'Angleterre, et qu'il montera un
vaisseau suédois. Malgré cette belle théorie, je voudrais
bien que le vaisseau qui lui fera faire le saut du Belt et
du Sund passât très près d'un vaisseau anglais. Au reste
j'en reviens toujours à dire que cette affaire ne peut se
terminer tranquillement. Les gens sages et âgés qui seuls
peuvent s'appeler la nation ne sont pas les auteurs de
cette élection : 4 50 jeunes militaires ont tout fait. Ber-
nadotte ira-t-il seul ? Alors on en fera tout ce qu'on
voudra. Se fera-t-il accompagner? Dans ce cas, par où
passeront les troupes ? Il est impossible que tout cela se
passe tranquillement. Quoique je prenne certainement
autant de part qu'un autre aux maux de l'humanité,
néanmoins je ne vois qu'avec un chagrin médiocre toutes
les calamités qui suivent les entreprises des peuples pour
déplacer, replacer, juger, échanger leurs Souverains.
La masse du peuple ne lit pas, ou ne comprend pas, ou
comprend mal. Il n'y a donc rien de mieux que l'expé-
rience qui apprend à tout le monde ce qu'il en coûte aux
nations qui entreprennent de mettre leurs Souverains en
justice.
Le 16 (30) du mois dernier, la Grande-Duchesse Ca-
therine est accouchée d'un fils à Paulonski ; il a été
baptisé dans l'église luthérienne. L'Empereur actuel a
publié il y a peu d'années une loi qui ordonne que lors-
qu'une femme russe épouse un étranger, elle donne sa
religion à tous les enfants qui naissent de ce mariage
sans égard à celle du mari. Cela rappelle un peu la défi-
nition des lois célèbres depuis vingt-deux siècles : ce
sont des toiles d'araignées qui arrêtent les mouches et
A M. LE CHEVALIEtt DE BOSSI. 489
que les oiseaux déchirent. Cette jeune Princesse est en
grande faveur auprès du frère qui la comble de richesses
et d'agréments de toute espèce. Elle abeaucoup d'instruc-
tion et beaucoup d'esprit: une partie de la nation lui
prête même trop d'esprit. L'autre jour je m'entretenais
avec un personnage de ce pays qui me parle et à qui je
parle librement : je lui dis : Voulez-vous que je vous dise
ma manière de penser? Je crois que ce baptême luthérien
a été imaginé pour rendre le nouveau-né inhabile à certain
emploi. Il me répondit avec un geste de la main qui
signifiait le mépris : ce Eh ! mon Dieu, vous raisonnez
toujours sur ce pays comme s'il y avait de la logique. »
Voilà comment sont les Russes : il leur échappe de ces
traits sur leur pays. Cependant l'étranger, s'il est sage,
ne doit pas faire chorus ; jamais je ne m'écarte de cette
règle ; je loue toujours le pays quand un Russe le critique
devant moi. Un Espagnol d'un rare talent qui est ici
extrêmement payé, extrêmement employé, et extrême-
ment jalousé, s'emporta un jour devant moi au point de
dire à un personnage des plus distingués de ce pays :
Monsieur le Comte , si les Quatre Evangélistes étaient
Russes, je ne les croirais pas. Le Russe ne répondit
point et ne donna pas même le moindre signe de désap-
probation, mais un instant après il se tourna vers mon
fils qui parle russe et lui dit : « Que voulez-vous répondre
à un durrach (sot animal, fatuo), qui parle d'un pays dont
il n'a pas la moindre idée. » Il se trompait fort, mais
enfin ils sont faits comme cela.
La guerre d'Angleterre nous laisse absolument ignorer
les affaires d'Espagne (du moins pendant très longtemps).
490 LETTRE
Le Duc d'Angoulême travaillait depuis deux ans pour
se rendre dans ce pays, mais au moment de partir il
s'est vu retenir avec des formes assez dures ; les Espa-
gnols de leur côté avaient repoussé le Prince héréditaire
deINaples.
Admirez cette défaveur qui poursuit les Bourbons de
première ligne, et la faveur au contraire qui pousse les
d'Orléans. Celui qui est en Espagne, quelque soit son
mérite, que j'honore fort, a cependant quatre choses
contre lui: 1° les mœurs de son aïeule, si publiques
qu'elle avait perdu tout droit au respect dû à son rang;
2° la déclaration de Philippe Égalité sur sa naissance
dûment et solennellement enregistrée à Paris,- 3° le
double parricide commis par ce Prince et comme Fran-
çais, et comme Prince du sang ; 4° la propre déclaration
du Duc d'Orléans actuel au commencement de la Révo-
lution Française. J'efface de tout mon cœur ce dernier
article, mais le repentir ne peut rien sur les autres, et
je m'attends à quelque article de Paris où ces trois cha-
pitres seront traités en style du jour. Il faut avouer
cependant que s'il y a une route pour remonter à sa
place, c'est bien celle qu'il a prise; mais je ne sais si
aucune considération d'estime, de respect, de compas-
sion, etc., peut tenir contre ce principe européen: Que
tout homme qui porte la main sur le Roi ri existe plus, et
perd même son nom. Je voudrais voir dans un Parlement
national ou dans des États généraux un Souverain entre-
prendre de rétablir une famille régicide, et la nation
soutenir que la chose n'est pas possible. Aucune singu-
larité ne pourrait nous étonner à cette époque.
A M. LE CHEVALIEK DE ROSSI.
Je n'ai jamais eu l'honneur de vous entretenir sur la
position de la Famille de France en Angleterre, et sur
quelques faits qui la concernent, tels que la bruyante
aventure entre le Comte d'Avaray et le Comte de Pui-
sieux. M. le Comte de Front qui est sur les lieux ne vous
aura rien laissé désirer sur ce point. Ce qui m'appartient
comme à tout le monde, c'est de déplorer le sort, je ne
dis pas de la France, mais de l'Europe, dans l'anéantis-
sement de cette grande Maison ; car il n'y a rien de si
certain. Point de Bourbons, point de repos. La puissance
de Napoléon repose sur deux bases : le souvenir de
Robespierre et l'oubli des Bourbons ; ce dernier est la
faute de l'Europe. A l'époque de la révolution, les
Français étaient le seul peuple de cette partie du monde
qui fût gouverné par un Prince de sa propre nation.
Tous les autres étaient gouvernés par des familles étran-
gères. Cet honneur national, et l'attachement naturel
quoique fort affaibli, auraient pu agir sur les Français,
et les déterminer à quelque chose ; mais dès qu'ils n'ont
pas un point de vue fixe, il faudrait qu'ils eussent perdu
l'esprit s'ils se débarrassaient d'un homme qui flatte au
moins la vanité nationale, sans savoir ce qu'ils auraient
ensuite : il y aurait bien un moyen de causer à ce terrible
homme une douleur mortelle, de lui ôter le sommeil et
de préparer sa chute ; mais ce qui serait possible dans
un siècle de Chevalerie ne l'est pas dans un siècle de
marchands.
Les Polonais se retirent d'ici peu à peu. Le Prince
Czartoryski a commencé. Le Comte Séverin et son frère
Jean Potocki l'ont suivi; je suis fort lié avec le second ;
V.)2 LETTRE
ie premier était Sénateur et fort employé dans les af-
faires, il venait même de recevoir le Cordon de saint
Alexandre. Il faut avouer que la position de ces Mes-
sieurs est fort difficile : ici est leur serment (écrit à la
vérité sur des boulets de canons), là sont leurs biens et
leur existence. La fermentation est extrême en Pologne.
L'Empereur fait élever trois forteresses sur les frontières,
Tune à Kievv, l'autre à Dunabourg, et la troisième non
loin de Mohilew ; mais ces forteresses in promptu ne
servent qu'à insulter les nations qu'on redoute, sans
donner beaucoup de force à celle qui craint : il fallait
les bâtir en ^ 772. Tout annonce que l'incendie recom-
mencera de ce côté, et c'est une perspective déplorable.
Plus d'une voix a dit ici qu'il fallait dévaster cette partie
de la Pologne, en faire un désert, un véritable steppe
entre la Russie et les peuples conduits et agités par la
France. Les Polonais savent que ces discours ont été
tenus dans le Conseil même, et vous jugez assez de leur
sentiment. Ce n'est pas du tout un peuple estimable et
dans ce cas comme dans les autres il sera dupe, mais il
faut avouer aussi qu'il a été traité bien injustement, et
que son ressentiment est légitime. L'avenir me serre le
cœur aussi bien que le présent. Les divisions et les réu-
nions forcées des nations ne sont pas seulement de
grands crimes, ce sont encore de grandes absurdités:
dès que la main de fer qui mène tout sera raidie par la
mort ou affaiblie par la vieillesse, tout son ouvrage se
brisera, et l'Europe redeviendra un volcan : je voudrais
bien que S. M. pût lire la Vie du Général Souwarof par
M. de la Vergne, c'est un ouvrage bien sage, quoique
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 493
français, et qui a eu l'honneur d'être défendu à Paris
et à Saint-Pétersbourg. S. M. y verrait des idées
bien saines sur les folies de ce siècle, et de beaux détails
militaires.
L'apparition du Comte Rostopchin, et sa faveur, dont
je fis part dans le temps, n'ont rien produit de ce qu'on
attendait. Tout est à sa place, à commencer par les
Golovins. Je suis toujours à merveille dans cette société
et dans celle de la Princesse Alexis Galitzin, belle-
sœur du Comte ; mais je me garde extrêmement de
toute coterie exclusive, quoique je distingue fort plu-
sieurs personnes. Je viens d'ajouter ici une liaison im-
portante à celles que j'avais déjà : c'est celle du Comte
Alexis Razoumowski, qui est venu de Moscou pour oc-
cuper le Ministère de l'instruction publique. Je lui ai
beaucoup parlé sur ce pays, même par écrit, et diver-
ses circonstances m'ont mis à même d'aller lui faire
visite quand je veux, ce qui n'est pas commun dans ce
pays entre Ministre étranger et Ministre du pays.
Comme je vous ai souvent décrit ma position dans cette
ville, je ne m'étends pas davantage sur ce sujet.
Pendant que j'écrivais ceci, j'apprends que Polangen
étant déjà sur les terres Russes, les autorités du lieu
avaient d'abord fait des difficultés pour recevoir l'illus-
tre voyageur 5 mais que du moment où il se fut nommé,
on le laissa entrer. Les Ministres et le Chancelier
même, dit-on, ayant fait quelques réflexions critiques
sur cette condescendance, l'Empereur a répondu : Ils
ont bien fait puisqu'il s'était nommé : un Roi n'a jamais
besoin de passe-port. Sur quoi j'ai entendu dire : Le
494 LETTRE
Roi de Suède demandait dans sa lettre, ou le passage
en Angleterre ou l'asile en Russie ; l'Empereur laisse
le choix à son beau-frère, en lui montrant cependant, à
ce qu'on m'assure, de l'inclination pour le second parti.
Bien des gens blâment le Roi Gustave d'être venu seul
à Polangen, en laissant ainsi sa femme et ses enfants en
Prusse, sous la main de la France. J'aime à croire que
tout est prêt, et que du moment où il a su qu'il serait
reçu, sa famille aura dû suivre : s'il a négligé de pren-
dre cette mesure, il aura fait une grande faute, car de
l'autre côté on est leste, et Caulaincourt a sur le champ
fait partir un courrier. Je n'ai pas besoin de vous dire
que ce courrier, pour arrêter la Reine et ses enfants, ne
sera pas obligé d'aller jusqu'à Paris. J'oubliais de vous
dire que le Roi, ayant fait ses efforts pour s'embarquer
dans les ports de Prusse, s'est vu constamment re-
poussé.
315
Au Même.
Saint-Pétersbourg, octobre 1810.
Monsieur le Chevalier,
J'ai eu l'honneur de faire connaître la destination de
l'aide de camp de S. M. I. Comte Ogerosky auprès de
S. M. le Roi de Suède. Il l'a rencontré à Riga, où il a
passé avec lui environ trois semaines, pendant lesquelles
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 495
le Roi ne lui a parlé que de l'Apocalypse. Il faudrait
que vous connussiez le théologien Ogerosky pour juger
du plaisir que lui ont causé ces savantes dissertations :
il a présenté au Roi de la part de son Auguste beau-
frère 5,000 ducats qu'il a refusés. Pendant le séjour du
Comte Ogerosky, le Roi a souvent changé de projet :
tantôt il voulait se rendre en Angleterre, tantôt à Cons-
tantinople, ce qui vous paraîtra fort étrange. Ogerosky
lui a dit : Sire, je suis ici pour faire tout ce que vous vou-
drez, mais il faut que Votre 3Iajesté ait la bonté de vou-
loir quelque chose. Il n'a rien voulu ; il s'est fixé dans
une terre appartenant au duc de Wurtemberg, à quelque
25 lieues de Riga. Il est là et l'on ne sait ce qu'il fera.
Il a chargé le Comte Ogerosky de deux ou trois dé-
pêches pour sa mère, son oncle, etc., qui ont été
remises ici au Comte de Steddingk. Il a parlé de ce
dernier au Comte Ogerosky , beaucoup et très honorable-
ment. Ce dernier lui dit : Mais, Sire, vous devriez lui
écrire. — Je le ferais volontiers, dit le Roi, mais il est
Ministre, je crains de le gêner. Les dépêches qu'il a
envoyées sont cachetées avec un sceau maçonique qui
porte dans l'écusson une épée et une croix d'égale gran-
deur et qui signifie apparemment l'alliance de la Reli-
gion et de la Chevalerie. Au-dessus on voit une autre
petite croix plus significative qui désigne clairement
l'espèce de Maçonnerie à laquelle il appartient.
L'écusson me paraît de fantaisie. Du moins, dans les
longues recherches que j'ai faites sur ces sectes moder-
nes, je n'ai rien vu de semblable. Il est surmonté d'un
simple casque orné de trois panaches. Vous en serez
/|% LETTRE
fort étonné, Monsieur le Chevalier, mais M. le Comte
de Steddingk croit que Napoléon n'est point le premier
moteur de la nomination de Bernadotte. Un jeune mili-
taire de 25 ans (le baron de Mornes) avait fait connais-
sance avec lui pendant la guerre de Poméranie : il a de-
mandé d'être envoyé comme courrier à Paris, et lui a
fait l'ouverture de son chef. De retour à Stockholm, il a
échauffé les esprits et les a déterminés : il a même été
emprisonné pour cela, mais sans doute, sous un autre
prétexte. Quelle audace ! Quelle folie ! Quelle preuve
inconcevable que les nations en corps sont devenues
folles ! Encore une fois il me paraît impossible que de
grands et très grands maux ne naissent de cette nomi-
nation extravagante. Dans un sens, ces maux seront un
bien, car le plus grand de tous les maux serait l'éta-
blissement tranquille de ces races ignobles, mais mal-
heur aux contemporains ; un état beaucoup meilleur
nous coûtera cher. On nous dit à présent que le nou-
veau Roi mènera avec lui 25,000 hommes. Et par quel
chemin ? Et quel singulier spectacle que celui d'un Roi
de 50 ans qui ne sait pas la langue de son pays (et qui
par conséquent ne la saura jamais) ! Au reste, comme il
ne s'agit dans ce moment que de détruire, ce qu'il y a
de plus mauvais est bon pour cela, et je ne voudrais pas
répondre que ce Bernadotte ne jouisse du bonheur de
son Patron, mais ce sera un bonheur de la même façon.
Transivi et ecce non erat. Ce qui m'inquiète fort, c'est
la traduction de ce Transivi. Il me semble bien que cela
veut dire fai passe; mais que veut dire j'ai passé ? Voilà
la question. Si j'étais garçon, et si le Roi n'était pas si
A M. LE CHEVALIER DE ROSST. 497
cruellement intéressé dans ce grand renversement , le
lout, ne me paraîtrait qu'un beau spectacle. Mais le bil-
let d'entrée est trop cher.
M. le Chevalier Italinski, ancien Ministre à Constan-
tinople, était ici depuis quelque temps. M. d'Alopeus,
galopant vers Naples pour y remplacer M. de Bibikof,
a été rappelé pour aller négocier avec le Visir 5 mais
pendant qu'il revenait, M. Ttalinski a eu un de ces mo-
ments de bonheur qui arrivent ici comme des apo-
plexies : il est devenu extrêmement à la mode, et tout de
suite, il a été nommé Ministre, il est même sur son dé-
part. M. d'Alopeus, étant arrivé, s'est trouvé Conseiller
privé, et je viens de recevoir sa carte en cette qualité,
ce qui exclut tout attachement au tourbillon diplomati-
que. On dit qu'il sera fait gouverneur d'Abo ; assuré-
ment il a des droits particuliers sur la Finlande.
Fera-t-on, ne fera-t-on pas la paix? C'est la question
générale. Elle ne sera pas facile à faire. Les Turcs sont
extrêmement animés. Ils sont battus, mais point du
tout vaincus. On n'enjambe pas trop le Balkan (l'ancien
ïïémus) ; ni les croisés, ni les nations barbares qui tom-
bèrent sous Constantinople ne prirent ce chemin. Qu'a-
t-on fait ? Où mèneront ces citadelles conquises sur le
Danube? Je suis tenté de croire que tout finira par un
morcellement de la Moldavie, pour satisfaire l'honneur
ou ruiner une province. Napoléon nous comble de ca-
resses dans les lettres et dans les gazettes. On est ici
aux anges, ou Ton fait semblant ; mais il faudrait bien
enfin finir une guerre inique autant qu'impolitique, et
prendre garde à soi.
t. xi. 32
498 LETTRE
En Perse, rien n'a remué encore; il y a 20,000 hom-
mes de troupes superbes. Mon frère m'écrit du camp
de Zappi, entre Tiflis et Erivan : il est beaucoup plus
près de l'ancienne Babylone que de Saint-Pétersbourg.
Bon Dieu ! qui nous l'aurait dit?
316
A Mlle Constance de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 18 décembre 1810.
J'ai reçu avec un extrême plaisir, ma chère enfant,
ta lettre du h novembre dernier, jointe à celle de ta
mère. Je ne sais cependant si je m'exprime bien exacte-
ment, car au lieu d'un extrême plaisir, je devrais dire
douloureux plaisir. J'ai été attendri jusqu'aux larmes par
la fin de ta lettre, qui a touché la fibre la plus sensible
de mon cœur. Je crois, en effet, qu'il ne me serait pas
impossible de te faire venir ici toute seule, malgré les
embarras de l'accompagnement indispensable ; mais,
enfin, supposant que je parvienne à surmonter cette
difficulté, tu serais ici pour toujours ; car tu comprends
bien que ces deux ans dont tu parles sont un rêve. Et
comment ferais-tu goûter cette préférence à tes deux
compagnes, et même au public? La raison que tu dis
serait excellente si nous étions à soixante lieues l'un de
l'autre: à huit cents lieues, elle ne vaut plus rien, et j'en
sèche. Parmi toutes les idées qui me déchirent, celle de
A M,le CONSTANCE DE MAISTHE.
ne pas te connaître, celle de ne te connaître peut-êlre
jamais, est la plus cruelle. Je t'ai grondée quelquefois,
mais tu n'es pas moins l'objet continuel de mes pen-
sées. Mille fois j'ai parlé à ta mère du plaisir que j'au-
rais de former ton esprit, de t'occuper pour ton profit
et pour le mien; car tu pourrais m'être fort utile, col
senno e colla mano. Je n'ai pas de rêve plus charmant ;
et quoique je ne sépare point ta sœur de toi dans les
châteaux en Espagne que je bâtis sans cesse, cependant
il y a toujours quelque chose de particulier pour toi,
par la raison que tu dis : parce que je ne te connais
pas. Tu crois peut-être, chère enfant, que je prends
mon parti sur cette abominable séparation ! Jamais,
jamais et jamais ! Chaque jour, en rentrant chez moi, je
trouve ma maison aussi désolée que si vous m'aviez quitté
hier ; dans le monde, la même idée me suit et ne m'a-
bandonne presque pas. Je ne puis surtout entendre un
clavecin sans me sentir attristé : je le dis, lorsqu'il y a
là quelqu'un pour m'entendre, ce qui n'arrive pas sou-
vent, surtout dans les compagnies nombreuses. Je traite
rarement ce triste sujet avec vous ; mais ne t'y trompe
pas, ma chère Constance, non plus que tes compagnes :
c'est la suite d'un système que je me suis fait sur ce
sujet. A quoi bon vous attrister sans raison et sans
profit? Mais je n'ai cessé de parler ailleurs, plus peut-
être qu'il n'aurait fallu. La plus grande faute que puisse
faire un homme, c'est de broncher à la fin de sa car-
rière, ou même de revenir sur ses pas. Je te le répète,
mon cher enfant : quoique je ne parle pas toujours de
cette triste séparation, j'y pense toujours. Tu peux bien
500 LETTRE
te fier sur ma tendresse ; et je puis aussi Rassurer que
l'idée de partir de ce monde, sans te connaître, est une
des plus épouvantables qui puissent se présenter à mon
imagination. Je ne te connais pas; mais je t'aime
comme si je te connaissais. Il y a même, je t'assure, je
ne sais quel charme secret qui naît de cette dure des-
tinée qui m'a toujours séparé de toi : c'est la tendresse
multipliée par la compassion. Tout en te querellant, j'ai
cependant toujours tenu ton parti, et toujours bien
pensé de toi. Je ne te gronde point dans cette lettre sur
ta gloriomanie : c'est une maladie comme la fièvre
jaune ou la pleurésie; il faut attendre ce que pourront
la nature et les remèdes. D'ailleurs, je ne veux point
te faire chagrin en répondant à une lettre qui m'a fait
tant de plaisir. Quoiqu'il y ait un peu, et même plus
qu'un peu de ta folie ordinaire, il y a cependant un
amendement considérable. Elle est d'ailleurs beaucoup
mieux écrite, dans les deux sens du mot. Je suis bien
aise que tu deviennes grammairienne. N'oublie pas les
étymologies, et souviens-toi surtout queBabylone vient
de babil. Je suis bien aise que tu aies découvert une des
plus grandes peines du mariage, celle de dire aux en-
fants : Taisez-vous. Mais si toutes les demoiselles
s'étaient arrêtées devant ces difficultés, combien de de-
moiselles ne parleraient pas ! Au reste, mon enfant,
comme il y a peu de choses qui écartent les hommes
autant que la science, tu prends le bon chemin pour
n'être jamais obligée d'imposer silence à personne. Le
latin n'est pas des choses qui me choqueraient le plus,
mais c'est une longue entreprise.
AU CHEVALIER DE MAISTRE. 5Q4
Hier, ou a célébré chez la Comtesse... la fête de sainte
Barbe, fort à la mode ici, et qui est la patronne de la
dame. Il y a eu bal, souper et spectacle. Ton frère, seul
acteur de son sexe, a eu tous les honneurs, car il était,
comme Molière, auteur et acteur. C'était une nouvelle
édition de sa Cléopâtre. Il s'est tué en chantant un vau-
deville ; puis, au grand contentement de tout le monde,
il s'est relevé pour chanter à la Comtesse les couplets ci-
joints, qui ont été applaudis à tout rompre. Je n'ai pas
répondu à la moitié de ta lettre ; mais « plus de quatre
pages je ne puis écrire ce soir». Je t'embrasse tendre-
ment, ma très chère Constance ; je te serre sur mon
cœur, où tu occupes une des premières places. Le reste,
à l'ordinaire prochain.
317
Au Chevalier de Maistre.
Saint-Pétersbourg, 7 (19) décembre 1810.
Je viens, mon cher ami, de voir mon
fils passer alternativement de deux nuits l'une au quar-
tier pendant vingt jours. Son exactitude obstinée, et
d'autres raisons encore tirées de la sagacité du jeune
homme, ont touché le cœur du Grand-Duc, qui Ta re-
marqué. L'autre jour, à l'exercice , il le montra aux
502 LETTBE
Généraux qui l'environnaient, en leur disant : Que dites-
vous de notre petit Italien ? Puis il lui dit à lui-même :
Comment avez-vous si bien appris le russe ? — Monsei-
gneur, il n'y a rien d'étonnant, puisque je sers la Russie
depuis quatre ans. Le Grand-Duc continua à le montrer
à ses officiers. Peu de jours après, il en parla à table
sur un tel ton, que le Prince Serge Dolgorouki, qui dî-
nait là, lui dit : Monseigneur, voulez-vous permettre que
je répète au père du jeune homme, qui est de mes amis,
ce que V. A. L vient de dire? — Volontiers, dit le Grand-
Duc. — Le Prince Dolgorouki m'a donc rendu ce dis-
cours. Je pourrais tirer grand parti de cette belle incli-
nation, mais il faut aller doucement. Je me rappelle un
vers fameux sur le théâtre français : Honorez-moi,
Monsieur , de votre indifférence. J'ai dit au Prince que je
le priais de témoigner à S. A. I. ma profonde reconnais-
sance, et de l'assurer que. dans d'autres circonstances,
je lui aurais demandé la permission d'aller le remercier
moi-même. — Basla cosi. — Au milieu des privations
les plus fatigantes, je trouve une grande consolation
dans le chemin que tient Rodolphe; des dames tout à
fait collet-monté l'admettent même dans la société de
leurs filles: il vient de faire grande figure dans une fête
de famille chez la Comtesse..., qui s'appelle Barbe (nom
fort à la mode ici). Comme il fallait un spectacle sans
amour, Rodolphe a traduit en vers français, et totale-
ment purifié, une inconcevable farce du théâtre allemand
de Kotzebue, intitulée Antoine et Cléopâtre. A la fin, il a
chanté à la Comtesse des couplets assez bien tournés,
qui étaient uniquement des jeux de mots sur ce mot de
AU CHEVALIER DE MAISTIŒ. 503
Barbe. Lorsqu'il a dit en finissant : Sans approfondir,
— chacun doit choisir — une Barbe sans barbe, — le sa-
lon a retenti d'applaudissements. Si j'étais plus près de
toi et de meilleure humeur, je te conterais d'autres suc-
cès de société ; niais le moyen de remplir ainsi des pages
dans les circonstances actuelles? Ce que je puis te dire
en général (car ce n'est point à moi qu'il appartient de
tout dire), c'est qu'il n'y a peut-être rien de plus extra-
ordinaire que ma situation, et ma situation, la figure
que je fais, et la figure que je fais. Voici le second hiver
que je passe sans pelisse ; c'est précisément comme de
n'avoir point de chemise à Cagliari : au sortir de la Cour
ou de chez le Chancelier de l'Empire, au milieu de toute
la pompe asiatique, un fort vilain laquais me jette sur
les épaules un manteau de boutique. Le service d'un
seul laquais étant réputé impossible ici, à raison du cli-
mat et de la fatigue, pour en avoir un second j'ai pris
un voleur qui allait tomber dans les mains de la justice :
je lui ai proposé de devenir honnête homme, à l'ombre
de mon privilège de Ministre; depuis quelques mois cela
va. Le traiteur qui me nourrissait ou qui m'empoison-
nait ayant changé d'habitation, je ne puis l'atteindre ;
j'ai pris le parti de partager la soupe de mon valet de
chambre. Le défaut de domestiques, dans ce pays et dans
ma position, est un des plus singuliers supplices qu'il
soit possible d'imaginer, et dont tu ne peux te former
l'idée à la place où tu es. Cependant, mon cher ami, je
ne vois point que je sois méprisé, au contraire ; mais ce
qui m'amuse excessivement, c'est quand on vient se re-
commander à moi, ce qui arrive assez souvent.
■ A) \ LETTRE
Une dame excessivement marquante dans ce pays est
la Comtesse Potocka, qui a qualre-vingt miile paysans
et deux cent mille sequins de revenus : elle avoue trente-
neuf ans comme un assassin convient d'une rixe ; cepen-
dant elle est encore très séduisante. La tète du Comte de
Saint-Julien, Ministre d'Autriche, n'a pas tenu contre
cette sirène ; elle part (j'entends la tète), quoiqu'elle ne
soit guère plus jeune que la mienne. «Fe suis fort bien
dans cette Cour, et j'y parle assez haut. La Comtesse
veut faire bâtir une ville en Crimée, sur un terrain
charmant qui lui appartient. Le Duc de Richelieu est
grand promoteur de cette entreprise. Le programme est
imprimé, et la mode est de s'inscrire pour bâtir à So-
phiopolis (la Comtesse s'appelle Sophie). L'autre jour,
elle me demanda, à table, devant beaucoup de monde,
si je ne voulais pas aussi une maison à Sophiopolis? Je
lui répondis : — Oui, Madame; mais je veux qu'elle soit
sur quatre roues, comme celles de certaines nations no-
mades. — Et pourquoi donc? — Comment, pourquoi?
La chose saute aux yeux : si je vais à Sophiopolis, c'est
pour vos beaux yeux, c'est parce que vous êtes char-
mante; mais vous n'aurez pas demeuré là huit jours,
que vous en partirez pour aller vous faire adorer ail-
leurs ; et ceux qui auront bâti à chaux et à sable seront
dupes, au lieu que moi je vous suivrai sur mes quatre
roues. — Elle riait à gorge déployée. Ensuite on de-
manda si les habitants s'appelleraient Sophiens, ou So-
phéens ; moi, je dis Sophistes, — Nouveaux éclats de
rire. — Le Comte de Saint-Julien et le Prince Gagarin
ont imaginé un anneau que tout associé devra porter en
AU C HE VA LIE il DE MAISTHE. ")05
signe d'association: la bague doit porter extérieurement
une devise grecque, parce que la ville est grecque et la
dame grecque (elle est née à Constantinople), et une
devise française dans l'intérieur. Le Comte de Saint-
Julien est venu chez moi pour ces deux devises; je lui
ai donné pour la première : Sitifiepîm mvàv (Sesophis-
ménon koinon), mot à mot, Association des Sophislisés ;
mais comme Sophie, en grec, signifie sagesse, Scsopliis-
ménos, au passif, signifie également pènétrépar la sagesse,
instruit par la sagesse, ou possédé par Sophie ; comme
qui dirait, Ensophié, dans le sens d'ensorcelé. Ce double
sens m'a paru piquant. Quand à la devise intérieure,
qui doit toucher la chair, j'ai donné : Dans sa cilè, tout
cœur noble est esclave. Le Comte de Saint-Julien a été
fort content ; et pendant que je t'écris, des artistes
anglais gravent ces anneaux. Pendant que la terre
tremble sous nos pieds et que la foudre gronde sur la
tête, voilà ce que l'on fait ici.
Le Comte de Saint-Julien avait d'abord assez mal
réussi ici : on trouvait qu'il parlait trop ; mais, en y
regardant de près, on a trouvé que c'était de la franchise
militaire ; en effet, il paraît être un loyal personnage.
D'ailleurs l'Empereur, qui a besoin de l'Autriche ou qui
la craint, ayant caressé son Ministre, il est devenu sur-
le-champ à la mode d'en faire autant : il est fort bien vu.
L'Empereur lui a laissé le droit d'aller à l'Ermitage, ce
qui a fort choqué les autres Ministres, qui en vont faire
des relations très sérieuses à leurs Cours; il a même été
question de remontrances formelles. Saint-Julien a un
aide de camp, jeune Flamand, nommé le Baron de Ma-
506 LETTRE
réchai, qui est aussi admis à l'Ermitage. L'autre jour, le
Comte me dit : Je vais prendre Maréchal pour le mener à
V Ermitage. — Y va-t~il? lui dis-je, comme si je n'en
savais rien. — Oui, il y va comme... et il balança un
moment pour trouver le mot. Pendant qu'il délibérait,
je lui répondis vite: Oui, comme un bouton de votre
habit. Nous sommes toujours fort bons amis, je le mène
partout ; souvent il vient le soir me chercher pour aller
avec moi dans le monde. Ses brillants laquais montent
mon escalier en tâtonnant, et nous descendons précédés
d'un paysan qui porte luminare minus ut prœesset nocli.
Je suis persuadé qu'ils font sur moi des chansons en
patois autrichien. Pauvres gens ! Je suis bien aise qu'ils
s'amusent.
M. de Saint-Julien , qui a sa dose de l'humilité
nationale, est assez vivement fâché de n'être pas Ambas-
sadeur : il a pour se consoler vingt mille sequins d'ap-
pointements , mais jamais l'Autriche ne peut avoir
d'xlmbassadeur où la France en a un. Au reste, c'est
l'Autriche qui dit jamais, ce n'est pas moi. Il y a près de
trois cents ans que l'un des fondateurs de la langue
dont je me sers ici se moquait des politiques rêveurs,
De qui le cerveau s'alambique
A chercher Tan climatérique
De l'éternelle fleur de lis.
A ce mot d'éternelle, je réponds de tout mon cœur
Amen, suivant la coutume de mon Église; mais, quoi
qu'il en soit de la fleur de lis, la suprématie de la France
est éternelle autant que les choses humaines peuvent
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. 507
l'être. Toute idée d'égalité est un rêve, du moins pour
des siècles ; et toute idée de supériorité me paraît plus
qu'un rêve. Nous sommes fondés à croire que cette iné-
vitable suprématie produira une fois plus de bien qu'elle
n'a causé de mal, et c'est beaucoup dire.
318
A i/. le Chevalier de Rossi.
Saint-Pétersbourg, 7 (19) décembre 1810.
Monsieur le Chevalier,
J'éprouve une grande satisfaction en songeant que
cette lettre vous sera remise par un envoyé extraordi-
naire de S. M. I. auprès de notre auguste Maître. Pen-
dant longtemps j'ai cru que nous avions encore perdu
cette partie. J'ai parlé deux fois au Chancelier de l'Em-
pire avec la mesure et les précautions qui conviennent à
ma situation. 11 m'a écouté avec sa politesse ordinaire.
Quant à l'Empereur, vous connaissez assez ses senti-
ments. Je n'ai pas l'orgueil de croire que mes instances
aient pu influer sur la décision ; d'ailleurs qu'importe)
pourvu qu'elle soit telle que nous la désirons et que
l'exige la dignité de S. M. Autant que j'en puis juger,
j'espère qu'Ellc trouvera dans M. le Comte de Mocenigo
tout ce qu'elle peut désirer. C'est un homme doux, poli.
.')0S LETTRE
ennemi de l'intrigue, et nullement exigeant, à ce qui
me semble. Vous trouverez dans son extérieur un peu
de charge italienne. Mais tout cela n'est rien ; il me pa-
raît dans ces circonstances fait tout exprès pour nous,
et S. M. perfectionnera encore ses bonnes dispositions à
notre égard par le traitement aimable qu'Elle lui fera
éprouver. Je ne l'ai vu que très rarement, et seulement
en maison étrangère, avant la signature de l'Ukase;
mais depuis cette signature, il n'y a plus d'obstacle. Son
arrivée en Sardaignc souffrira certainement de grandes
difficultés, et j'espère qu'avant que vous receviez cette
lettre, il vous en parviendra une autre de moi où je
vous parle des moyens qui me paraissent être au pou-
voir du Roi pour diminuer ces difficultés.
Un nouvel ordre de eboses se prépare, Monsieur le
Chevalier, et j'ai bien peur que l'année -I8M ne soit
encore plus fameuse que celles qui l'ont précédée. A
cette expression fai bien peur, vous allez dire : il est tou-
jours le même. Hélas! oui, je suis toujours le même, et
je n'attends encore que de nouveaux malheurs pour le
monde et pour la Russie en particulier. Mais il faut
expliquer les choses ab ovo. Dans la nuit du 31 décembre
au Ier janvier (n. s.), et pendant un bal magnifique que
donnait l'Ambassadeur français, le Gouverneur militaire
accompagné de quelques agents de la police se rendit
chez le Général Hitrof (prononcez Khitrof), se saisit de
tous ses papiers et de sa personne, pendant que sa femme
dansait chez l'Ambassadeur. Elle est fille du Général
Koutouzof (d'Austerlitz). Hitrof a été mené d'abord à la
citadelle de cette ville, delà à celle de Schlusselbourg,
A M. LE CHEVALIETÎ DE ROSSI. 509
d'où l'on assure qu'il a filé vers la Sibérie; mais comme
ces sortes de choses sont tenues fort secrètes par le
gouvernement, je n'affirme rien surle lieu où il a été dé-
finitivement transporté. Il était extrêmement lié avec
l'Ambassadeur, et même ami de la maison. Nul doute
qu'il n'ait trahi l'Empereur et qu'on n'en ait trouvé les
preuves les plus convaincantes dans ses papiers ; mais
comment, et jusqu'à quel point? C'est ce que je ne me
permettrai point de déterminer. Je vous ferai remarquer
ici, en passant, le vice de cette jurisprudence prétendue
philanthropique qui a supprimé la peine de mort. Celui
qui a trahi son Prince doit être mis à mort, et s'il est
gentilhomme et militaire, c'est grand dommage qu'on
ne puisse pas le ressusciter pour l'exécuter une seconde
fois. L'exil ou la prison ne punissent jamais convena-
blement ces sortes de crimes. La pitié et surtout la pro-
tection s'en mêlent. Les hommes intriguent, les dames
pleurent, et le coupable revient. Morte moriatur, tant
pis pour lui. Un tel crime n'a point d'excuse, à raison
surtout du sang-froid, de la longue délibération et de la
détestable persévérance qui l'accompagnent nécessaire-
ment. Cauiaincourt, à ce que m'assurent des gens fort
instruits, a fort mal pris cette affaire. Il est certain qu'à
l'examiner attentivement le coup frappé sur Hitrof
renferme virtuellement (comme on dit au collège), une
accusation d'espionnage contre l'Ambassadeur et une
déclaration de guerre ou au moins d'inimitié contre le
Maître. Il faudrait savoir ce qui s'est passé a cet égard
entre Cauiaincourt et l'Empereur, ou si ce dernier a pris
le parti du silence à l'égard du premier : mais je ne dis
5 i 0 LETTRE
que ce que je sais. Je croirais au reste que cet événement
est plutôt le signe que la cause du refroidissement ;
quoiqu'il soit vrai aussi qu'après avoir été signe, il a pu
à son tour devenir cause.
Vous avez vu dans les papiers publics la réunion des
Villes Anséatiques et même du Duché d'Oldenbourg. Le
Maître de cette dernière principauté a répondu en véri-
table, sinon en grand Souverain, qu'il ne sortirait jamais
de chez lui que par force, qu'il ne voulait aucune indem-
nisation formée du bien d'autrui, et de plus il paraît
certain qu'il a prié son puissant parent l'Empereur de
Russie de n'intervenir d'aucune manière dans cette af-
faire.
Vous ne sauriez croire quel effet a produit ici cette
réunion des petits Etats Allemands. Je n'ai pas besoin
de vous dire en particulier comment la Cour de Twer
en a été affectée. Mais bientôt l'Empereur de Russie a
été requis de reconnaître la réunion, d'admettre dans
ses états le système continental à l'égard des marchan-
dises anglaises, de fermer ses ports aux neutres, et de
ne faire aucune paix avec la Turquie sans la forcer à se
déclarer contre les Anglais. Il y a peu de jours que la
réponse h ces demandes est partie. Quant aux nouvelles
réunions sur la Baltique, on m'assure qu'on a répondu
par un silence absolu, et pour ce qui est de la navigation
dans la Baltique, que les mesures prises par le passé
étaient suffisantes. Sur la destruction des marchandises
anglaises, refus péremptoire. Je suis moins informé au
sujet de cette funeste guerre de Turquie ; mais il aura
été aisé de répondre d'une manière évasive. Un autre
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 54 1
sujet terrible de refroidissement se joint aux précédents.
Depuis longtemps la baisse du change effrayait le gou-
vernement, et certes, ce n'était pas sans raison. On a
consulté les négociants, mais sans songer à ce que j'ima-
gine, que le commerce ne conseille jamais qu'en sa fa-
veur. Il a beaucoup insisté sur l'excès des importations,
sur les exportations et il a présenté cet excès comme la
cause de la baisse du change, ce qui est très faux. Le
commerçant qui est extrêmement habile pour ses propres
intérêts, et pour les spéculations pratiques qui l'occu-
pent, est en même temps ce qu'il y a de plus égoïste et
de plus sot dans toutes les grandes spéculations politi-
ques. Il n'y a pas d'état qu'il faille plus soigneusement
écarter des conseils. Dans ce cas, il voulait établir un
monopole en sa faveur : il a donc tâché d'écarter la con-
currence étrangère. Il voulait en particulier le monopole
du sucre, il l'a obtenu. Je sais à ce sujet des anecdotes
charmantes, mais il faut me restreindre. Enfin S. M. L
a publié le 4 9 décembre dernier (v. s.) un nouveau tarif
d'importation et d'exportation, et dans le préambule Elle
adopte le principe : Que la baisse du change a pour
cause V extraction du numéraire, causée par V importation
excessive. Je le répète, rien n'est plus faux. Cette cause
est présentée uniquement pour cacher les véritables, qui
ne sont pas difficiles à connaître. On cherche des mys-
tères où il n'y en a point. Je ne crois pas du tout qu'une
nation puisse acheter plus qu'elle ne veut. C'est un
paradoxe, je l'avoue, mais c'est un paradoxe comme
tant d'autres qui se trouvent à la fin être de grandes
vérités. Un peuple peut être passif à l'égard d'un autre,
512 LETTRE
mais c'est parce qu'il se trouve actif à l'égard d'an troi-
sième. Il peut être passif aujourd'hui, mais c'est parce
qu'il était actif hier. Somme faite des temps et des
marchés, il faut qu'il y ait équilibre. Dire qu'une nation
peut habituellement acheter plus qu'elle ne veut, c'est
dire que ie corps animal pourrait habituellement perdre
par la transpiration insensible plus qu'il n'acquiert par
la nutrition. J'aurais voulu avoir été appelé à défendre
cette opinion au Conseil. Quoi qu'il en soit, le commerce
a ce qu'il veut. 11 vendra ses derniers fonds de boutique
à des prix immodérés. Toutes les valeurs augmenteront,
tous les consommateurs souffriront pour former quel-
ques fortunes indécentes, et le change ira son train
jusqu'au néant.
Qu'est-ce qu'un billet de banque? Une lettre de change
payable à vue sur le trésor public : dès que le débiteur
ne peut plus payer, il a fait banqueroute. Mais comme
dans ce cas, il n'y a pas de tribunal devant qui il puisse
être cité, que le respect d'ailleurs et l'attachement en-
dorment les créanciers dont l'intérêt commun est même
de soutenir le crédit public, personne ne s'empresse de
protester la lettre. Mais lorsque enfin la conscience
universelle a senti l'impossibilité de payer et que l'excès
de l'émission interdit même l'espérance, le billet est
frappé tout à coup d'un certain discrédit qui a l'air d'un
arrêt prononcé par le bon sens national. Il tombe par
une dégradation insensible et marche invariablement
vers le zéro, sans qu'aucune mesure imaginable puisse
l'arrêter. Nous l'avons vu chez nous, nous l'avons vu en
France, nous l'avons vu en Autriche, nous le voyons
A M. LE CREVA LTER DE R0SSI. '.'> \ ?»
ici, on le verra partout. Revenons au tarif. Certainement
l'Empereur de France en sera cruellement piqué, car
ses marchandises sont fortement grevées. Vous con-
naissez l'étendue et la vivacité de son ressentiment. Une
explosion sur cet article seul est inévitable. Au reste,
Monsieur le Chevalier, ces sortes de brouillerics ressem-
blent aux duels. La véritable cause qui engage deux
hommes à se couper la gorge n'est presque jamais celle
qu'on laisse voir. Le refroidissement des deux Empe-
reurs date de loin, et s'est formé peu à peu, par mille
circonstances que le public ne connaît pas. Alexandre
est trop instruit pour ignorer ce que l'antre pense et ce
qu'il prépare ; d'ailleurs, ce sont de ces choses qui n'ont
pas besoin de preuves. Napoléon ne peut, dans son sys-
tème, laisser volontairement debout une puissance telle
que la Russie. Tl faut absolument qu'il l'attaque et qu'il
essaie de l'ébranler. Aussi tous les hommes instruits,
et surtout les militaires les plus distingués, ne doutent
plus de la guerre avec la France. Or si la guerre a lieu,
comme je le crois inévitable, c'est mon devoir exprès de
déclarer à S. M. que j'ai toutes les raisons imaginables
de m'attendre à de grands revers. Je vais à mon très
grand et profond regret, puisque j'en trouve l'occasion
commode, vous déclarer les motifs de mes justes
craintes.
I* Pour prendre les choses d'aussi haut qu'il est pos-
sible, je dois vous rappeler que deux grands événements
du moyen -âge, le déplorable schisme de la pauvre
église grecque, et l'invasion des Tartares, ont soustrait
les Russes à l'influence de la grande civilisation Euro-
T. XI. 33
54 4 LETTRE
péenne qui partait de Rome. Ce caractère européen
résultant du mélange de la Chevalerie avec le Christia-
nisme n'a jamais traversé la Dwina. Les Russes ont de
très bonnes qualités; ils ne sont nullement cruels, ils
sont hospitaliers, généreux, vaillants, souples, imitateurs,
ingénieux, entreprenants, elc.; mais, à côté de ces traits
lumineux, il y a de fortes ombres. Une certaine infidélité
qui dans le peuple s'appelle vol, quoique improprement,
et que dans les classes supérieures vous nommerez
comme il vous plaira, pénètre plus ou moins dans toutes
les classes, et porte dans toutes les branches de l'admi-
nistration un esprit de gaspillage et de mauvaise foi dont
vous n'avez pas d'idée, .l'honore et j'aime honorer les
nombreuses exceptions ; mais je parle en général. On ne
sait à qui se fier. Achetez un diamant il a une paille;
achetez une allumette, il y manque le soufre. Le Sou-
verain le sent, et l'on sent qu'il le sent. A force d'être
trompé, il s'est enfin arrêté au seul système qui lui a
paru capable de lui procurer quelque sûreté. C'est de
distribuer sa confiance comme ses trésors à tous plus ou
moins, suivant leurs places et leurs mérites, mais à per-
sonne exclusivement. S'il a dix Ministres, il partage sa
confiance en dix portions. Jamais il n'y aura de premier
Ministre dans la force du terme. L'Empereur possède
même un talent merveilleux pour voir venir de loin tout
homme qui voudrait le dominer et pour rendre inutiles
tous ses efforts. Je ne sais trop si un Ximenès ou un
Richelieu pourrait en venir à bout. Mille fois j'ai entendu
accuser l'Empereur d'être soupçonneux et même dissi-
mulé ; mais toujours je leur ai répondu : Messieurs, c'est
A M. LE CHEVALIER DE BOSSI. 54 5
votre faute; ne le trompez pas, il cessera de vous soupçon-
ner. J'absous donc de tout mon cœur S. M. T. du reproche
qu'on lui fait. Je crois même que dans des temps ordi-
naires le système serait bon et réussirait fort bien.
Malheureusement il s'oppose diamétralement aux be-
soins du moment, où la Russie ne pourrait être sauvée
que par un immense pouvoir remis à un seul homme, sans
le contrarier ni s'en défier ; or, c'est ce que l'Empereur
ne fera jamais. Il sera donc battu. Je plains infiniment
l'Empereur, car son tact juste et expérimenté l'a per-
suadé qu'il n'a aucun personnage distingué sur qui il
puisse se reposer. L'opinion publique ne lui désigne
aucun général. En 4 805, on s'était engoué du Maréchal
Kamenski : tout de suite il ratifie, contre sa propre incli-
nation, cette décision de la voix publique. Il me semble
qu'on n'a pas assez remarqué cette belle condescendance.
Mais bientôt l'on vit que l'Empereur avait raison, et que
Kamenski n'était qu'une espèce de mauvais fou, infini-
ment au-dessous des circonstances. Aujourd'hui, il n'y
a point d'opinion publique. Je le répète tristement : on
sera battu.
2° Mais voici le grand problème de la Monarchie.
Expliquez-le moi, Monsieur le Chevalier, et eris mihi
magnus Apollo.
Comment se fait-il que la Monarchie étant et devant
être militaire, il y a cependant une antipathie naturelle,
invincible, fondamentale entre la Cour et l'armée, telle
que si la Cour paraît à l'armée, tout est perdu, et que
jamais un homme de Cour n'a pu gagner une bataille?
Sans raisonner sur les causes, contentons-nous du fait
51 1$ LETTRE
qui est incontestable. Ce serait même une excellente
politique à un Souverain qui voudrait donner plus de
force à un Général, d'avoir l'air extérieurement de le
livrer aux petites tribulations de Cour ; tout de suite
l'armée redouble de confiance et d'attachement pour lui.
Catinat et Souvarof sont des exemples remarquables de
ce que je dis. Le genre de philosophie que je professe
m'éloigne de toute aigreur ; même je me sens porté à voir
dans les choses le bon coté autant qu'il m'est possible.
L'influence de la Cour sur l'armée rend ordinairement
ces guerres moins féroces, elle est d'ailleurs parfaite-
ment innocente lorsqu'elle est exercée de part et d'autre,
car la guerre est un grand mal, et c'est un grand bien
que de mal faire le mal. Cependant, même dans les
temps ordinaires, si cette inlluence ne s'exerce que d'un
côté, l'autre est aussi sûr de vaincre que je serais sûr, si
je jouais aux échecs avec vous, de vous gagner, à forces
égales, si vous me donniez la tour.
Mais dans les circonstances présentes, où des forces
immenses se trouvent réunies dans les mains d'un mo-
narque soldat, s'il trouve des Cours dans les armées, il
les renversera toutes comme des quilles.
Si vous aviez envie de ne pas me croire sur cet ar-
ticle, croyez au moins la Providence. Elle peut bien
mériter cette distinction. Voulant sauver une Monarchie
(à ce qui paraît du moins) par des moyens purement
humains, qu'a-t-elle fait? Elle a écarté la Cour. Jamais
un Prince légitime, même à talents égaux, ne tiendra
contre un usurpateur 5 son infériorité sur ce point ne
doit pas l'étonner. Cette infériorité résulte de sa supé-
A M. LE CHEVALIER DE UOSSI. ') I 7
riorité même. Il me semble que je vous l'ai dit une
autre fois : L'or ne saurait couper le fer; c'est cela. Tout
Souverain est un être ordonnateur et régulateur; il est
né pour l'ordre, et il ne comprend que l'ordre. Dans un
chaos tel que celui que nous voyons, il est hors de sa
sphère et ne peut se sauver par les moyens ordinaires.
Ces vérités étant aussi claires que des axiomes de mathé-
matiques, que fera l'excellent Empereur s'il est attaqué,
comme tout l'annonce ? Viendra- t-il à l'armée? Au mo-
ment où il mettra le pied dans le camp, la têle de ses
Généraux se partagera sur le champ en deux parties :
Tune sera destinée uniquement à l'Empereur pour veiller
sur sa personne, pour savoir ce qu'il veut, ce qu'il
pense, ce qu'il aime, et ce qu'il craint. L'autre moitié
de la tête se divisera encore en deux : l'une sera consa-
crée à la guerre d'intrigues, de manière qu'il ne restera
plus qu'un quart de tête contre un ennemi qui sûre-
ment aura toute la siçnne.
L'Empereur restera-t-il à Saint-Pétersbourg ? Il y
aura deux foyers d'intrigues. L'un à l'armée par les of-
ficiers à la mode, et l'autre dans la capitale par leurs
parents et amis. Nous venons d'en voir un exemple dans
la guerre de Moldavie. Le Prince Troubetzkoy et le
Comte de Strogonof se sont pris aux cheveux avec le
Général Kamenski. Ils sont revenus, et l'on assure même
que le Général les a renvoyés. Leur parti s'occupe ici de
toutes ses forces à défaire la réputation de Kamenski.
Celui-ci est je crois bien défendu par le caractère de
l'Empereur, qui ne croit pas aisément, et qui a beaucoup
de sagacité pour se démêler de ces sortes d'intrigues.
5f8 LETTRE
Mais les arrivants sont ici fort à leur aise et personne ne
sait s'ils ont tort ou raison. Peut-être que le caractère
national et les circonstances exigent cette conduite de la
part du Maître ; mais ce n'est pas ainsi qu'on peut faire
la guerre heureusement à Napoléon. 11 faut bien une
autre force et une autre énergie.
Les Anglais sont plaisants ! Ils impriment dans leurs
papiers que puisque les Rois ne veulent pas ou ne savent
pas sauver les peuples, c'est aux peuples à se sauver par
eux-mêmes. Beau système en vérité ! Faire de la révolte
un moyen de défense, c'est une idée lumineuse. Dieu
seul a droit de congédier les Souverains comme il Ta
fait en Espagne.
Tout ce qu'un Prince bic» avisé ponrrait faire en ce
moment serait de se mettre à quelques égards, et jusqu'à
un certain point , en état de révolution ; de créer un
commandement militaire unique et terrible, sans res-
triction d'aucune espèce, et d'imiter encore un peu les
formes révolutionnaires dans la théorie des récompenses
et des punitions. En ajoutant à ces deux précautions
celle de ne confier aucun commandement important à
des Officiers attachés à la Cour, ou de les retenir non
pas dans une obéissance, mais dans une servitude par-
faite à l'égard de l'autorité première, il y aurait moyen
de compter sur une résistance honorable et même heu-
reuse. Mais de pareilles dispositions nous paraissent-elles
probables ? Pas trop je crois. Donc, etc.
3° La troisième raison qui m'ôte l'espoir est d'une
espèce qui embarrasse fort ma plume. Souvent j'ai eu
occasion de vous parler du Grand-Duc. C'est le frère de
A M. LE CHKVAUEK DE HOSSI. 549
l'Empereur. Que voulez-vous que je vous dise? Je me
plais à reconnaître en lui beaucoup d'esprit naturel, et
des mouvements de générosité qui ressemblent à des
éclairs dans la nuit. Loin d'avoir à m'en plaindre, j'ai
au contraire à m'en louer dans la personne de mon fils,
comme j'ai eu l'honneur de vous le dire. Je voudrais
pouvoir en dire encore plus de bien. Mais ! mais !
Encore une fois, que voulez-vous que je vous dise ? Le
pouvoir laissé à ce Prince de faire tout ce qu'il veut est
un phénomène que la Russie contemple sans savoir
l'expliquer. Tout nouvellement encore, il vient d'obte-
nir une puissance nouvelle sur la Garde, puissance plus
funeste que deux ou trois batailles perdues. On ne
comprend ni celui qui fait ni celui qui laisse faire. Quoi
qu'il en soit, soyez sûr que le caractère de ce Prince et
sa manière de traiter les hommes, joints à l'incapacité
militaire, compagne inséparable de la caporalerie, est
une des plus douces et des plus solides espérances de
Napoléon, et qu'en face de toute armée où il trouvera le
Grand-Duc, il aura beau jeu.
5° Je vous ai détaillé trois motifs de crainte assez
plausibles. Il en reste un quatrième plus fort que tous
les autres et dont le développement exigerait un livre.
Voyons si je pourrai être bref sans vous laisser ignorer
rien d'essentiel.
La nation Russe est, je crois, la seule dont l'éducation
n'aitpas commencé dans les temples, Depuis les Egyptiens
jusqu'à nous, partout les enfants ont été élevés parles
prêtres. Ici, l'homme qui ne peut rien faire seul, a voulu
faire l'homme qui est la chose la plus difficile à faire.
520 LETÏKE
L'ouvrage a totalement manqué ; rien n'égale le mal-
heur des Paisses. Leur civilisation au lieu de s'opérer
graduellement comme la nôtre, s'est opérée brusque-
ment à l'époque de la plus profonde corruption de l'es-
prit humain, et, pour comble de malheur, les circons-
tances ont mis le Russe en contact avec une nation qui
était tout à la fois l'organe le plus actif et la plus dé-
plorable victime de cette corruption. Toutes les pour-
ritures de la Régence passèrent d'emblée dans cette
infortunée Russie, qui a commencé par où les au 1res fi-
nissent, par la corruption. Je n'ai aucune expression
pour vous peindre l'ascendant de la France dans ce
pays. Le génie Français monte le génie Russe, au pied
de la lettre, comme l'homme monte le cheval. Contre
une telle influence, il n'y avait de remède général que
dans l'esprit religieux. Malheureusement ce remède est
nul ici, car la religion est nulle partout où ses Ministres
sont nuls. Vous entendez parler de la religion grecque :
je vous assure qu'il n'y en a point. Elle consiste à l'exté-
rieur en signes de croix à l'envers et en révérences, et
dans l'intérieur en une haine machinale et irraisonnée
contre l'Eglise romaine. L'indifférence religieuse des
Russes se manifeste par les symptômes les plus singu-
liers. C'est encore, par exemple, le seul peuple de l'uni-
vers où l'on ne s'informe point de la croyance des insti-
tuteurs de la jeunesse. Il est très ordinaire de voir ici,
dans la même maison, une bonne anglicane et un pré-
cepteur catholique. Si les Turcs enseignaient la musique
ou la danse ou les mathématiques, les Russes auraient
des précepteurs Turcs. 11 y a une loi ici qui défend au
A M. LE CHEVAMEB DE K0SS1. 524
sujet protestant de S. M. I. de se faire catholique, ou
plutôt qui détend aux prêtres catholiques de recevoir
des protestants ; mais si un sujet catholique de l'Empe-
reur veut se faire protestant, il n'y a nulle défense qui
l'en empêche. C'est-à-dire qu'il est défendu d'adopter
les dogmes du Souverain (car nous sommes d'accord sur
tous les points, excepté celui du Pape), et qu'il est per-
mis de les abdiquer. Ce degré d'inconséquence, presque
incroyable, vous prouve ce que je disais tout à l'heure,
quil n'y a en effet d'autre religion ici que l'antipathie
contre l'Eglise latine. Mais si vous êtes curieux d'anec-
dotes, en voici une qui vous intéressera,
1.1 y a quelque temps qu'il nous tomba des nues un
hongrois nommé Fessier, extrêmement protégé par
M, Spéranski (je vous ai suffisamment fait connaître ce
personnage) qui voulait en faire un professeur de lan-
gue hébraïque et d'antiquités ecclésiastiques du Sémi-
naire de Newsky, nouvellement organisé, qui doit être
la pépinière des ecclésiastiques. Fessier, à peine ar-
rivé, a fait naître une infinité de discours et de soup-
çons graves. On a dit qu'il avait été capucin, qu'il avait
apostasie, qu'il s'était fait protestant pour se ma-
rier, etc., etc. Un parti assez nombreux niait tout cela
et vantait cet homme comme un personnage également
religieux et savant. Avant d'entrer en fonctions, Fessier
publia un prospectus latin des leçons qu'il comptait
donner à Newsky. Sur ce prospectus, le clergé s'alarma
et à mon avis nullement à tort, car je suis parvenu à
lire ce prospectus, et quoiqu'il renferme des pages esti-
mables, et qu'il n'en renferme aucune qu'il ne soit pos-
522 LETTRE
sible de publier (car ces Messieurs se gardent bien de
parler clair), il est cependant vrai que la pièce dans son
ensemble, et dans plus d'un passage particulier, prête
infiniment au soupçon. Enfin le métropolite s'est jeté en
travers, et a refusé Fessier d'une manière si péremptoire
que Spéranski a été obligé de plier. Il en a été furieux
au point qu'il a juré la perle de l'archevêque, à ce que
m'a dit du moins un grand partisan de Fessier. Celui-
ci a été consolé par une gratification, même, je crois, par
une pension, et par la permission de faire un établisse-
ment dans les terres, ce qui vous paraîtra fort étrange.
Mais écoutez le reste.
Peu de temps après, Spéranski fit proposer au Géné-
ral des Jésuites de lui donner un professeur de théolo-
gie pour le séminaire de JNewski. Ce religieux est un
homme simple, éminemment pieux et prudent, bon
homme d'ailleurs et n'entendant rien à de certains com-
plots. Il me fit part de cette incroyable proposition. Je
lui dis: « Mon R. P., prenez garde qu'on ne vous tende
quelque piège; répondez que sur ce point comme sur
tous les autres vous êtes toujours aux ordres du gou-
vernement, mais que vous ne pouvez dans ce cas ac-
cepter sans l'assentiment du clergé. » C'est ce qu'il a fait
et il s'en est bien trouvé, car le sacré Synode ne voulait
point un tel professeur, et l'on ne m'ôtera jamais de la
tête que le projet était de pousser le Père général à quel-
que fausse démarche et de rendre sur sa joue le soufflet
donné sur celle de Fessier. Ce qu'il y a de plaisant, c'est
que tandis que le gouvernement croit que l'archevêque
a refusé ce dernier comme illuminé, moi je penche beau-
A M. LE CHEVÀLIEfi J)E iiOSSl . 523
coup à croire qu'il Ta refusé comme catholique; car
Fessier s'est donné pour tel, et a fait baptiser dans l'é-
glise catholique un enfant que sa femme lui a donné
ici. Mais devinez, Monsieur le Chevalier, ce qui est ar-
rivé de tout ce grand conflit? On a proposé au Synode
un professeur allemand qX protestant nommé Horn, qui a
été accepté sans difficulté. Imaginez, si vous pouvez, un
tel degré d'extravagance et tout à la fois d'indécence ;
vous n'y réussirez pas. Si quelqu'un proposait à S. M.
un calviniste pour professeur de théologie dans l'univer-
sité de Cagliari, eile le ferait sûrement enfermer comme
fou : c'est précisément la même chose, et personne ici
n'est scandalisé, car cela n'influe nullement sur le prix
des modes et du vin de Champagne.
Les esprits étant ainsi disposés, vous pensez que l'il-
luminisme allemand avait beau jeu, et il en a profité,
d'autant plus que dans ce moment on ne pense qu'à
organiser l'instruction publique sur un plan radicale-
ment faux et qui achèvera de perdre cette nation. Les
gymnases et les universités des provinces sont des cloa-
ques d'où il ne peut sortir que des ennemis forcenés de
toute morale, de toute croyance, de toute subordina-
tion. Je connais des hommes chargés de l'éducation
de la jeunesse (et quelle jeunesse!) que nos aïeux
auraient fait pendre, et que nous aurions encore
chassés ignominieusement, malgré la faiblesse et l'indif-
férence modernes. Le Russe en est venu au point de
ne regarder, même pour ses propres enfants, qu'à la
science et aux agréments, et nullement à la morale.
Dites aux Russes qu'un professeur de physique ou de
524 LETTUK
langue grecque ne croit pas en Dieu , ils vous
diront : Qu'est-ce que cela fait ? Il ne s'agit que de
physique et de langue grecque. — Ils ne savent
pas que le caractère principal de l'impiété est un
prosélytisme plus ardent sans comparaison que ce-
lui de la religion. Ils ignorent cette maxime si gaie-
ment vraie, écrite à Paris : Que les incrédules ressem-
blent aux ivrognes qui ont la fureur de faire boire tout
le monde. Telle est la plaie la plus profonde de l'Empire
de Russie, plaie qui s'élargit et s'envenime tous les jours
par l'influence toujours croissante que les Allemands
obtiennent sur l'éducation publique et particulière.
L'Emperenr, malgré les préjugés terribles de son édu-
cation (dont la postérité n'absoudra jamais la mémoire de
Catherine), est sur ce point comme sur d'autres au-dessus
de sa nation. Il va doucement, il tâtonne, il se défie de
lui-même, et plus d'une fois j'ai eu lieu de croire qu'il
est capable d'agir contre ses préjugés, il ne sait rien
sur les plus importantes questions, mais je me chargerais
bien plus volontiers de lui faire comprendre certaines
choses qu'à certains personnages qui l'environnent, et
qui ont deux fois son âge sans avoir la moitié de sa raison.
Mais toutes ces considérations me laissent peu d'es-
poir, si la Russie est attaquée sérieusement. Elle a trop
d'ennemis dans son sein. Il arrivera à l'Empereur ce qui
est arrivé à tous les autres Souveraius. Les instru-
ments qu'il emploiera se briseront dans ses mains, ses
secrets seront éventés , tout ira mal comme par mira-
cle; et puis l'on dira : Comment cela s'est-il fait ? Qui
l aurait dit ? On ri y comprend rien.
À M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 525
On a établi ici un comité secret d'inquisiteurs d'état,
auxquels on a dit comme aux anciens consuls Romains :
Videant consules ne respublica détriment uni captât. C'est
une bonne mesure que personne ne saurait blâmer,
Tatistchef, que vous connaissez un peu, vient d'être
adjoint à ce comité. La Franc-Maçonnerie, dont je vous
ai suffisamment entretenu, ne me paraît nullement
prendre une couleur menaçante. Le gouvernement sem-
ble s'être fort bien tiré de là par l'inquisition et le ridi-
cule ; cependant je ne voudrais répondre de rien. Mais
les véritables coupables, dans le genre qu'on redoute, ne
se présentent pas à l'œil comme des francs-maçons vul-
gaires, et ne sauraient être attaqués de la même ma-
nière. En récapitulant tout ce que je viens de dire, et
considérant à la fois : le système de l'Empereur, qui
s'oppose à l'organisation d'un grand pouvoir militaire ;
l'influence de la Cour sur l'armée ; l'influence bien ter-
rible dont j'ai fait un article à part; l'absence du prin-
cipe religieux, qui a permis à l'immoralité moderne
d'attaquer et de vicier dans son principe le caractère
national; enfin la quantité de scélérats étrangers que
le prétexte de l'éducation publique accumule dans ce
pays, vous ne douterez pas de la légitimité de mes
craintes. Ajoutez encore le défaut d'argent, l'affaiblis-
sement moral de l'armée, dont l'antique esprit a bien
dégénéré, le mécontentement particulier des Prétoriens,
et plus que tout encore la baine de toutes les nations
environnantes qui ont été aliénées entièrement, vos
craintes augmenteront encore. Il ne faut pas croire ce-
pendant que le gouvernement s'oublie ; au contraire, il
:>2G LETTRE
rassemble de grandes forces et beaucoup d'artillerie en
Pologne. Tout cela se fait en grand silence. Mais il est
d'autres mesures plus visibles, comme celles des cita-
delles qu'on bâtit sur la frontière et dans les positions
les plus avantageuses. Les Jésuites y ont perdu leur
établissement de Dunabourg : c'est un objet de plus
d'un million. Cette mesure ne me paraît pas d'une sa-
gesse aussi évidente que les autres, car la construction
des citadelles absorbera nécessairement des sommes im-
menses qui seraient fort bien employées ailleurs, et
avant que la première muraille soit sècbe la question
sera décidée. Mais je puis me tromper.
11 est arrivé de Londres un Mémoire adressé au lord
\\ elesley par un officier Prussien (réel ou prétendu)
et qui a été mis, je n'en puis douter, sous les yeux de
l'Empereur. Il roule en premier lieu sur les forces de
l'Empire russe, et Ton y affirme que ces forces sont en
grande partie illusoires; qu'il ne peut jamais rassem-
bler plus de 150,000 hommes sur le même point, à
cause de l'immensité de ses frontières, que d'ailleurs il
manque d'armes, qu'il n'a point de commissariats et ne
sait pas nourrir ses troupes.
Le Mémoire montre ensuite tous les projets de Napo-
léon contre la Russie, il le montre rassemblant toutes
ses troupes à Varsovie pour marcher de là, tout à la fois
sur Moscou par Mohilev et sur Pétersbourg par Riga, en
jetant l'Empereur à Casan. La partie la plus faible du
mémoire est celle où il propose pour s'opposer au tor-
rent certaines manœuvres anglaises qui sont des rêves,
et que les Anglais n'exécuteront certainement jamais.
A. M LE CHEVALIER DE R0SS1. 527
Au reste, il me semble que l'auteur du Mémoire se
trompe fort en s'imaginant que Napoléon aille s'enfon-
cer comme un fou dans ces pays immenses, pour être
ensuite coupé et exterminé (car c'est là la dernière es-
pérance de l'Auteur). Napoléon sait trop son métier
pour faire des fautes que je ne ferais pas, moi, pacifi-
que philosophe. Il rassemblera et poussera en avant
une nuée d'Allemands, il organisera les Polonais après
les avoir soulevés, il se fortifiera sur tous les points
possibles, il s'emparera des citadelles élevées contre
lui, il appellera à la liberté tous les habitants de Cour-
lande et de Livonie, il pillera d'une main pour récom-
penser de l'autre ; et soyez sûr que si jamais il en était
là, il nous donnerait de belles affaires ; mais nous n'y
sommes pas et la Russie ne se laissera pas avaler
comme une huître. Je crois que les victimes en défini-
tive seront les Polonais.
Il me prend envie de pleurer, comme une femme,
quand je songe au rôle qui était offert à la Russie et
qu'elle a laissé échapper ; elle pouvait balancer et peut-
être surpasser la gloire de l'Angleterre et de l'Espagne ;
elle pouvait être le centre du commerce du continent,
devenir le soutien, l'espoir, le refuge de toute la pro-
bité qui respire en Europe, s'enrichir et s'immortaliser.
Au lieu de cela, elle abdique toute idée sublime; elle
trompe, elle se ruine, elle s'humilie et s'environne d'en-
nemis forcenés. Monsieur le Chevalier, croyez-moi si
vous voulez, mais je donnerais la moité du sang qui
coule dans mes veines, et qui est cependant bien utile à
mes enfants, pour mettre l'Empereur de Russie à sa
;)28 LETTRE
place et défaire ce qui s'est fait. Tous les jours je suis
convaincu davantage de la grande vérité qu'il riy a
'point d autre politique que la morale. Souvent on ne
comprend pas un misérable qui s'expose à la potence
pour un écu. Il n'y a pourtant rien de si aisé à com-
prendre. C'est que l'écu est là au lieu que la potence
est loin. Petits et grands, nous ressemblons tous à ce
noble modèle. Quand le Roi de France s'emparait de la
Corse, la petite île était là et Napoléon qu'il en rap-
porta si heureu sèment était loin, mais cependant ii y
était. Songez au partage de la Pologne, à la guerre d'A-
mérique, etc., etc. Toujours vous verrez le même aveu-
glement et le même résultat. Qui de nous n'a pas en-
tendu dire cent fois en parlant de Frédéric II : Tout lui
réussit. En effet tout a bien réussi !
Ou je me trompe fort, ou cette année ]$] I sera fa-
meuse. S'il arrivait ici de grands malbeurs, qui sont
très possibles, je ne puis prendre conseil, comme vous
le sentez bien ; mais mon parti est pris de fuir jusqu'au
Kamtcbatka chercher une puissance à laquelle je ne
prêterai serment que lorsqu'elle aura pris le monde.
Alors, s'il n'y a pas de moyen pour passer dans la lune,
je lui obéirai. Il serait inutile de vous parler de mes an-
goisses, et de ce que je dois souffrir comme père si le
yolcan s'allume. Mon fils à la guerre, et le reste de ma
famille sous la main de l'ennemi ! Que pourrait-on ima-
giner de plus sensible! Mais je sens que tout cela est
étranger au service du Roi.
Il est écrit que dans cette révolution on se trompe
surtout. Bernadotte nous a tous trompés. Il réussit
A M. LE CHEVALIER DE R0SS1. 528
fort bien en Suède et même auprès de la noblesse du
pays, ce qui est inconcevable. Il n'est pas plus embar-
rassé de son rôle que je le suis d'écrire cette lettre. J'en
ai vu une de lui entre les mains du Comte de Steddingk;
c'est absolument le style de Louis XIV et de son fa-
meux secrétaire particulier, Rose. Je l'ai trouvée fort
plaisante en la comparant à une autre lettre autographe
du Roi de Suède écrite sur quatre pages, avec toute
l'effusion de l'amitié, et sans qu'il soit possible d'imagi-
ner que c'est un Roi qui écrit à un particulier. Mais
Vautre tient son rang. Vous aurez vu dans les papiers
publics son abjuration. Pour se tirer d'affaire, il a sup-
posé être né protestant, car il y en a beaucoup dans sa
province ; mais rien n'est plus faux. Au reste, l'homme
qui prête par force un faux serment hait nécessaire-
ment la puissance qui le lui a demandé. Ainsi ce n'est
plus la foi des Holstein et des Wasa, c'est celle d'un
menteur ambitieux qui change son honneur contre une
couronne, et qui s'en vengera au moins par l'indiffé-
rence. Tout croule en Europe.
Bernadotte (ou le Prince héréditaire) serait peut-être
le seul général qu'on pourrait opposer avec avantage à
son ancien Maître, et je ne crois pas que, sans la con-
quête de la Finlande, il eût été fort difficile de l'ame-
ner là. Même, malgré ce mur de séparation, il me sem-
ble que les deux puissances ne se traitent pas dans ce
moment avec aigreur. Le Danemarck me parait violem-
ment menacé dans cette circonstance, où les amis se
trouvent plus exposés que les ennemis. Je plains sur-
tout le digne Roi de Saxe ; il a refusé de réunir les ter-
t, xt. 34
530 LETTRE
res des Princes de sa famille, et il a consacré une
somme très considérable au paiement des marchandises
anglaises qu'il a fallu brûler. Ces belles actions ont fort
déplu. Dans îa refonte générale; de l'Allemagne, qui sû-
rement est décrétée, il parait que la Bavière et la Saxe
sont les premières désignées. Mais quant au nord en
général, il me semble que l'Espagne doit influer infini-
ment sur la date des événements. Succombera-t-elle ou
ne succombera-t-clle pas? S'obstinera-t-elle ou ne
s'obstinera-t-elle pas? De ces questions dépendent, je
crois, la guerre contre la Russie.
La guerre continue sur la frontière de Perse. Je vous
ai mandé l'expédition du Marquis Paulucci. Je suis per-
sonnellement fort intéressé dans cette guerre, comme
vous savez, à cause de mon frère. On lui a fait l'hon-
neur de lui confier l'avant garde d'une petite armée, ou
pour mieux dire, d'un corps qui a marché vers le Kuban
contre je ne sais quel Check-ali-khan qui remuait de ce
côté. Tout est allé à merveille. Retiré ensuite à Derbens
(Pylse-Caspiœ), mon frère a appris que l'armée se prépa-
rait à faire le siège d'Alkalsick sur le Cur (l'ancien
Cyrus, long. 66°, lat. 40°, à peu près). Il partit subite-
ment de Derbens, fit 900 verstes achevai en neuf jours
(25 de nos lieues par jour), et le 22 novembre (n. s.) il
m'écrivait de Suram, près d'Alkalsick, le singulier billet
suivant: « J'arrive à temps, si la ville n'est pas prise
aujourd'hui, ce que je ne crois pas. Si l'on donne l'as-
saut, tu entendras parler de moi, et je ferai en sorte
que l'on me loue comme le soldat de César, vif ou mort.
Dans ce dernier cas voici mes dernières volontés
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 5&I
Les chevaux sont prêts: adieu, mon cher ami ». L'assaut
était en effet préparé, à ce que je crois, mais il n'a pas
eu lieu. Six jours après la date de ce billet, ceiui qui
l'avait écrit reçut deux coups de feu à l'attaque d'une
batterie. L'un, qui a touché l'épaule, n'a pas fait grand
mal, mais l'autre qui a percé le bras droit de part en
part me tient fort en peine ; l'os n'est pas cassé : mais je
vois, qu'après trois jours, l'inflammation n'avait pas
diminué, et qu'on craignait une lésion du périoste. Le
Général en chef a demandé pour lui la croix de Saint-
Wladinair au cou. C'est une distinction distinguée qui
s'accorde rarement aux Colonels : mais j'y compte peu.
Je crois voir que l'Empereur est mécontent de ce qui
s'est fait, et dans ces sortes de cas il accorde peu de
récompenses. On a bien laissé couler dans le public,
avec une imprudence simulée, un certain bruit de peste
qui a forcé de lever en hâte le siège d'Alkalsick ; mais
le fait est qu'on a manqué cette ville et qu'on est revenu
à Tiflis. Les militaires désapprouvent beaucoup celte
guerre ; ils disent qu'il y a en Géorgie trop de troupes
pour se défendre, et pas assez pour attaquer les Persans.
S. M. I. avait daigné me parler de mon frère d'une
manière très honorable. Je suis fort tranquille -, rien
n'est perdu. Je crois au surplus que S. M. ne sera pas
fâchée d'apprendre que, dans toutes les occasions, ses
sujets se sont passablement montrés dans ce pays.
La guerre de Turquie va son train. Le cri de la nation
est comme vous l'imaginez assez : Paix avec la Turquie.
Malheureusement elle n'est pas aisée à faire. Les Turcs
présentent comme proposition fondamentale l'abandon
532 LETTRE
de la Moldavie et de la Valachie. Mais ces deux princi-
pautés sont réunies : voilà l'effet de cette démarche
française. Lorsque M. d'Italinski est arrivé pour traiter,
les Plénipotentiaires turcs s'étaient retirés. Il paraît
qu'une nouvelle campagne est décidée, ce qui fâche
beaucoup tout le monde. Cette guerre coûte cent mille
roubles par jour, et je pense qu'elle a bien mis aussi
cent mille hommes sous terre ou hors de combat. Dix-
neuf généraux y ont péri, dont trois seulement par le
fer ennemi.
L'opinion publique en veut beaucoup au Chancelier,
à qui elle reproche le système de servitude à l'égard de
la France, et les guerres qui ont ruiné inutilement
l'Empire. Quant à la guerre de Turquie, il n'en est ni
ne peut en être l'auteur. Je vous ai appris dans le temps
de quelle singulière manière elle fut déclarée. Depuis,
M. de Budberg a confessé en termes clairs qu'il avait
conseillé cette guerre afin que l'Empereur, maître des
deux principautés, eût des gages dans les mains pour
traiter avec ses ennemis. Voilà qui est clair. Or, je ne
vois pas pourquoi on voudrait mêler le Chancelier dans
cette jurisprudence de cosaque, et même de cosaque
aveugle. Sur la conquête de la Finlande, et sur le refus
de faire la paix Tannée dernière avec les Turcs, en pre-
nant le Pruth pour limite, il est plus difficile de l'excu-
ser : cependant il est difficile dans ces sortes de choses
de faire exactement la part du Maître et celle du Mi-
nistre. Celui-ci ne peut, ni en honneur ni en conscience,
dire qu'on se conduit mal et contre ses intentions. Qui
peut savoir ce qui se passe tête à tête entre lui et son
A M. LE CHEVALIER DE KOSSI. )33
Maître? Qui pourra tirer la ligne entre le conseil et
l'obéissance ? Le Comte de Roumantzof est-il Empereur
de l'Empereur ? Pour moi, je crois que personne n'a rien
à dire contre le Ministre, jusqu'à ce que le Maître le
disgracie et l'accuse de l'avoir mal conseillé. Et quant
aux révérences trop profondes faites à la France, la
politique étant quelquefois obligée d'être ridicule, je
trouve que le Ministre qui se charge de la partie pé-
nible de cette comédie éternelle décharge d'autant son
Maître et mérite récompense. Vous trouverez peut-être
de la partialité dans ce jugement. J'avoue que je suis
suspect, car je n'ai jamais éprouvé de la part du Chan-
celier que des traits de bienveillance et de politesse
exquise ; cependant je crois être juste en refusant de
faire chorus avec la Bête à plusieurs têtes en distinguant
ce qui est mal de ce qui est excusable ou douteux, et en
laissant à chacun ce qui lui appartient. S. M. en jugera.
Il me semble, Monsieur le Chevalier, que d'après
tout ce que je viens de vous dire, vous pouvez vous
former une idée assez nette des craintes qui m'agitent.
Ces craintes sont partagées par une grande partie de la
nation qui est fort découragée; mais je vous cacherais
une partie de la vérité, si je ne vous disais pas qu'un
parti considérable s'est ^jeté dans le système opposé et
ne doute de rien. L'Empereur n'a rien à craindre, les
hommes ne lui manquent pas, l'argent ne lui manquera
pas' davantage. S'il riy en a pas dans ses coffres en rou-
bles, il y en a en vaisselle dans toutes les maisons de sa
noblesse, etc. J'ai entendu tout cela de mes propres
oreilles avec beaucoup d'autres belles choses. Dans ces
;>3rl LETTRE
sortes de cas, il farut être modeste, car l'événement
trompe souvent les calculs en apparence les mieux fon-
dés. Ici les jugements sur les personnes et sur les choses
sont passionnés et extrêmes. Un ouvrier, un artiste,
un comédien, un ministre, un médecin, un musicien, etc.,
tout est jugé également et sans miséricorde, et toujours
suivant les coteries. Vous connaissez probablement le
vers : Je Cygne (Vun logis est Coq-d'hule dans Vautre.
Voilà précisément la devise du public de cette grande
capitale. Vous ne sauriez croire combien un étranger est
dérouté par ces jugements. Il n'y a point d'opinion
publique, il ne sait que croire. Je l'éprouve surtout dans
ce moment. Une des grandes peines de l'Empereur est
certainement le défaut de talents militaires, du moins
de grands talents. Si l'opinion lui désignait un Général,
sûrement il le nommerait ; mais elle garde le silence, et,
ce qui est pire, elle dit blanc et noir. Moi, qui vois des
hommes de toutes les couleurs, souvent je leur demande :
Quel Général voulez-vous ? — Personne ne se réunit. Je
vous dis le pour et le contre ; mais je vous avoue que
je penche vers les suppositions tristes. Personne ne rend
plus de justice que moi à la valeur russe, mais la pre-
mière classe est légère, gâtée et affaiblie, et partout
c'est elle qui mène tout. Vous pensez bien si j'ai envie
de me tromper !
À la manière dont Ton traite ici l'Envoyé d'Autriche,
on voit assez clairement que les deux Cours compren-
nent qu'il conviendrait, toute rancune cessante, de
songer à faire leur salut ensemble. D'un autre côté, on
parle d'une manière assez affirmative de la proposition
A M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 535
faite par Napoléon, d'un échange des provinces mari-
times sur l'Adriatique avec la Gallicie pour arrondir la
Pologne, et séparer tout à fait la Russie et l'Autriche.
On ajoute que celte dernière puissance est tentée; n'étant
pas instruit sur ce fait (quoique probable en lui-même),
je n'affirme rien. Quoi qu'il en soit, il me parait qu'on ne
saurait attendre aucune grande résolution de la part de
cette Cour de Vienne qui a trop souffert et qui est trop
écrasée. Ce serait au reste un très grand bien que de
l'empêcher de faire quelque grand mal.
En faisant la supposition la plus avantageuse pour
nous, la Russie, en cas d'attaque, pourra repousser le
terrible homme, et l'humilier en l'obligeant de se retirer :
ce sera un très beau coup pour la Russie, et je le souhaite
de tout mon cœur ; mais qu'est-ce que cela fera au
reste du monde? Napoléon en sera-t-il moins possesseur
du plus vaste et du plus puissant Empire de l'Europe?
Il en faudra toujours revenir à mon éternel axiome :
Sans la France, point de salut. Mais il y a toujours beau-
coup d'espérance de ce côté. Si je me trompe, si les an-
ciennes dynasties sont condamnées, si la vigueur féroce
d'une nouvelle race mêlée à une douceur antique peut
former un véritable Souverain, comme le cuivre mêlé à
Tétain peut faire une cloche ou un canon, que ni l'un ni
l'autre n'auraient pu faire séparément, alors je ferme les
}eux pour ne plus voir. Je n'abandonnerai cependant
mes idées qu'à la dernière extrémité.
Tout le fracas, tous les succès que je vois ne me dé-
couragent pas. On dira : Où est la force capable de ren-
verser ce colosse? Je réponds : Elle est dans un souper
5S8 LETTRE
de Paris où trois ou quatre personnes seraient d'accord.
Je vous quitte sur cet augure, en vous renouvelant
l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai
l'honneur d'être
SUPPLÉMENT.
J'ai beaucoup cherché à deviner s'il y avait eu entre
S. M. I. et l'Ambassadeur de France quelque explica-
tion plus ou moins violente au sujet de tout ce qui se
passe. Je n'ai pu obtenir rien de certain ; mais il est
infiniment probable qu'on s'est expliqué plus ou moins
vivement. Ce Gaulaincourt, au reste, n'est pas du tout
un homme mauvais ; il est créature de Napoléon, il lui
a prêté serment, il lui doit tout, il faut bien qu'il lui
obéisse ; mais il déplore sûrement les excès de son
Maître, et je sais certainement que, parlant un jour avec
une femme dont il est amoureux, il lui échappa de dire
après avoir reçu une certaine lettre de Paris: « Il y a
des moments où un honnête homme voudrait mourir. » Je
ne le crois d'ailleurs nullement insensible à la manière
dont l'Empereur l'a traité; personnellement je ne puis
m'en plaindre. Il est vrai que j'ai eu soin de ne pas
compromettre S. M. par des démarches ni même par des
discours déplacés ; n'importe, il aurait pu aisément
me faire de la peine. En tout, je n'en voudrais pas un
autre.
On m'assure qu'il a tardé d'envoyer le tarif pour voir
s'il pourrait obtenir quelques adoucissements. Mais le
Conseil, comme le Maître, tiennent fortement à cette me-
sure, où il entre beaucoup d'orgueil national. Si cepen-
\ M. LE CHEVALIER DE ROSSI. 5 87
dant ils croient appuyer sur cette mesure la réintégration
du billet, je crois qu'ils se trompent fort en cela 5 mais
en portant pour le moment un coup sensible au com-
merce de Lyon, ce sera peut-être un bien: nous verrons.
Le billet est à 16 s. de France (le pair est 72). Ce
n'est pas la mort, mais c'est bien l'agonie. Au reste, ces
banqueroutes dont on parle tant ne sont pas., je crois,
tout ce qu'on imagine. — Jeudi passé, 26 janv. (7 févr.),
il a paru un manifeste fort intéressant de S. M. I., par
lequel rendant compte, comme Elle s'y était engagée, de
l'état de ses finances, Elle déclare que ses économies ont
produit cent millions de roubles en augmentation de
revenus, même en supprimant la capitation d'un demi-
rouble. Je ne vois pas qu'on doute le moins du monde de
la vérité de cette assertion qui est bien consolante.
Tous les Ministres ont paru à leur tour devant le Co-
mité des Finances présidé par M. Morwinof, et tous ont
proposé ou accepté des retranchements, ce qui a produit
de très grandes économies. M. de Gourief, Ministre des
linances, a refusé de paraître. Il s'agissait de rendre
compte de l'administration des domaines, et surtout de
celle qu'on nomme ici le Cabinet (c'est un très grand
objet qui passe, je crois, neuf millions de revenu). Le
Ministre prétendait que cet article, pouvant être appelé ✓
en quelque façon Yargent de poche de l'Empereur, ne
devait de compte à personne. L'Empereur lui a donné
tort ; il a fait au conseil Una bellissima diceria dans
laquelle il a dit que les domaines étant destinés pour
l'entretien delà Maison régnante, à la décharge du trésor
public, il ne pouvait pas apparemment les administrer
53S LETTBE
lui-même, et que loin de les soustraire h l'inspection du
(Conseil, il avait au contraire un intérêt particulier à
cette reddition de comptes. Vous ne sauriez croire com-
bien il est citoyen. Dans ce cas, il a évidemment raison.
Par quelle vaine idée d'indépendance livrerait-il ses
domaines au brigandage qui serait la suite de l'exception
à la règle générale ? 11 sait assez qu'il est Maître, et par
conséquent maître de se laisser voler ; mais ce privilège -
là, il suffit de l'avoir; il n'est pas tout à fait nécessaire
d'en user. On a donné pendant quelques jours pour
certaine la retraite de M. de Gouricf. Ce serait un très
grand mal par trois raisons : 1° parce qu'un Prince qui
sait son métier ne doit jamais laisser tomber l'< mbre de
disgrâce sur le sujet qui a soutenu sa prérogative même
à l'excès; 2° parce que M. de Gouricf est un homme ir-
réprochable qui sert bien son Maître ; 3° enfin parce que
tout changement de Ministre, s'il n'est pas rigoureuse-
ment nécessité par des malversations, est un grand mal.
Voyez tous les règnes qui brillent dans l'histoire ; tou-
jours vous verrez à côté du Prince un Ministre immobile,
qui vieillit et meurt à côté de lui, depuis le Cardinal
d'Amboise jusqu'à Bogino. Le trésorier de l'Empire, de-
puis la dernière formation, était M. de Kampen-Hausen ;
il est fort contre-pointé avec M. de Gourief, et c'est sur
les mémoires qu'il a fournis que ce dernier a été appelé
à l'ordre. Mais il ne peut nullement lui être comparé
pour le caractère et ce qu'on appelle Y existence. Il ne
vient pas moins d'être fait Contrôleur général. Voilà
encore une nouvelle place, et le trésor de l'Empire
changé d'administrateur. C'est cependant l'administra-
A M. LE CHEVALIER DE UOSSÏ. 539
tion qui devrait le moins changer, mais ici tout change ;
c'est encore un des traits les plus marquants et les
moins explicables de celte grande nation. Le changement
est pour elle un besoin, une passion, un délire; les
meubles, les habits, les décorations, les maisons, les
modes, les lois, les institutions, tout est dans une varia-
tion continuelle. Il n'y a pas dans cette capitale une
seule maison qui loge la troisième génération. Les terres
changent de propriétaires comme les chevaux, etc., etc.
A côté de cela, il est curieux de voir cette inconce-
vable nation française revenir graduellement à toutes
ses anciennes institutions, même aux plus petites. Vous
avez vu rétablir les Parlements sous le nom de Cours
impériales. Depuis on a rétabli la corporation des avo-
cats, y compris le bâtonnier (notez bien ce nom). Mais
rien n'égale l'abolition de l'uniforme hors de service, et
le rétablissement de ce qu'on appelait les quatre saisons»
Le Roi de France était jadis vêtu en Prêtre le jour du
sacre, en militaire au moment où il faisait reconnaître
un officier de sa garde, et en magistrat dans ses lits de
justice. Du reste il ne portait l'habit de personne, pas
même en deuil. Si ce bourreau de Napoléon a suivi ces
idées, il en sait autant et plus que nous ; j'en suis fâché.
S'il n'a obéi qu'aux cris des manufactures de Lyon,
meno maie.
Je voudrais, Monsieur le Chevalier, vous faire lire
une dissertation sur la vertu des habits. En attendant,
observez, je vous prie, qu'aucun des changements qui
s'opèrent en France n'auraient pu être opérés par un
Bourbon. 11 me semble entendre les frondeurs : Voilà
540 LETTRE
bien les Princes ! Ils ne peuvent changer d'idées. Ils ne
sauraient vivre sans fiefs, sans majorais, et enfin sans
dentelles et sans broderies. On ne s'avise pas de parler de
celui qui rebrode sa nation. Je dis mal : La Nation. Lais-
sons-le donc faire, jusqu'à ce qu'il ait tout refait,
excepté deux choses. Alors il faut bien espérer qu'il
arrivera un événement extraordinaire. Il y a encore une
chose que j'oubliais, et qui n'a pas besoin d'un autre
homme, c'est le gibet substitué à la guillotine.
Des renseignements, que j'ai lieu de croire aussi sûrs
qu'on peut les avoir dans ce genre, portent à plus de
300,000 hommes les forces qui sont prêtes en Pologne,
outre un corps de réserve de près de 40,000. Les forces
ne manquent pas. C'est uniquement le côté moral qui
me fait peur : je vous ai tout dit pour et contre. Dieu
veuille que j'aie raison sur le pour, et tort sur le contre.
S. M. sait ce que je dois à l'Empereur Alexandre. Je
m'étais arrangé pour finir ma vie à côté de son trône
puisque j'ai perdu ma place à côté de celui que je sers.
S'il arrive malheur à ce Prince, je cesserai d'exister.
FIN DU ONZIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE ONZIÈME VOLUME
Page*
246 — A M. le Chevalier de Rossi 1
247 — Au Même 8
248 — f A Mlie Adèle de Maistre 10
249 — A M. le Chevalier de Rossi 13
250 — Au Chevalier de Maistre 23
251 — A M. le Chevalier de Rossi 27
252 — Au Même ! 48
253 — Au Même 56
254 — Au Même 60
255 — Au Même 77
256 — Au Même 80
257 — A M. le Général Pardo, Ministre d'Espagne. . 86
258 — A M. le Chevalier de Rossi 89
259 — Au Même 94
260 — Au Même 96
261 — Au Même 111
262 — Au Même 113
263 — Au Même . . 115
264 — Au Même 124
265 — f Au Comte Rodolphe 129
542 TABLE DES MATIERES.
Pages
266 — A M. le Chevalier de Rossi 131
267 — Au Même 134
268 — A M. le Comte de Soltikof 139
269 — f A Mlle Constance do Maistre 141
270 — A la Même 146
271 — A M. le Chevalier de Rossi 149
272 — Au Même 163
273 — Au Même 166
274 — Au Même 182
275 — Au Même 188
276 — Au Même 202
277 — Au Même 206
278 — Au Roi Victor-Emmanuel 214
279 — A M. le Chevalier de Rossi 218
280 — Au Même 222
281 — Au Même 228
282 — Au Même 235
282 — Au Même 242
284 — Au Même 244
285 — Au Roi Victor-Emmanuel 252
286 — Au Même 259
287 — f A Mile Adèle de Maistre 263
288 — f A Mlle Constance de Maistre 266
289 — A M. le Chevalier de Rossi 271
290 — Au Même 288
291 — A M. le Comte de *** 315
292 — A M. le Chevalier de Rossi 325
293 — Mémoire 352
294 — A M. le Chevalier de Rossi 355
295 — Au Roi Victor-Emmanuel 360
296 — AMme la Baronne de Morand, née de Costa, sa
belle-sœur 366
TABLE DES MATIERES. 543
Pages
297 — f A lu Reine Marie Thérèse d'Esté, Reine de
Sardaigne 370
298 — Au Roi Victor-Emmanuel 372
299 — A M. l'Amiral Tchilchagof 393
300 — Au Roi Victor-Emmanuel ....... 397
301 — Au Même 404
302 — f A MIle Adèle de Maistre 420
303 — A M. le Chevalier de Rossi 423
304 — A M. l'Amiral Tchitchagof 439
305 — A M. le Chevalier de Rossi 443
306 — A M. l'Amiral Tchitchagof 449
307 — A M. le Comte de Schulembourg 457
308 — Au Roi Victor-Emmanuel 460
309 — A M. l'Amiral Tchilchagof 461
310 — A M. le Chevalier de Rossi 467
311 — Au Même 471
312 — A Mme Tchilchagof 476
313 — A M. l'Amiral Tchilchagof. — Dissertation sur
le mot : Patrie 481
314 — A M. le Chevalier de Rossi 486
315 — Au Même 494
316 — A MlIe Constance de Maistre 498
317 — Au Chevalier de Maislre 501
318 — • A M. le Chevalier de Rossi 507
FIN DE LA TABLE.
Lyon. — Impr. VITTE & PERRUSSEL, rue Sala, 58.